Les Nuits de la pleine lune : Une chambre en ville


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric Rohmer.


Rohmer sociologue parisien des années 80 ? Rohmer architecte de ciné, de sentiments éloquents, autrefois thésard sur l’espace faustien selon Murnau ou documentariste urbain en 1975. « La banlieue me déprime » affirme Luchini et Renato Berta éclaire Marne-la-Vallée comme une utopie dépressive, constamment grise, une cité des morts plus proche de Charles Band, le producteur « sélénite » de Full Moon, que des prochaines parades sinistres sises à proximité, saisies dans leur caractère anxiogène par un Arnaud des Pallières inspiré (Disneyland, mon vieux pays natal, 2001). « Ville nouvelle » et vieille histoire : Louise, stagiaire décoratrice, fuit à Paris un sportif trop possessif. Convoitée par Octave, écrivaillon marié, accessoirement témoin incertain d’adultère à toque, elle finit par littéralement quitter Rémi (ou l’inverse) l’aménageur de territoire, amen. Tchéky Karyo, livide, rebelle (corps exogène secouant le corpus rohmérien et comédien de mésentente avec le maître), abrite des abysses de violence et de souffrance exposés-mis à profit l’année d’après par le Żuławski de L’Amour braque, alors relooké en survolté Mickey (revoilà Walt). Affublé d’un prénom à la Musset, Fabrice Luchini ressemble à Peter Weller idem écrivain envasé chez Cronenberg (Le Festin nu), possède un bienvenu caractère « lunaire ». Et Pascale Ogier, fille de sa mère, de son père Barbet Schroeder, surtout brune sylphide sur le point de succomber du cœur, s’occupe des décors, focalise la caméra, traverse le métrage en Eurydice complice, disponible-rétive (sa voix de fillette suspecte évoque celle d’Anne Parillaud). Elle habite à côté d’une gare, elle dit en avoir marre à son voisin de bar, matinal dessinateur de bouquins pour gamins (communauté d’études), un samedi au bout de la nuit (du vendredi), de l’ennui, petit résumé psy à l’adresse et l’usage du spectateur pas moqueur.



Une double adresse, une double vie, une double envie de lieu et de mieux (« herbe plus verte ailleurs », même en pleine capitale) : cela suffit-il pour se damner, pour devenir cinglé(e), ainsi que nous en avertit le vrai-faux proverbe en exergue (Melville, dans Le Samouraï, réécrivait le bushido à coup de tigre solo) ? Lorsque je cite l’autiste sentimental immortalisé par Alain Delon, je ne le fais pas au hasard, concept quasiment absent de l’univers de Rohmer, tellement écrit à la virgule près, cadré au cordeau, visez-moi ces infimes travellings avant de recadrage ou ce panoramique circulaire liminaire à cent quatre-vingts degrés achevé sur la porte d’entrée de l’immeuble neuf (« terrifiant » corrige à raison Fabrice). Sous la panoplie du polar et de la comédie de mœurs, les deux œuvres, disons à une décennie et demi de distance, cartographient un pays, un point précis, une solitude ontologique, guère comique. Davantage qu’avec le marivaudage (de la classe moyenne supérieure), notre réalisateur rime avec Jean Rollin, particulièrement celui de La Nuit des traquées, possible intitulé alternatif – spleen semblable, déshumanisation généralisée, climat anxiogène et fantastique ancré dans le réel. Rollin se souvient de l’amnésie, de la déportation, des trains malsains ; Rohmer retravaille un triangle contrarié de vaudeville, repris ensuite par Sophie Marceau, Francis Huster, Tchéky Karyo (similaires rails qui déraillent). Une identique nudité frontale et une sexualité de pierre tombale relient les films, un même esprit d’indépendance et de modicité aussi. Louise veut s’affranchir d’un amour étouffant, s’aérer sur le pavé pollué, s’étourdir en parties stupides, baiser en robe noire échancrée, de deuil lubrique, avec un saxophoniste au débardeur rose irrésistible (Christian Vadim, fils de son père et d’une certaine Catherine Deneuve).


Hélas, au lit, à trois heures du matin, glas de bande-son, la présence du musicien dans son studio rénové l’indispose (le silence prend la semblance d’un séisme). Aussitôt elle détale à poil, mutique elle (re)prend la fuite, dépasse les poubelles devant la porte et marrie rentre à Marne pour y trouver un lit vide, pas défait, avant de se défaire, de fondre en larmes (sur fond géométrique d’un Mondrian reproduit) à l’annonce de la relation entre Rémi & Marianne, rencontre d’occasion, de saison, peut-être d’élection, permission d’en douter. Le Rayon vert se terminait par une épiphanie colorée, une raison d’espérer (à deux) – Les Nuits de la pleine lune se conclue dans une aube d’abattoir, dans une perspective (double sens) de retour solitaire à domicile, à la case départ. Souvent sensuel et solaire, même en noir et blanc, je pense à La Boulangère de Monceau, à Ma nuit chez Maud, au Genou de Claire, à Pauline à la plage, aux Amours d’Astrée et de Céladon, le cinéma d’Éric Rohmer devient ici hivernal, nocturne, curieusement taciturne, y compris lesté de logorrhées. « Parler pour ne rien dire », « parler dans le vide », expressions idoines pour définir les dialogues de sourds, les discours croisés, entrecroisés, téléphonés (Rohmer pousse le réalisme sonore jusqu’à faire entendre l’interlocuteur dans l’écouteur !). Les chansonnettes ineptes d’Elli & Jacno rythment les fêtes (sans fin) arythmiques où se trémousser mécaniquement entre automates friqués aux fringues affreuses. Une théière au bec brisé, rafistolé, remplacée en cadeau falot, figure en accessoire mélancolique, métaphorique, de la désunion prophétique, prophétisée par l’ami giflé, à deux doigts de commettre une agression sexuelle (remember De Niro amoureux et violeur dans Il était une fois en Amérique).


Comment expliquer ce manque de chaleur, cette patine sépulcrale ? Les cinéphiles épris de sociologie avancent l’hypothèse du SIDA mais cela ne suffit pas, cela résonne de manière atone. Quelque chose du désastre gît dans cet opus placé sous le signe d’un astre inquiet, comme contaminé par son stellaire souci. Les nuits de pleine lune, on dort mal, apprend à la brindille ignorante (ou pas croyante dans les légendes poétiques) l’ogre amène du café à l’accent étranger (en réalité László Szabó, acteur chez Godard, Friedkin ou… des Pallières), gentiment sarcastique (« Ah, ces Parisiens ! »). Il pouvait ajouter que l’on se métamorphose en loup-garou, plus rarement en louve. Louise, conceptrice artisanale de lampes verticales aux allures de sex toys, veut se lover dans sa solitude apprivoisée, sélective. Elle paraît s’aveugler sur son isolement, sur l’inconstance ou l’inconsistance de ses amants. En auto ou en moto, héroïne de roman-photo pour ado, elle roule vers nulle part, elle ne construit rien, elle repeint une piaule pas même louée, dont la chicorée industrialisée doit diffuser un goût amer. Les Nuits de la pleine lune emmerdera les traditionnels réfractaires à Rohmer et refroidira les fans futiles, vous devinez facilement que je n’appartiens à aucun des deux camps. Il ne s’agit pas d’un film sympathique, ludique, historique, nostalgique, tant pis pour l’exhumée Lucienne Boyer. Il s’agirait d’une sorte de requiem parvenant à s’ériger sur du vide, sur de la désolation, sur une sensation d’évidement à l’intérieur (des intérieurs grisâtres) des plans (et de l’argument) qui rappelle L’avventura, autre portrait de femme de son temps, d’un couple d’appoint peu serein hanté par une disparition, une insatisfaction (dans un texte célèbre, Antonioni associait érotisme et maladie, hissait chaque aventure amoureuse à la hauteur d’une aventure existentielle).



Puisque le hasard n’existe pas, a fortiori au cinéma, le Ferrarais récompensera à Venise la jeune actrice « symbolique » qui l’admirait. Retour au début, à ce cimetière ensommeillé, à ces bâtiments bleus et blancs d’île grecque (voyage avorté de Marie Rivière) démoralisée, poussée ex nihilo en périphérie d’un illusoire « centre du monde ». Cette lumière infernale, ce paysage de naufrage, on les perçoit durant la coda eschatologique de L’Éclipse, on peut les rattacher aux poèmes macabres de Lucio Fulci. Et si, finalement, les personnages de Rohmer papotaient à la Pangloss (je vous renvoie vers Voltaire) par peur de la mort, pour se prouver leur vitalité, pour se rassurer au sein d’un no man’s land (ou woman) étalé tout autour d’eux, autarcie diégétique et esthétique ? Film trou noir, film dépourvu d’espoir, film de huis clos (les appartements exigus en tandem, l’atelier aperçu des beaux quartiers devinés), Les Nuits de la pleine lune transcende sa propre inanité, lui accorde l’éclat blanc d’un rasoir, se lit en précis de décomposition irréductible à une époque, à une localisation. Un cinéaste digne de son appellation ne dédaigne pas le détail et sur une étagère de bibliothèque, un Kafka en couverture attend sagement d’être remarqué, utilisé en clé dissimulée. Pas de Procès ni de Colonie pénitentiaire à l’horizon et pourtant domine l’impression d’une culpabilité partagée, d’une absurdité asphyxiée. Inutile de se rassurer en cantonnant l’ouvrage pas si sage en témoignage (daté) de la « génération Mitterrand », hédoniste et oisive, déboussolée ou soumise « à l’insu de son plein gré » aux courants errants des sentiments, à l’écart des événements (sur place, de la populace), étiquette proprette possiblement attribuable à La Nuit porte-jarretelles de Camille/Virginie Thévenet, bottin mondain du milieu « branché » (à quoi, on se le demande encore, ou pas).


Car Les Nuits de la pleine lune donne à voir, à envisager, notre modernité (hexagonale) délavée, anémiée, dénuée de projet, de surcroît terrorisée (par le terrorisme). Nulle surprise si Éric Rohmer ressentit ensuite, dans le sillage d’un « démoralisant » succès critique, économique (une pensée pour Christine Pascal, qui digéra mal les lauriers et les entrées du Petit Prince a dit), le désir de s’aérer, de s’oxygéner, de se libérer, de se réinventer (via l’improvisation) grâce au Rayon vert. Risquez-vous à (re)voir ce film singulier, nécrosé, aux damnés nonchalants, puis, pourquoi pas, (re)parlons-en.   

Commentaires

  1. Paris centre, banlieue ville nouvelle, amour à l'ancienne, amours libertaires,
    deux systèmes de valeurs , une même recherche, une quête existentielle ,
    , chacun cherche un amour qui lui ressemble et ces deux-là ont tous les deux tort et raison à la fois, temps désaccordé, à la pleine lune, lorsque le soleil se couche la lune se lève, marivaudage tragico-fantastique au gré des couleurs changeantes en particulier des écharpes de Louise, difficile de grandir dans l'ombre de l'après mai 68, nomade du coeur en panne d'économie. Le film Down by Law de J.J est dédié à Pascale Ogier

    https://revue24images.com/les-articles/les-passes-de-pascale/

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    1. Merci pour ceci.
      Je vous recommande aussi "l'essai" de Bulle Ogier, dédié à Barbet, sorti l'an dernier, aussitôt primé, agréable à défaut d'être mémorable, écrit comme une réponse faussement anti au Je me souviens de Perec, dans lequel lire des pages sobres, sincères, consacrées par l'actrice, la mère, à sa Pascale éphémère :
      https://www.seuil.com/ouvrage/j-ai-oublie-bulle-ogier/9782021417227
      Bulle y chambre de surcroît Derrida, notoire amateur de fantômes, oui-da, qui s'étonna de ne pas recevoir de réponse à sa lettre de condoléances, quelle malchance...
      Et le miroir "marche" dans les deux sens, ce qu'il ne semble comprendre : morts-vivants sur l'écran, spectres au sein de la salle...

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    2. Scherer : De père en fils...Entretien avec Laurent Scherer sur son père Eric Rohmer et le cinéma
      https://www.youtube.com/watch?v=iHZY20YAmbk

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    3. https://www.youtube.com/watch?v=Ic_w5EjxOcc
      https://www.youtube.com/watch?v=vwdvAt7suK8

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