Sacro GRA : De l’autre côté du périph’
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de
Gianfranco Rosi.
Dès les premiers plans, élégants, de
phares flous nocturnes, abstraits, en mouvement, on se retrouve à la fois à
distance et immergé dans un impressionnisme sensoriel, face à une mosaïque de
lumières colorées, de trajectoires dans l’espace, devant un kaléidoscope formel
bientôt reconduit (sans jeu de mots) par le corpus
éclaté d’instants présents du film. Avant d’être un documentaire (et une
co-production italo-française) récompensé à Venise, première d’un Lion doré
accordé à ce type de métrages, Sacro GRA constitue un projet multimédia – film, livre, site web,
exposition – lancé à l’initiative du paysagiste-urbaniste Nicolò Bassetti (crédité
au générique en « consultant », le « sujet » attribué à
Lizi Gelber, également productrice associée) élaboré dans le cadre d’une requalification
territoriale (le journaliste Sapo Matteucci co-signe l’essai livresque),
lui-même dans le sillage des réflexions de l’architecte Renato Nicolini
(dédicace finale). Sous l’influence (ou l’inspiration) assumée d’Italo Calvino,
de ses Villes invisibles d’après Marco Polo, le
documentariste-scénariste-directeur de la photographie formé aux États-Unis,
connu depuis pour son Fuocoammare sis à Lampedusa,
consacra deux ans au tournage (300 heures de rushes) et huit mois au montage, alors accompagné de Jacopo Quadri. Un
aphorisme issu des Note del Regista en ligne mérite d’être cité pour sa
clarté de résumé : « Mondi in movimento che si intersecano, ignari
gli uni degli altri. » Nous voici en effet convié, durant une heure trente, à passer d’un univers à l’autre dans une zone de disons soixante-dix
kilomètres autour de Rome, capitale historico-touristique (et cinéphilique)
audacieusement reléguée dans le hors-champ de l’image et des mots (réplique
d’un « personnage » à propos du dôme de Saint-Pierre, aperçu de
partout).
Au-delà du boulevard périphérique
réduit à son acronyme, possible parallèle au parisien, sorte « d’anneau de
Saturne » de bitume, de vitesse, de flux kafkaïen (celui de l’ultime
phrase du Verdict), vivent et s’expriment des Italiens anonymes
(identifiés in fine sur un air de feu
Lucio Dalla, l’opératique Il cielo), sans passé, immanents
entre ville et campagne, entre monologues et dialogues. Ambulancier amateur de blagues
et de webcam aimant tendrement sa
maman seule et sénile ; botaniste à l’écoute des charançons rouges, méconnus
dévoreurs intérieurs de palmiers (un arbre doté de la « forme de l’âme
humaine ») d’oasis, durant leur « orgie » de parasites à
détruire, sinon à faire « exploser », selon ce croisé drolatique ;
prince mélomane (Brahms) aux faux airs d’aristocrate davantage berlusconien (cigare
à la Tinto Brass, cape de cérémonie, hideuse décoration intérieure) que viscontien
reconverti en hôtelier, en patron de studio (sa villa louée) pour roman-photo (conseils d’un ancien à une
jeunette : éviter de se faire mettre, littéralement, à moins d’un premier rôle
sur grand écran, certo) ; pêcheur d’anguilles râleur et en couple, sur une péniche, avec une
Ukrainienne apprenant les subtilités de la langue de Dante via ce genre d’illustrés ; vieillard cultivé flanqué de sa fille
pas encore mariée, disgraziata, logés dans des bureaux reconvertis en
appartements riquiqui à proximité d’un aéroport ; famille d’étrangers dont
le mari joue au DJ ; duo de prostituées
aussi crevées (et fatalistes) que la roue avant gauche de leur camping-car/lupanar,
tandem de Go-Go danseuses malicieuses
(« Ce rouge me fait ressembler à une pute ») sur le comptoir d’un bar
minable mais bon enfant ; assemblée surexposée (la pellicule, en mode
éclipse solaire) de dévots cathos s’extasiant sur un phénomène cosmique indéterminé
(apparition de la Madone ?) ; transfert pragmatique, désacralisé, de dépouilles
momifiées, noircies, d’un columbarium
vers une fosse commune – autant de figures (les Doors parleraient d’une Soft
Parade), de lieux (n’oublions pas une église moderne, désertée, jouxtant
des HLM et un terrain vague où des minots « tapent la balle », décor
pasolinien saisi placidement par un panoramique à 360 degrés, ni un moine
photographe, un client impatient et radin), de temporalités (jour, nuit, midi,
soir) encore une fois joliment désignés par le réalisateur doloriste (dans sa
praxis) : « L’atto di filmare per me è molto doloroso […] Girare non
è semplicemente dar vita a un’azione, ma è una compressione di elementi
avvenuti nel corso del tempo. »
Émule malgré lui de Tarkovski, le
second Rosi (après Francesco) livre un film de « cinéma du réel », regard
autant contemplatif (ah, ce liminaire troupeau de moutons bibliques à quelques
mètres de l’autoroute, collage surréaliste, trivial et symbolique) qu’actif
(les plans en diagonale et plongée sur les résidents relocalisés de l’immeuble
neuf, un brin mussolinien dans son allure de bunker eugéniste). On peut certes songer, en découvrant cette ronde
immobile des existences et des géographies, à celle, anxiogène, des motards du Fellini
Roma, pourtant l’opus ne se limite
pas à lui, à son imagerie de freaks
humains, trop humains, intrinsèquement transalpins, il revisite, étayé par les
mille et une fictions de la réalité, divers « genres »
cinématographiques aisément identifiables, de l’horreur (entomologique) au mélodrame
(maternel) en passant par la comédie (de mœurs) et le film méta (alter ego et repoussoir du cinéaste en
la personne du metteur en scène de romances figées, sucrées). Il émane de Sacro
GRA (intitulé religieux-irrévérencieux, exclamatif-ironique) un
sentiment et une sensation de grande solitude partagée à plusieurs, chacun dans
son alvéole, dans sa confort zone plus ou moins confortable (la
banlieue en espace de bannissement soft,
de mise à l’écart rurale pacifiée, même
si intra-muros s’agglomèrent aussi,
bien sûr, les esseulements), dans son tracé de particule élémentaire tangente
aux autres, jamais à leur rencontre, ou bien dans une éphémère situation
d’urgence, d’accident, éventuellement de collision, donc.
Une neige éternelle, furieusement et
doucement antonionienne, semble tomber pour l’éternité sur ces courbes en béton
(ces cercles « infernaux » vus de haut, nimbés d’une brume taciturne),
avant qu’un immense mur d’écrans à la Mabuse ne vienne matérialiser en abyme
l’émiettement (l’atomisation) du trafic routier, de celui des biographies,
esquissées sans le moindre commentaire, de celui du cinéma, montage linéaire,
successif, et non, contrairement à la vidéo, a fortiori de surveillance, vision panoptique, globale, de récits
morcelés, individualisés, y compris, par exemple, chez un Robert Altman. Dans
son caractère discrètement endeuillé, itératif (les phares repris en coda),
réside peut-être le charme gracieux et désenchanté de ce témoignage modeste,
anecdotique, plaisant et stylisé.
Mi piace un sacco!!! "Une neige éternelle, furieusement et doucement antonionienne, semble tomber pour l’éternité sur ces courbes en béton (ces cercles « infernaux » vus de haut, nimbés d’une brume taciturne), avant qu’un immense mur d’écrans à la Mabuse ne vienne matérialiser en abyme l’émiettement (l’atomisation) du trafic routier, de celui des biographies, esquissées sans le moindre commentaire, de celui du cinéma, montage linéaire, successif, et non, contrairement à la vidéo, a fortiori de surveillance, vision panoptique, globale, de récits morcelés, individualisés, y compris, par exemple, chez un Robert Altman. Dans son caractère discrètement endeuillé, itératif (les phares repris en coda), réside peut-être le charme gracieux et désenchanté de ce témoignage modeste, anecdotique, plaisant et stylisé. "
RépondreSupprimerLucio Dalla - Canzone (Videoclip)
https://www.youtube.com/watch?v=VkTNnCCKnE4
Sacco sans Vanzetti, voui !
SupprimerPetit portrait vidéoclipé d'une certaine Italie, merci.
Mina & Morricone (+ Alain & Monica en duo par le maestro Michelangelo, aimable montage musical) : ma manière sensuelle et solaire de vous souhaiter un plaisant samedi...
https://www.youtube.com/watch?v=pTJSn8Mijbw
https://www.youtube.com/watch?v=x6fpSiE953w
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/01/linsoumis-annotations-sur-alain-delon.html