Man on High Heels : Le flic était presque parfait


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Jang Jin.


À Eva Robin’s, pour l’éternité sur sa plage enténébrée.

Quelle joie de retrouver le cinéma sud-coréen, un cinéma de cette qualité-là, en tout cas ! Écrit-réalisé par le méconnu (ici) et pourtant productif Jang Jin – la quarantaine, venu du théâtre, passé par la TV et même le télé-crochet, une vingtaine de longs métrages en une vingtaine d’années, une société de production à la Johnnie To, marié, deux enfants –, voici un grand et beau mélodrame qui redonne foi dans les images, dans les hommes, surtout ceux qui se savent femme à l’intérieur d’un corps d’homme, et inversement. Ji-wook – tout simplement excellent Cha Seung-won, ancien mannequin, acteur éclectique et populaire, présent à la TV et même dans de la télé-réalité culinaire, dans un rôle doublement délicat (délicatesse et difficulté), complexe, courageux (en Corée ou ailleurs) et à contre-courant, apparemment, de ses avatars virils –, policier musclé naguère Marine (Eisenstein à bord du Potemkine apprécierait) retapé par des plaques en acier greffées, sorte de Maud Marin délocalisée portée à l’automutilation, aux émissions pour ménagères (de moins de cinquante ans, assurément), dissimule sa vraie « nature » sexuelle sous la carapace d’un surhomme increvable, d’un exterminateur impassible, cyborg insensible (à la douleur de ses assaillants) et super flic individualiste à faire pâlir le duo Hill/Spencer, à Miami ou Séoul. L’ouverture du film, un modèle d’exposition narrative – le boss attablé à un banquet raconte, rêveur, sa rencontre, dans un sauna solitaire, avec le corps sculptural, couvert de cicatrices, de l’officier agressif, sa bite (dixit) devant son visage avant que ses poings ne viennent marteler le sien, le souvenir inoubliable joliment incrusté au creux d’un verre – et de violence remarquablement chorégraphiée, découpée, filmée, morceau d’anthologie à la grâce sauvage, en contre-plongée iconique, en parfaite lisibilité de mouvement et de montage (dû à l’auteur himself flanqué de Yang Dong-yub), donne immédiatement conscience du talent en présence.

La suite prolonge et développe sans faillir, sans trahir, alors que le récit déploie trois trahisons (une avérée, deux symboliques) et une fidélité indélébile à une petite fille devenue barmaid, occasionnellement assistante pour fournir une arme chargée, négligée, ou appât pour choper un violeur en série de parking souterrain (criminel arrêté émoustillé par les menaces du flic, comme si une fille chuchotait à son oreille !). Tout le monde aime Ji-wook, lui qui s’aime si peu, qui ose à peine se travestir en pleine nuit, son ascenseur, hélas, se voyant vite rempli de témoins interloqués par son apparence et sa voix (encore une séquence suprême, dans un autre registre, celui de la comédie). Du partenaire juvénile énamouré au gangster admiratif, du commissaire gueulard (acceptant quand même sa démission répétée) à la chanteuse esseulée (un air de The Killer, alors), de l’amie médecin confidente à la femme d’affaires conseillère (formidable personnage et belle actrice que Lee Yong-nyeo, apparue dans Je suis un cyborg, justement, et Mademoiselle, tous deux de Park Chan-wook), chacun(e) le chérit à sa façon, foyer de lumière et d’obscurité, de silence et de sourire, d’endurance et de souffrance, à possiblement rapprocher du Samouraï autiste et suicidaire de Melville (Woo, bis). Les deux principales lignes diégétiques, l’opération programmée à l’étranger, la traque d’un truand (le procureur trop sûr de son pouvoir périra dans un bain de sang, son crâne défoncé à coup de portière), se tressent et s’enlacent à la manière d’amants miroités, de sujets objectivés, à l’instar des deux adolescents d’un bel amour de jeunesse interdit, évoqué avec une pudeur édénique et une valse mélancolique (musique inspirée, variée, de Kim Jung-woo), au risque généreux du sentimentalisme adouci et du chromo rural.

Le départ du lycéen élu pour la capitale (trouvaille sensuelle de l’air soufflé en cours dans son cou) provoquera, au sens propre, la chute de l’initiateur (maquillage sur la glace, présage de la parure au club) au cœur détruit, la promesse faite à la sœur survivante de toujours la protéger, de veiller sur elle toute une vie, y compris lorsqu’elle se marie enfin à la fin du film, mais pas avec notre protagoniste. Constamment séduisant (direction de l’élégante et chatoyante photographie confiée à Lee Seong-jae, auparavant à l’œuvre sur les plus sombres, assourdis, The Chaser et The Murderer de Na Hong-jin, l’illustrateur de The Strangers), émouvant (le héros pleure, nous aussi, ou presque), violent (dureté des actes et des sentiments), Man on High Heels (le titre international précise l’identité sexuelle tandis que le sous-titre d’affiche de son adaptation française, Le Flic au talons hauts, demeure dans la neutralité de l’uniforme et de la fonction, en sus d’adresser un clin d’œil bienvenu à Talons aiguilles) dresse avec virtuosité, intégrité, équanimité le portrait d’un homme dédoublé, d’un acteur sur la scène attristée de la comédie humaine, de la comédie de mœurs de la masculinité. Sa déchirure ne se situe pas seulement au niveau de son entrejambes, et la guide lucide rencontrée dans une église – scène mémorable sur le supposé caractère contre nature, anormal, de la transsexualité – souligne que la féminité s’acquiert d’abord et avant tout en esprit, que la correction opératoire ne fait que libérer une psyché dissociée, entravée dans la mauvaise enveloppe de chair étrangère.



Plutôt Super Jaimie que Steve Austin (lui fait remarquer, ivre, son collaborateur sur le point de succomber à un ballet funèbre de parapluies à la Demy, à la Hitchcock, reprise d’un combat tétanisant et humide rappelé par le fraternel malfrat), Ji-wook devra payer au prix fort, celui d’une presque mort, celui de l’exécution de ses proches, sa quête physique et morale, son chemin de croix trivial vers la rédemption d’un autre nom, d’une autre vie dont rien ne garantit, bien au contraire, qu’elle se déroulera au paradis. Sa propre rage irrigue celle des hommes qu’il déçoit, qu’il trouble (baiser d’ivrogne, main posée sur le genou puis retirée dans un bref malaise), qui ne le comprennent pas assez, ou trop tard. Rien de plus proche de la haine qu’un amour blessé, défiguré – ne plus reconnaître la face aimée, modelée suivant ses attentes, au miroir de sa vérité indicible, insupportable – et la profondeur des personnages, de leurs relations, du travail du « thème » (ou t’aime), démontre à quel point le cinéma sud-coréen fait honneur au spectateur, local ou cosmopolite, à son cerveau, à son cœur, à sa capacité à s’identifier à l’altérité familière. Rassurons les plus poltrons : Jang Jin ne joue pas les VRP de la mouvance LGBT, il ne verse pas dans le didactisme lacrymal, œcuménique, d’un Pedro Almodóvar (Tout sur ma mère, par exemple), il ne cherche pas, via un plaidoyer pro domo emballé dans le divertissement transgenre (spécialité de cette filmographie), à convaincre le public de la sainteté ou de l’attractivité de son flic se désirant fliquette (les gays, dit la dame autrefois opérée, se font accepter par leur réputation de création, d’originalité, les transsexuels, eux, se voient reniés par leur famille et contraints, par pauvreté, de fouiller les poubelles, de se travestir en poupées plus ou moins féminines, conformes à l’image majoritaire de la féminité, cette précarité à venir, outre le coût du changement de sexe, justifiant l’acceptation de la proposition de protection et l’offre de fric du frérot hors-la-loi, contre la récupération illégale d’obligations russes en pactole futur, mondialisation généralisée, boursière, oblige).

Ainsi, Man on High Heels, film de genres (de cinéma, d’anatomie) où l’on rit aussi beaucoup (silhouettes du médecin magnanime aux recommandations nutritionnelles incongrues, du guichetier gentiment complice lors de l’embarquement « en tenue d’apparat », au « grand jour », fouille et remise en ordre absurde, à la Kitano, de la tanière design aux larges sous-vêtements de femme étendus), où l’on frissonne, où l’on s’horrifie, ne s’enlise jamais dans les marécages à la mode de la « théorie du genre » étasunienne, marotte stérile et lobbyiste d’universitaires titillé(e)s, dans leur oisiveté, par la question identitaire. L’argumentation, Jang la laisse à ceux qu’elle intéresse, qui la professent, il choisit, lui, hétéro quasiment caricatural (mais les homos singeant, réclamant légalement le triste destin-bonheur formaté de l’hétérosexualité, avec union civile ou religieuse, femme ou mari, enfants, voiture, maison, chien, relèvent à leur tour de la caricature, quitte à outrager rétrospectivement de vénérables et scandaleux outsiders nommés Proust ou Burroughs, sans compter les membres de leur « communauté » ne pensant pas comme eux, ne se sentant pas représentés par eux), d’accompagner avec finesse (du classicisme) et tendresse (frémissement de quelques plans en caméra portée) un homme divorcé de sa masculinité. Son parcours touchera, dev(r)ait toucher, malgré l’échec commercial du film, tous ceux encore vivants, désirants, peu importent leur « orientation sexuelle », leur sexualité vécue, fantasmée, les raisons qui les poussent à se réinventer (« Rien ne change », fredonne en refrain l’experte du shaker), consciemment ou non. Davantage que d’un polar sexuel (primé à Beaune, jury présidé par Sandrine Bonnaire), il s’agit d’un drame existentiel (les deux aspects insécables, certes), et en cela on peut aisément, évidemment, le rapprocher de Cruising et M. Butterfly.


Les deux opus admirables de William Friedkin et David Cronenberg, également, dans une moindre mesure, sous-estimés, confidentiels, attaqué par aveuglement, voire hypocrisie, ou ignoré avec indifférence, contresens, racontaient avec une radicalité magistrale (et un regard hétérocentré) un désenchantement à l’ombre du fait divers (meurtres en série ou diplomatie d’espionnage), une cassure définitive de l’intériorité de personnages – le flic d’Al Pacino, la comédienne d’opéra de John Lone – sidérés, sinon vampirisés, par leur double artificiel, par une panoplie in fine confondue, ou impossible, désormais, à confondre (dans les coulisses glacées d’un « panier à salade » parisien), avec leur première peau. Un miroir d’appartement ou un masque de scène s’y avéraient des accessoires dangereux, bien trop révélateurs, confirmés et contredits dans le même mouvement par le « principe de réalité » indissociable de celui du « plaisir » (entre hommes, dans la sueur ou la soie). La métamorphose n’aboutissait pas, la chrysalide ne se brisait que pour laisser surgir, apparaître dans son obscénité d’innocence, d’immanence, un monstre ou un déshérité de l’existence, somme de transformations au quotidien, dans le corps et l’âme de nous tous des deux côtés de l’écran. Moins pessimiste, plus ironique, Jang Jin parachève sa fable dynamique et psychologique, spectaculaire et sincère, par le retour du fameux naturel chassé, grimé, avec une barbe et un paquet de cigarettes.

Au volant, avisant le faire-part de mariage de Jang-mi (une carte avec deux chaussures, de ville masculine et escarpin féminin, l’amie d’enfance « propriétaire » d’une « chaussure à son pied », selon l’expression), il boit une gorgée d’eau de bouteille (fumer nuit aussi à la santé, là-bas) et repense, victoire à la Pyrrhus, résurrection (vie sauve sur ordre du frère aîné, l’amie de cœur gazée dans une voiture prête à être incendiée, prête à subir le sort atroce de la femme du poétique Henri Michaux) aux allures de prison, à celle qu’il pouvait, voulait devenir, qu’il entrevit au sortir de l’église solaire de l’épilogue sous les traits fascinants d’une femme muette, « parfaite » dans sa redéfinition corporelle et spirituelle, envoûtante veuve noire à la peau livide, jadis présente dans la clinique des piqûres d’hormones féminines (faux-semblants de drogué), l’observant alors avec un regard déjà amoureux. Il lui sourit un peu, la salue, se détourne. Dans l’habitacle, son auriculaire se redresse, signature discrète de sa schizophrénie à peine perceptible, habillée pour la société (Dressed to Kill, dirait De Palma). De tels moments surprenants, signifiants, frisant le sublime, Man on High Heels en contient un nombre certain, réminiscence en robe sous la pluie associée à un dérapage automobile, conduite lâchée, yeux fermés, en écho à l’ado immobile sur la route nocturne, auréolé par les phares, ou baiser hétéro donné à la sœur, histoire de retrouver un peu, par procuration, par subterfuge, le goût de la bouche du frère à jamais perdu (car qui sait vraiment aimer son opposé, purifié, pourquoi pas, avec une tendre crudité, des représentations, des illusions, des admonestations estampillées bienveillantes ?).


Oui, nul besoin de « virer sa cuti » pour apprécier (votre serviteur avoue volontiers une hétérosexualité carabinée, calibrée, désespérée d’elle-même et de ses limites implicites) à sa juste (très élevée) valeur ce mascara dépourvu de mascarade, cette césure fondamentale, individuelle, dupliquant, en filigrane politique, cf. l’annonce du JT dans l’aéroport, la séparation collective et dramatiquement problématique des deux Corée, cet éloge de la beauté du mâle s’autorisant, par les soins d’une consœur insoupçonnable, à entrevoir sa « part féminine » (animus et anima, analyserait Jung), ce métrage hybride au sein même de la langue (film au masculin et œuvre au féminin) cristallisant et incarnant souverainement, au-delà d’une réflexion méta sur le corps au et de cinéma, une cinématographie protéiforme à la vitalité, à l’enthousiasme et à la plénitude irrésistibles, bienheureusement loin, très loin, d’imageries occidentales pour la plupart paupérisées (formes et idées), tellement ressassées, complaisantes, autarciques, insignifiantes, cyniques, mercantiles, moribondes (chaque nation mérite ses productions, non ?). Grand film (modeste) et grand cinéma (lyrique), voilà ! 


Commentaires

  1. Salut à toi ami cinéphile, c'est vrai que cette acteur on ne le voit que rarement, mais il fait beaucoup de télé, il faut dire, mais très bon film comme ceux que j'ai pu voir, à des degré diverse, MASTER qui ne m'a pas trop emballé, THE AGES OF SHADOW, TUNNEL ou il reste bloquer 2heures sous un pont, pas de quoi fouetter un chat, LE PROCUREUR avec encore SONG KANG-HO celui -ci il vaut le coup puis d'autres. Et cette année il va sortir des films qui s'est passé vraiment en Corée du sud, MASTER EST AUSSI UNE VRAI HISTOIRE. MAIS JE VOULAIS SAVOIR SI TU AVAIT VUE THE CROSSING DE JOHN WOO, si c'est non j'ai trouvais un site ou il y a les deux parties.A bon entendeur

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonsoir, fidèle Jamel, et merci pour toutes tes recommandations, toujours éclairées et enthousiastes.
      Ce que tu dis de Tunnel me fait penser au Daylight (1996) de Rob Cohen avec Stallone dans une similaire situation : recyclons, recyclons...
      Non, hélas, d'où mon intérêt pour le site en question ; laisse-m'en les coordonnées et je te dirai, promis, en espérant pouvoir caser la double dose de Woo à un moment propice !

      Supprimer
  2. Identité troublée ou troubles d'identité, à chacun sa métamorphose qui accompagne parfois sa lutte personnelle, intime, contre le mal de vivre,
    devenir femme ou transgenre n'est-ce pas tenter de renaître dans un ailleurs loin de sa famille d'origine peut-être ?
    Satori La signification littérale du mot en japonais est « compréhension » vers l'éveil spirituel ?
    WURST - full FM4 Session (interview + Satori, Can't Come Back, SIX)
    https://www.youtube.com/watch?v=KRtue8bh1x4

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir