Une femme libre : Le cœur est un chasseur solitaire


Une « grande sauterelle » ? Plutôt un perpétuel papillon !


Fille du Sud, fille de pauvres, pauvre fille mal nourrie, mal aimée, mal soignée, si solitaire en compagnie de ses vers (La Fontaine, pas de terre), de ses « illustrés », perchée dans son amandier à parler aux fées, à faire corps avec la nature, à découvrir les mélodrames de la Bible, tandis qu’autour d’elle la France survit, résiste, collabore, se saborde, spécialement à Toulon : entre un père taiseux, absent, suicidaire – moment terrible où il emmène la gamine au grenier, se place devant une poutre, menace de s’y pendre – et une mère qui encaisse tout, derrière la caisse de l’épicerie de « faubourg », comme on disait alors, qui ne flanche pas mais se taira toujours, à la Dominici, au sujet d’un secret de famille de possible illégitimité, entre deux frères à la périphérie de sa vie et du récit, rien, absolument rien, ne prédestinait Mireille Aigroz à devenir un jour, presque du jour au lendemain, Mireille Darc, en clin d’œil à Jeanne et bien avant Daniel, lui-même, qui sait, prince des ténèbres inspiré par le pseudonyme de cette femme assez solaire, guerrière, entière. Et pourtant la voici, soixante-quinze ans plus tard, à se souvenir, à écrire (gauchère « contrariée », on lui attachait à l’école sa main « sinistre » dans le dos, l’auteur de ces lignes, né trois décennies plus tard, heureusement ne connut pas cela !), à rassembler un beau bouquet de photographies, « plus de 200 », assure la quatrième de couverture, dont les plus intimes signées de Richard Melloul (elle partagea brièvement le lit de Jeanloup Sieff). Dès les premières lignes de son autobiographie illustrée, on reconnaît sa silhouette gracile, légère, élégante, sa sincérité, sa simplicité, sa curiosité davantage tournée vers autrui que vers son joli nombril (ou sa chute de reins irréprochable, immortalisée par une célèbre robe échancrée de Guy Laroche pour Le Grand Blond avec une chaussure noire, 1972).


Dans cette parfaite adéquation entre le style et la persona réside une grande part de la valeur de l’ouvrage, fluide, lucide, rétif à tout misérabilisme, à tout voyeurisme. Mireille Darc ne devint pas sur le tard une documentariste de talent – on se souvient du réussi Une vie classée X, 2005, captation empathique, mélancolique, dépourvue de moralisme, de pudibonderie, de la tristesse congénitale, hexagonale, du sexe filmé – par hasard, elle vécut constamment dans la « vraie vie », dès ses débuts difficiles et même à travers les ors de la gloire, d’une reconnaissance-méconnaissance (succès sociologique de Galia, 1965). L’actrice populaire, drôle et tendre, à la beauté réinventée, pas seulement via une discrète rhinoplastie, affronta, on le sait, deux opérations cardiaques, un cancer du sein et un accident de bagnole sous le tunnel d’Aoste (nouvel incident du « palpitant » médiatisé en fin d’année dernière). Elle ne put avoir d’enfants, elle se sépara d’Alain Delon, elle enterra son compagnon Pierre Barret – et survécut à tout ceci, sans pathos, sans jérémiade, sans amertume. Quelque chose d’exemplaire appert dans son sourire, une grande résistance se loge dans son corps cassé, réparé, de danseuse (trop tard pour s’y mettre à l’adolescence, hélas). Contrairement à « Mimi », délicieux surnom donné par Delon, nous ne croyons pas à la liberté, sinon sous la forme d’un fantôme à la Buñuel, mais à l’indépendance et à l’autonomie, oui, et Mireille Darc, dans l’évocation linéaire, vive et rapide comme une flèche de lumière, de son parcours revisité avec un air amusé, une distance salutaire, déjà là à l’orée d’une carrière, possède incontestablement ces deux traits de caractère, en amour et ailleurs.


Après le « cristal » des quinze années passées avec Alain D., sous sa plume un homme séduisant, blessé, généreux, nanti d’une évidente part d’ombre (le truand Mémé Guérini invité sur le tournage de Borsalino !), ce qui ne nous surprend pas, corrobore, finalement, quelques traits saillants de notre petit portrait, l’ancienne brune aux faux airs d’Emmanuelle Riva, qu’elle remplaça, chance liminaire, réalisa un seul film de fiction, La Barbare, 1989, qu’elle avoue volontiers avoir raté, se métamorphosa en décoratrice (d’intérieur, notamment à Marrakech), en photographe (érotisme chic et architectural), épousa un bâtisseur de demeures auquel revient le court entretien énamouré de la coda. Avant de renaître en Mireille Desprez, Mireille Darc traversa cinquante ans de cinéma et de TV français, des Distractions, 1960, de Jean Dupont le bien nommé, au Grand Restaurant II (mes aïeux !), 2011, rouvert par le « cuistot » de Nagui, Gérard Pullicino. Muse d’une autre Gérard, Lautner, et d’un autre « calibre », qu’il faudra bien un jour réévaluer, voire réhabiliter, au-delà du partenariat avec Michel Audiard, des collaborations avec Jean-Paul Belmondo, apparue au côté de l’admirée Brigitte Bardot (d’où la teinture capillaire) dirigée par son Roger Vadim dans La Bride sur le cou, 1960, de Louis de Funès dans Pouic-Pouic, 1963, de Jean Gabin dans Monsieur l’année suivante, de Lino Ventura dans Les Barbouzes, 1964, de Jean Yanne dans Week-end, 1967, de Claude Brasseur dans Les Seins de glace, 1974 (cadeau d’Alain), de Pierre Mondy dans Le Téléphone rose, 1975 (scénario de Francis Veber et encore un rôle de prostituée, alors qu’elle en rencontrera de vraies, paupérisées, pour son documentaire Brève Rencontre, 1994), d’Alain Delon dans L’Homme pressé, 1977 (Édouard Molinaro, bis, lui aussi à revoir, à remettre à niveau), elle participa également à d’interminables, estivales, « sagas » télévisées (retour aux origines, pour ainsi dire) réalisées par l’ancien acteur Jean Sagols ou Didier Albert (Le Bleu de l’océan, 2003, belle BO du duo Jannick Top & Serge Perathoner).



Mireille Darc, un brin modèle parisien, une fois témoin virginal (et rémunéré) d’une étreinte, commença au théâtre, chez Curzio Malaparte, Peter Ustinov, Neil Simon, avant d’y revenir longtemps après pour une version scénique de Sur la route de Madison, flanquée d’un certain Delon en substitut d’Eastwood. Durant les années 60, elle tâta itou du cinéma italien, mode du temps, porosité des frontières et des co-productions franco-transalpines (elle doubla Barbara Steele effrayée par Riccardo Freda, Domenico Paolella, Luigi Zampa, Mario Camerini ou Giorgio Bontempi la dirigèrent, elle n’en parle pas, pas plus que de son scénario pour Madly, tant pis). Ici (elle refusa de s’exiler inutilement à Hollywood mais croisa la route de Tony Curtis, son béguin de spectatrice, sur Gonflés à bloc, 1969, de Ken Annakin), par ordre chronologique, elle tourna en outre pour José Bénazéraf (habillée), Denys de La Patellière, Pierre Gaspard-Huit, Jean Vautrin, Jacques Deray, Gérard Pirès, André Cayatte, Michel Boisrond, Serge Leroy, Raymond Depardon, Daniel Ceccaldi, Marcel Jullian, Denys Granier-Deferre (sur le petit écran, idem, on la vit, ou l’aperçut, chez Claude Barma, François Chalais, Jeannot Swarc, Laurent Heynemann, Serge Moati, Marion Sarraut, Thierry Binisti et Patrick Jamain, à l’occasion d’un épisode de Frank Riva avec qui vous savez). En vérité, nous connaissons d’autres CV bien moins riches et intéressants, et l’actrice, in fine, se satisfait du sien, ce que l’on comprend aisément. Le lecteur de ses « mémoires » en images retrouvera tout cela, narré avec grâce et allégresse, même sur le filigrane de la tristesse, Mireille Darc, outre la rime patronymique, un peu comme une prolongation physique et ludique de Françoise Dorléac, autre « accidentée » vraiment regrettée.


Lauréate d’un prix d’excellence au conservatoire toulonnais (pareillement « légionnaire » honorée du titre de « chevalier » chiraquien), ignorée par la Nouvelle Vague, elle incarne avec justesse et modestie une certaine « femme française », plus proche, dans sa présence discrète, sensuelle, précieuse, enjôleuse, d’une Marlène Jobert que d’une Annie Girardot (ou d’une Romy Schneider, compatriote d’adoption, elle aussi liée à Delon), sa magnifique contemporaine suprême dans tous les registres, y compris les plus tragiques. L’art du rire, de la comédie au sens gai, du champagne sur pellicule, s’avère autant délicat que son double, celui du drame, et Mireille Darc sut démontrer ses capacités, son appétit de jouer puis de vivre, d’observer, d’aider autrui. Croyante mais pas religieuse, encore moins catholique, souveraine dans sa sexualité mais pas féministe, cette femme digne d’être connue, reconnue, ne connaissant pas la rancune et préférant la fierté (d’avoir fait Week-end), désormais en paix avec l’idée de sa propre mort, termine joliment son humble et plaisant autoportrait par un « La vie commence, oui, elle commence ». Pour toutes ces raisons, on peut répondre à l’instar de Sagols auquel elle demandait celle de son choix de casting à l’époque des Cœurs brûlés, 1992 : « Parce que je vous aime bien », variation chaleureuse et clairement mystérieuse du refroidissant accueil de Jean-Luc Godard, assisté de Claude Miller, son opus improvisé en présage du Grand Embouteillage choral de Luigi Comencini, du Crash funèbre de David Cronenberg (et une actrice qui fait une allusion d’enfance suisse, retraite de JLG, enneigée, à Shining mérite toute notre considération) : « Vous m’êtes antipathique. Vous et vos films ». Oui, l’on ne s’ennuya pas une seule seconde à lire, à regarder cet album personnel et presque « de famille », madeleine proustienne de cinéma et de faits, de charme et de modernité, de timidité (trac persistant) et de volonté (devenir enfin celle que l’on devine être, s’écarter du chemin tracé, en province ou dans la capitale).


Une femme de l’ombre, Mireille Darc ? Au contraire (du jeu de mots anglophone, langue définitivement étrangère pour elle), une femme de clarté, dans sa trajectoire, sa mémoire, ses films et sa personnalité. Notre article visait à la remercier de son bouquin et de son destin, célébrés en accéléré – CQFD, pour une lycéenne aussi fermée au raisonnement mathématique que son serviteur numérique...


Commentaires

  1. Votre texte est très émouvant, une femme qui a affronté bien des démons oui évidemment, et quand on en réchappe de tout ça, accompagner Delon amoureux de l'ombre de Romy, et se goinfrer tout le côté branque et trop sérieusement mafieux du milieu... du cinéma bien entendu je dirais ainsi pour rester correcte,
    ça me fait du vague à l'âme illico repenser ah l'audacieux Pierre Philipe et son Toulon en version Guidoni
    https://www.youtube.com/watch?v=ToUHkBP9Bws

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    1. Chanson d'amour et de désamour municipal d'une sincérité inattaquable, due à un parolier en plus cinéphile ; à nouveau Lavilliers, cette fois-ci dans sa ville, chez lui :
      https://www.youtube.com/watch?v=tHcErQEuR6c

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  2. Lautner a magnifié Mireille Darc dans plusieurs de ses films en particulier "Ne nous fâchons pas " (1966) - Je suppose qu'on va encore avoir une belle journée de détente
    https://www.youtube.com/watch?v=mU4ub7VAvTw
    https://www.telestar.fr/culture/ne-nous-fachons-pas-c8-decouvrez-l-incident-reel-qui-a-inspire-le-film-culte-photos-264698

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    1. Et il en fit, a priori, un (sex-) symbol(e) de société ici :
      https://www.youtube.com/watch?v=xc_fbMI2ZOg
      Une évocation de Ventura par votre serviteur :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/07/le-silencieux-souvenirs-sur-films-de.html

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    2. Si déjà vu quel serait votre commentaire ?
      Mireille Darc, blessures intimes - Un jour, un destin - Documentaire portrait
      https://www.youtube.com/watch?v=iaqB8Z2MGy0

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    3. Déjà vu, voui ; Delahousse décontracté, dispensable, Darc discrète, délicate...
      La TV veut-elle sonder le ciné ? Elle en portraiture des personnalités...

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