Chemin de croix : La Religieuse


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Dietrich Brüggemann.


Au risque de faire in fine ressembler ce blog à une annexe de la vidéothèque du Vatican (rétrospective salée de Mario Salieri tous les soirs à minuit, supputons), il nous faut, mes bien chers frères (humains, priez Dieu qu’Il nous absolve), mes bien chères sœurs (du X ou d’ailleurs, descendantes de Marie Madeleine en ligne, droite ou non), louer (le Seigneur) à présent et pour l’éternité (pour les siècles des siècles, amen) ce Chemin de croix auquel nous allâmes, confession de cinéphile athée, un brin à reculons, tant l’idée de nous infliger une heure quarante de discours fondamentaliste (sinon sa récusation-démonstration) relevait du masochisme, ne nous tentait guère, même au prix des joies brûlantes de l’Enfer (où l’héroïne de The Devil in Miss Jones se morfond et s’amuse intimement avec son python). Mais notre instinct, qui jamais ne nous trompa, contrairement à l’Adversaire (pas celui de Nicole Garcia, non merci), nous convainquit de nous y frotter, d’affronter cette série de quatorze plans-séquences inspirés des quatorze stations du périple christique (et le réalisateur ne se contente pas d’une structure externe, d’un exosquelette, pour parler comme Michel Chion à propos du Shining de Kubrick, prêt à l’emploi, déjà là, il fait rimer les items avec la diégèse, le suaire de Véronique devenant le mouchoir de Bernadette, les vêtements ôtés retrouvés durant une visite médicale, trivialité de bon aloi où les chutes successives du messie se transforment en étapes d’une amourette condamnée, avortée). Michael Haneke meets Ulrich Seidl (le seul fait de l’écrire, de le lire, file aussitôt le bourdon, et pas celui de Notre-Dame, non ?), similaire tandem de l’étirée frontalité ?


Bienheureusement pas, car, contrairement au premier, Dietrich Brüggemann ne donne pas de leçon, de morale ni de cinéma, et, a contrario du second, il ne laisse pas ses acteurs ou actrices se mettre « en danger » devant l’objectif, lui-même bien planqué derrière (notez que Franziska Weisz fit ses débuts dans Dog Days, sorte de Mondo cane austro-bourgeois dépressif et sarcastique donnant le ton de la filmographie à venir). En vérité (je vous le dis), dans un souci d’équité, il se refuse même à condamner la mère outrancière et le curé martial, bienveillants, croient-ils, hélas, corrupteurs de l’esprit fragile d’une gamine saisie de la lubie d’un sacrifice, le sien (telle Kate Bush à l’époque de Running Up That Hill, elle fait un « marché avec Dieu », de dupe, évidemment), en échange de la guérison de son petit frangin atteint vraisemblablement d’autisme (et ça marche, lui reprochent les « mauvais esprits », insensibles à l’ironie des premiers mots prononcés après l’agonie, dont Pierre Murat de Télérama, hebdomadaire pas très catholique en matière de critique, mais qu’attendre d’un type jugeant « kolossal » Le Sang du châtiment de Bill Friedkin ? Rien, assurément). Le trentenaire formé à Postdam, admirateur des documentaires de Seidl, beaucoup moins de sa fiction (on le comprend), fan du Monty Python (bis) et de Brazil (on lui pardonne, la baudruche faussement orwellienne de Gilliam s’avérant son meilleur film, ou le moins pire, et Kate Bush bis itou, pour une poignante samba orchestrale arrangée par le regretté Michael Kamen), ne joue pas au petit juge politiquement correct (à quoi bon « tirer sur une ambulance » rance ?) et ne s’adonne pas aux plaisirs coupables, forcément, du formalisme per se.


Le radicalisme de Maria (son flirt se prénomme Christian, la jeune fille française au pair Bernadette, si cela ne vous fait pas sourire, ne vous indique pas l’humour noir ponctuel du métrage, cessez votre lecture et n’allez pas voir le film) s’accorde avec et se miroite dans celui de la réalisation, ni pose poseuse, ni exercice de style auteuriste à la con. On peut ainsi lire Chemin de croix en juste procès de l’intégrisme (n’oublions pas que le mot provient d’intègre, belle racine injuste de probité) religieux, le milieu catholique facilement transposable au musulman (refus de faire du sport autrement que voilée, refus d’avoir affaire à un médecin masculin, par exemple, situations évoquées ou modulées ici) mais le film ne s’arrête pas là, il plonge, radical (et notre cinéma, notre écriture, notre politique, notre temps, manquent foutrement de radicalité, confondue avec le radicalisme uniquement par les analphabètes ou les belles âmes « de mauvaise foi »), serein, enrobé de rage froide, de beauté sépulcrale, jusqu’à la racine de la « radicalisation », de l’aveuglement (sans parler de la myopie maternelle) adolescent, infantile, ce romantisme idéaliste de la mort personnelle et d’autrui, cette propension à considérer sa vie, « au regard de l’éternité », dirait Spinoza, illusion à portée de main des jeunes années paraissant infinies, comme une chose de peu d’importance, ou alors en prix suprême, volontiers cédé, pour obtenir, entrevoir, via un martyre manifestement médiatique, une part du Ciel ici-bas (en ce sens, les suicidaires de la bande à Baader, ou les soldats perdus des BR, Brigades réellement rouges, sang, rejoignent ceux de Daech, les marxistes teutons et transalpins armés copinent avec les jouvencelles de cité, des « beaux quartiers », outrées par l’immanence, par l’impiété, tant les ressorts psychologiques et les mécanismes de manipulation, mutatis mutandis, demeurent les mêmes).


Film sur la transcendance et la bigoterie, film sur l’absence létale de pitié, de charité, de lucidité, film sur l’âge dit tendre et sans merci, sur le terrorisme aussi, donc, Chemin de croix, de surcroît parabole politique sur une virginale mystique, élabore également, avant tout, un portrait de croyante fourvoyée sur la mauvaise voie, grâce ou davantage à cause de sa maman et pas seulement. Brüggemann, flanqué de sa sœur Anna, actrice, en co-scénariste (Ours d’argent à deux à Berlin + récompense consensuelle), démontre l’influence d’une communauté, d’un ordre que chacun reconnaîtra à sa convenance (la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, pourquoi pas). L’ouverture du film, prologue à une table, pas celle de la Cène, presque, constitue un saisissant moment de dialectique inique, de lavage de cerveau(x) effectué avec un charme distant (le père Weber, seul avec Maria, s’assoit respectueusement, ou hypocritement, à un mètre ou deux d’elle) et un semblant de raison (raisonnement manichéen appelant à une guerre sainte perdue d’avance, casuistique accolée aux bienfaits ou au « châtiment » de la maladie, y compris puérile) sur des gosses sur le point de faire leur communion, par conséquent de passer à la puberté, redoutable période où Satan (démon du sexe, du divertissement, de la consommation) leur tend les bras et pas que cela. Il utilise des arguments a priori recevables, repris à leur façon par les partisans de l’altermondialisme, ersatz de révolution rassurant et rentable par/pour tous les « privilégiés » (ou leurs héritiers à la Bourdieu) se piquant de « citoyenneté » – que lui opposer en retour ? Le culte consumériste démagogique, l’humanisme publicitaire de « Je suis Charlie », l’écologie pleurnicharde préoccupée du salut sécularisé de la planète ? Cela nous donne autant la nausée que le discours autarcique, incestueux, « bien rodé » du curé – et va jusqu’à dégoûter Maria de croquer dans un cookie, probablement rassis au bout du quart d’heure de la prise (de vues), apprends à te priver dès aujourd’hui, ma petite (cf. la scène de l’aveu courageux du mensonge véniel en plein repas familial, infernal, à vous couper l’appétit, perversion banale de que devrait être un vrai déjeuner entre des gens qui s’aiment et se respectent, ce que reconnaît la première la génitrice, en face de son mari soumis, diplomate, à peine levé, éloigné, au magasin funéraire, suite à l’énormité proférée sur la « vie de sainte » de sa fille défunte, le miracle oral à vite faire reconnaître, homologuer).


Plus tard, brisée par l’anorexie, autre mal sexué, transitoire, possiblement harcelée par les marmots en meute du collège, la minote se retrouve à l’hosto (elle se détourne de l’infirmière agnostique, aïe) et affiche un visage à faire peur, en rime avec celui de Linda Blair dans L’Exorciste (Friedkin, bis again), nul crucifix détourné en sex toy, pourtant, tant mieux ou tant pis. On plaisante mais la scène suivante du trépas, outre sa dimension de crève-cœur (sacré), possède aussi un « comique de situation » imparable, la petite victime, « agneau de Dieu » sacrifié sur son lit de haute technologie impropre à guérir son mal-être, le sifflement dans ses bronches, les dégâts collatéraux du myocarde, la rechute d’une ancienne maladie indéterminée (n’en jetez plus), miséricordieusement achevée par une hostie inappropriée ! Alors la caméra panoramique sur la droite, où s’entassent au bord du cadre en Scope le prêtre, la mère, le fils, tous effarés, pétrifiés, impuissants, à des degrés divers, devant le supplice consommé (« Tout est consommé », ouais).  Un peu avant, un travelling latéral suivait les communiants bien peu bergmaniens jusqu’au vieillard accoutré d’or en maître de cérémonie (pas DJ) ecclésiastique, Maria au bord de l’évanouissement, finalement évanouie. Un peu après, une élévation (une ascension, de préférence avec majuscule ?) en grue viendra cadrer le trou rempli de terre au cimetière, la famille enfuie, le soupirant silencieux et solitaire, un surréaliste tractopelle vert, aux allures d’araignée immobilisée, accomplissant son office funèbre affreusement matériel (là idem je souris, comme à l’enterrement déchirant de Laura Palmer, dois-je venir vous consulter, docteur ?).


L’ultime image du film, un vide champ vert et marron surmonté par un ciel gris, avant un éblouissant fondu au blanc (beau boulot « hivernal » du directeur photo Alexander Sass), laisse envisager en coda du « voyage astral », ou du regard de Dieu posé sur nos pauvres misères, un soupçon de résurrection (céleste), analyseront les plus convaincus, ou fervents. Dans Chemin de croix, chacun de ces trois mouvements de caméra – trinité cinématographique, les gars – diffuse une force surnaturelle, impacte la rétine avec une puissance renouvelée, purifiée, quasiment inouïe (invisible ne me paraît pas la meilleure correspondance pour le sens de la vue, même si la bande-son paraît ointe de coton, à défaut  du parfum huileux de Marie de Béthanie, voire son avatar, versé sur le front du Christ, en caresse reconnaissante, dans Histoire de Judas, voilà). L’œuvre, bressonienne « en diable » et absolument réfractaire à l’impassibilité des « modèles » du cinéaste – remarquable distribution chorale, du jeunot Florian Setter au vétéran Hanns Zischler, à la riche carrière, en passant bien sûr par l’impressionnante, méconnaissable, Franziska Weisz en mater dolorosa au volant, provoquant un « accident » spirituel irréparable, irréversible, tortionnaire déchirée, un peu tard, par la douleur physique, après un bref élan de réjouissance hystérique dans le bureau des pompes funèbres, cernée de cercueils bruns alors qu’elle en veut un blanc, immaculé (Conception), et, surtout, la sidérante Lea van Acken, quatorze ans, entièrement juste, captivante, touchante, de son premier à son dernier plan, bientôt promise au destin guilleret d’Anne Frank –, se signale par la géométrie complexe de ses cadres fixes, prisons horizontales et blocs de temps figé, scellé (estimerait Tarkovski), assemblés avec une fluidité magistrale, conçus avec une science picturale (pas picturaliste) de la perspective, du positionnement ou du déplacement des corps dans l’espace, qu’ils se meuvent en plein air (scène de photographie doublement ratée, drolatique et violente, à la campagne, à la Dumont) ou en huis clos (la bibliothèque, lieu resserré de rencontre, de séduction, de problèmes de maths insolubles, par seulement pour votre littéraire serviteur).


Dietrich Brüggemann dit adieu à la religion, à cette praxis religieuse extrême, extrémiste, en tout cas, parvient à atteindre un rythme majeur, chaque durée à sa place, dans toutes les nuances de son intensité, des registres explorés, dresse un portrait de femme mémorable au dépens d’un réquisitoire convenu, entrelace le drame à la comédie, Bach à Roxette (tumeur au cerveau pour l’aryenne Marie Fredriksson), au gospel, à la soul, au jazz, musiques inaudibles du Malin, s’inscrit, de manière inversée, dans le lumineux et joyeux sillage du Thérèse d’Alain Cavalier (ma charitable BA du jour reviendra à me taire au sujet de l’anodin, inoffensif, surfait Un poison violent de Katell Quillévéré, à ne pas incendier Guillaume Nicloux adaptant Diderot, sur la simple foi d’une bande-annonce refroidissante, amnésique de Rivette). Au pays de Schiller et de Hitler – je raccourcis à dessein, je provoque d’un cœur badin –, dans le reste de l’Europe déboussolée, « nef des fous » des friqués, des paupérisés, prise d’assaut pas les « migrants » vaillants, résistants, quelle éducation donner à nos enfants, à ceux des autres, de tous les autres ? Quelles valeurs leur transmettre, hors la religion égalitariste du produit, naguère dénoncée, voici une quarantaine d’années, par un Pasolini peu suspect de courbettes de sacristie ? Une vie dépourvue de croyance, de direction, de signification, ne vaut rien, les VRP du Paradis, à demeure ou en Syrie, le comprennent cruellement, encore doit-on s’entendre, ensemble, sur ce que l’on entend par foi.

Entré en cinéma, comme on entre en religion, Brüggemann pose de précieuses questions et offre des réponses ouvertes, subjectives, tout sauf définitives, acte de foi dans l’intelligence, la patience, la sensibilité, la fraternité du spectateur. Il existe, il exista, il existera toujours une volonté de dépasser cet univers, cette société, soi-même, à l’Occident maintenant, en Orient demain, assortie, logiquement et symboliquement, sombre revers de l’utopie brutalement dépucelée par l’idéologie, d’un appel du néant, d’une envie de mort étanchée par des attentats cosmopolites ou des vœux individuels de couvent. Le duc de Blangis prévenait à raison les putains à l’orée des prophétiques Cent Vingt Journées de Sodome : « Vous êtes déjà mortes au monde ». Du confessionnal à la pierre tombale, avec crochet par une chorale (interdite), Chemin de croix montre ceci, contredit l’aphorisme du confesseur dans les ténèbres du hors-champ : « L’impureté est le principal péché de notre époque ». Le cinéma (essentiellement ce cinéma-là), art « impur » (André Bazin) par excellence, permet de sonder l’abîme intime, de ne pas y tomber, de mettre à distance sa profondeur « verticale » par une profondeur « horizontale » (de champ rossellinien, où tout le visible apparaît avec clarté, artifice parfait nimbé du parfum de l’invisible, pas celui de Manara, certes). Le calvaire de Maria, magnifique paradoxe, nous ravit, nous régénère et nous rassérène – le cinéma, hosanna, peut encore cela.


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