Comedian Harmonists : Les Choristes


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Joseph Vilsmaier.


Combien peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. – Sans musique la vie serait une erreur. L’Allemand se figure Dieu lui-même en train de chanter des chants.

Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau (1888), Maximes et pointes, 33.

Un film choral

Et doublement, sur et au-delà de l’écran. Auteur d’un réputé Stalingrad précédant de presque dix ans celui de notre Annaud international, ViIsmaier, né en 1939, belliqueuse année pour la paix mondiale, signe six décennies plus tard un biopic historique entouré d’une cohorte de talent(s). Le réalisateur-producteur-directeur de la photographie, sorte de Peter Hyams teuton, dirige une distribution remarquable dans ses individualités et son ensemble, en miroir du groupe de l’histoire. Ben Becker (Samson et Dalila de Roeg à la TV) et sa sœur (amoureux dans le film !) Meret (Munich de Spielberg), Heino Ferch (Le Roi des Aulnes, Lucie Aubrac, Cours, Lola, cours, le petit Napoléon de Clavier, Le Lion de Delon, La Chute en Albert Speer ou La Bande à Baader), Rolf Hoppe (inoubliable dans Mephisto, son personnage en écho à celui-ci), Günter Lamprecht (Le Monde sur le fil, Le Mariage de Maria Braun et Berlin Alexanderplatz, trio de Fassbinder ou Le Bateau), Otto Sander (La Marquise d’O..., Le Tambour, Le Bateau bis, Les Ailes du désir et sa « suite », Si loin, si proche ! + le narrateur du Parfum, histoire d’un meurtrier), Heinrich Schafmeister (L’Année du chat, le pianiste de Marlene et moult TV), Kai Wiesinger (Backbeat : Cinq Garçons dans le vent, avec la chère Sheryl Lee) ; Katja Riemann (le Balzac de Josée Dayan, les sarcastiques Mon Führer : La Vraie Véritable Histoire d’Adolf Hitler et Il est revenu, sans omettre une Marlene Dietrich pour le même cinéaste), Dana Vávrová (jeune compagne de Vilsmaier, sa suppléante, présente dans Amadeus et emportée par un cancer à la quarantaine), tous forment une formation à l’unisson, sans la moindre fausse note.



Autour et derrière eux, de solides techniciens soutiennent la fiction inspirée de la réalité. Citons Jürgen Büscher (Commissaire Léa Sommer), Jürgen Egger et Klaus Richter (Jud Süß : Film ohne Gewissen avec Tobias Moretti) au scénario, Peter R. Adam (Témoin muet, Le Loup-garou de Paris, Good Bye, Lenin!, Les Particules élémentaires ou Shakespeare selon Emmerich pour Anonymous) au montage, Jindrich Götz (déjà sur Stalingrad) et Rolf Zehetbauer (L’Œuf du serpent, Despair, De la vie des marionnettes, Lili Marleen, Lola, une femme allemande, Le Secret de Veronika Voss, Querelle ou Le Bateau ter, L’As des as, L’Histoire sans fin et Enemy) au production design, Cornelia Ott (Black Book, Walkyrie, The Ghost Writer, Sans Identité, Monuments Men ou Jason Bourne) à la direction artistique, Lubos Hanyk (Stalingrad mais également Chained Heat : Enchaînées avec Brigitte Nielsen en prison sadico-saphique !) et Ute Hofinger (Stalingrad, encore) aux costumes, la chorégraphe Regina Weber et l’opérateur steadicam Jörg Widmer (Si loin, si proche !, Élisa, Par-delà les nuages, Le Hussard sur le toit, K, Buena Vista Social Club, La Neuvième Porte, Les Harmonies Werckmeister, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, La et Le Pianiste, Good Bye, Lenin!, V pour Vendetta, Babel, Le Scaphandre et le Papillon, Les Ruines, Inglourious Basterds, Le Ruban blanc, Poulet aux prunes, Monuments Men ou Seul dans Berlin), enfin crédité, consécration, au générique de début : autant de noms et de parcours importants, sinon impressionnants. Tout ceci, bien sûr, ne saurait certes suffire à faire un « bon » film, mais, dans ce cas-là, y contribue naturellement, preuve supplémentaire qu’un long métrage, surtout d’une telle envergure, relève à la fois d’un regard personnel et d’une équipe collaborative, soudée, tous en marche (et en chœur) vers le même point d’arrivée, n’en déplaise aux tenants de l’auteurisme amnésique et souvent méprisant (« moi je », unique derrière l’objectif, illusion presque parfaite d’égocentrisme puéril et myope).       



Un film musical

Et doublement, à l’intérieur d’une bande-son divisée. Dans Comedian Harmonists, film qui s’écoute de préférence avec un casque et un matériel hi-fi de bonne qualité, la musique, omniprésente sans être étouffante, se répartit en deux « entités » : d’un côté, les chansons d’époque, pas seulement celle des chanteurs, aimablement qualifiées de « musique de tapettes » par le « petit merdeux » jaloux, future chemise brune (et brute) prédestinée (à accomplir sa petite nuit de Cristal à lui en plein jour via le saccage de la boutique de musique, à se faire cracher au visage par sa belle giflée), liftées, voire ressuscitées, par la technologie sonore contemporaine ; de l’autre, une partition originale à quatre mains, composée par Harald Closer, un fidèle d’Emmerich  (Le Jour d’après, 10 000, 2012, Anonymous ou Independence Day: Resurgence) assisté de Thomas Schobel (nombreux téléfilms allemands). À la première catégorie appartiennent le Tango Comedie de Winfried Grabe, les irrésistibles Veronika, der Lenz ist da (à retrouver dans Lili Marleen) de Fritz Rotter (paroles) & Walter Jurmann (musique) et Schöne Isabella aus Kastilien (du pianiste Erwin Bootz flanqué de Gerd Karlick) ou Mein kleiner grüner Kaktus (Albrecht Marcuse et Bert Reisfeld, bien avant Les Cactus de Dutronc et Lanzmann, et avec un similaire sous-texte sexuel, en rime à « l’asperge » dressée du printanier Veronika, pas Voss, hélas). Durant deux scènes anthologiques, l’une à bord d’un porte-avions américain, l’autre dans la gueule du loup hitlérien à Nuremberg (« Il y a plus de nazis que de pains d’épice » persifle Harry devant la tombe fordienne de ses parents), les Comedian Harmonists interprètent The Way with Every Sailor (Das ist die Liebe der Matrosen) de Werner R. Heymann (musique) & Robert Gilbert (lyrics) et Der Onkel Bumba aus Kalumba tanzt nur Rumba (Armin Robinson, Fritz Rotter et Herman Hupfeld, ce dernier évidemment le songwriter de l’immortel As Time Goes By, 1931 à Broadway, perle réemployée dans l’écrin cosmopolite de Casablanca).



N’oublions pas de mentionner Irgendwo auf der Welt (Heymann/Gilbert), Creole Love Call (de Duke Ellington), Wochenend und Sonnenschein [Happy Days Are Here Again] de Milton Ager et Jack Yellen, adaptation germanophone des lyrics due à Charles Amberg, In einem kühlen Grunde (paroles de Joseph Freiherr von Eichendorff, musique de Friedrich Glück), Marie, Marie (Johannes Brandt, Marc Roland), Ein neuer Frühling wird in die Heimat kommen ou Ein bisschen Leichtsinn kann nicht schaden. Mention spéciale au poignant Auf Wiederseh’n, my Dear (lyrics de Charles Amberg et musique d’Al Goodhart, Al Hoffman, Edward G. Nelson et Milton Ager), chant du cygne et d’adieu avant l’interdiction et l’exil. Des Revelers US, ce groupe de « musique de nègres » en source d’inspiration et en matrice du film, on peut déguster, assis ou debout, I’m Gonna Charleston (Back to Charleston) de Lou Handman (musique) et Roy Turk (lyrics) ou le Dinah de Harry Akst sur une musique de Sam Lewis et Joe Young. Enfin, au rayon world music, l’émérite clarinettiste Giora Feidman (réécoutez la BO de La Liste de Schindler) se charge de Zachor to remember/Impro. Nr. 62 et Bekinor, Benevel...Zamru Lo, deux airs klezmer triste ou jovial, dont l’un exécuté lors d’un remuant mariage traditionnel, où le steadicam accompagne en danseur les épousailles en mouvement. Ces dix-huit pièces (play-back insoupçonnable) se tressent harmonieusement (Stefan Busch, Resident Evil, La Chute ou Tarzan, en supervising sound editor) au score exemplaire, ample et mélancolique écrit pour l’occasion, bel exemple de tapisserie musicale à l’américaine, rappelant le Hollywood des années 30-50, à l’heure où la comédie dite musicale La La Land tente maladroitement de ranimer (dégoulinage orchestral et vocal dans le sillage de The Voice et autres navrants télé-crochets) les cendres d’un genre euphorisant ne s’interdisant pas la gravité, par exemple chez Vincente Minnelli ou Bob Fosse, Tous en scène et Cabaret en références naturelles de l’opus de Vilsmaier.               



Un film (pas) kolossal

Et doublement, via le récit et le visible. On pouvait redouter à raison une reconstitution académique, un karaoké guilleret, un fleuron superflu de l’exploitation du filon de la Shoah au cinéma. Rassurons les plus sceptiques : Comedian Harmonists évite habilement et constamment ces trois écueils principaux par sa précision, son énergie, sa retenue, aussi. Dans l’élan de l’histoire et de l’Histoire, les deux pans-plans étroitement superposés, en dialogue, chanté ou pas, notre cinéaste sexagénaire déploie une jeunesse de perception et de narration à partir d’un schéma structurel « usé jusqu’à la corde » (de piano), celui du rise and fall, de l’ascension puis de la chute (pas celle de Hitler, quoique). Il le renouvelle en le modulant : il ne s’agit pas d’une histoire de gloire assombrie par le vent du désespoir, promise à la nuit (et au brouillard) de l’oubli. Ici, malgré un train final (en route vers Vienne et Budapest, pas Auschwitz ni Treblinka) aux réminiscences funèbres, à la noire fumée sinistrement évocatrice, machine méta du cinéma filmée par un double mouvement à la grue en parallèle, personne ne meurt, nul ne fuit vers son trépas. Le sextet se sépare, oui, mais tous ses membres restent en vie et refont leur vie, à Berlin ou New York, indique le carton final. La vie continue, en chanson(s) de surcroît, dans ce Jules et Jim délocalisé en territoire mortifère à la Leni Riefenstahl (visez-moi les immenses banderoles à croix gammée sur les façades du ministère de la Culture ou de la gare berlinoise in fine retrouvée contre son gré). Là encore, Vilsmaier, serein, classique, en Scope, ne souligne rien, et lorsque les nazis zélés détruisent les vitres des boutiquiers juifs (ils perdirent, patriotes trompés, leurs deux fils à la guerre, « pour l’Allemagne » qui les remercie ainsi), scène par essence dramatique, bien que vidée par l’usage immodéré, éhonté, de son imagerie, devenue presque un motif désincarné par trop de mauvais métrages, il ose l’équilibrer par une ironie bienvenue, le « C’est terrible, non ? » de la vieille dame en écho au désarroi de l’arrangeur cocufié, croit-il, par son collaborateur, qui interprète donc la réplique d’une toute autre manière.



Pareillement, des clins d’œil discrets à Robert Wiene (une affiche du Cabinet du docteur Caligari sur le mur du bureau de l’imprésario Levy) ou Josef von Sternberg (cage de volatile énervé, Paganini et non Papageno, empruntée à L’Ange bleu) ou des signes funestes (allusion à Wannsee, lieu d’une célèbre conférence au sujet d’une « solution finale ») parsèment en riches détails une épopée en effet spectaculaire (figurants conséquents, apport des CGI pendant le gala aux USA, le port avec un faux air artificiel de son homologue dans Pas de printemps pour Marnie) ne négligeant pourtant jamais sa dimension intime. La particularité de l’anecdote, du fait divers, s’élargit en fable finalement victorieuse, sur les événements trop puissants, sur la folie ambiante inflexible, dédiée à l’universalité fraternelle de la musique, à son pouvoir érotique (de désir et de survie) au milieu d’une durée (sept ans, entre 1927 et 1934) dominée par la menace, l’injustice et l’acquiescement, tacite ou volontariste, au prélude d’un chant funèbre à grande échelle, requiem pour l’Allemagne d’autrefois et pour l’Europe à venir, supposée bâtie sur les ruines de cette civilisation, afin d’empêcher la « bête immonde » brechtienne de renaître (on sait désormais ce qu’il advint du vœu pieux en ex-Yougoslavie, pas vrai ?). Comedian Harmonists, avec sa modestie rutilante, met en musique la nature fondamentalement politique de l’art (y compris celui de la « chansonnette », a priori inoffensif), la circulation de la parole (des vociférations du Führer en grande forme à la radio nocturne) sur toute la planète ou presque, miracle technique réduisant les distances et les identités. Film enjoué, attristé, sur l’harmonie (et la drôlerie) masculine, il donne à voir une disharmonie privée, collective, sentimentale et martiale, contradiction perverse in extremis conjurée par une concorde regagnée, au prix d’une fugue physique davantage que musicale.



Avec un tel matériau à trémolos, le réalisateur pourrait facilement sombrer dans le mauvais mélodrame – la pauvre Erna, coiffure à la Louise Brooks, clé de sol dessinée sur sa fesse, pleure toutes les larmes de son joli corps à la fin de l’ultime concert écourté, pur réceptacle d’émotion, étudiante allemande filant « à l’anglaise » dans l’épilogue –, piège paresseux auquel il ne succombe en aucune façon, capitaine d’une nef des fous vivante et vivifiante peuplée de musiciens miséreux, d’amis de hasard, de prostituées compréhensives, d’une blonde Aryenne (pas un pléonasme) obligée par amour de se convertir au judaïsme, d’officiels doucereux, méprisants, mélomanes, d’un public (surtout féminin) fidèle jusqu’au bout arrivé trop tôt. Résumons : Comedian Harmonists, œuvre élégante et souriante, retrace une tragédie du silence avec confiance et allant ; dans sa légèreté, sa beauté, sa générosité, il convient d’entendre un divertissement adulte et un chant de résistance toujours d’actualité, « madame la marquise ».     


           

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