Le Vaisseau de l’angoisse : Lifeboat


Impressions désordonnées d’un voyage au bout de la peur, ou presque.


Bienvenue à bord

Un aimable (et sucré) générique vintage à la graphie rose, comme tout droit sortie de Breakfast at Tiffany’s ou Rosemary’s Baby. La nave va sur la dolce vita, si. Et l’incendiaire Francesca Rettondini dans sa robe rouge à la Gilda, dans son play-back du Senza fine de Gino Paoli (chéri de Stefania Sandrelli, mamma mia !), repris assez superbement par Monica Mancini, la fille du cher Henry. Des regards qui en disent long, une saveur de complot sur les flots, dans la langueur chaloupée du steadicam. Sur le pont, ça danse aussi, « haute société » façon Titanic sur le point de se voir découpée en deux, littéralement, la faute à un filin félon (notez la relecture délocalisée de Carrie au bal du diable, le clin d’œil d’amputé à Freaks). Une gamine survit au massacre gentiment gore, la jeunette Emily Browning, pas encore dans sa jupette d’héroïne maltraitée de Sucker Punch. Quarante ans plus tard, des renfloueurs colmatent illico, à la MacGyver, une épave qui risque de faire chavirer leur remorqueur. Une jeune femme athlétique et sympathique (Julianna Margulies, sortie des Urgences) joue les « têtes brûlées », trop éprise de son métier (cela, finalement, l’endurcira, la sauvera, la vaccinera contre la cupidité puérile des hommes). Gabriel Byrne, irréprochable, mène bien sa barque avant de rencontrer un étrange pilote météo (Desmond Harrington, le Jean d’Aulon de Besson en Dreyer) dont le patronyme, Ferriman, joue sur les mots et annonce sa nature funeste de nocher infernal (une fresque explicite sur le mur de la salle de bal rajoute Poséidon, bon). Lara Croft (discret filigrane œdipien d’une relation père-fille par procuration) et ses comparses Benetton (ah, le melting pot US, démocratique « cœur de cible » mondial), quatre gaillards, grands enfants rêveurs et farceurs (Ron Eldard, l’amoureux de Miss Margulies, ou Karl Urban, bientôt dans les tolkineries de Peter Jackson), suivent un mauvais courant à la Philadephia Experiment : revoilà l’Antonia Graza, forteresse d’acier en mer, en cimetière des projets de fric.


L’équipage, frôlant à chaque pas le naufrage et la désunion sur ce paquebot hanté par la petiote (et pas qu’elle, cf. les reliques de prédécesseurs trop curieux, notamment une montre à cadran numérique très années 80), risque davantage : perdre son âme, au sens propre de l’expression, puisque le dénicheur-commanditaire exerce une profession similaire, au fond. Il collecte les âmes, surtout celles de pécheurs, il les marque d’un signe indélébile, en bon petit fonctionnaire de l’Enfer et en récompense éternelle de ses péchés terrestres. Tous succomberont sauf la fille « explosive », remontée in extremis à la surface, guidée par le spectre amical et flanquée d’esprits enfin libérés du purgatoire naval. Le drame psychologique et choral pour lequel signèrent les acteurs se vit, dit-on, transformé à leur arrivée à Sydney (Australie, lieu de tournage à moindre coût, au professionnalisme hors de de prix), en slasher qui ne tache pas, qui rapporta beaucoup de billets verts à Joel Silver (Dark Castle, boîte de production montée en compagnie de Gilbert Adler & Robert Zemeckis, en hommage-exploitation du filon de William Castle, amateur de gadgets horrifiques et accessoirement le producteur des joies de la grossesse satanique selon Roman Polanski, mal lui en prit, persiflent les cinéphiles pétris de présages). Aujourd’hui, le film survit à ses blessures critiques, rafistolé par une aura de « culte ». On l’acquit d’occasion, en excellent état, pour un euro, pour un samedi soir (sur la Terre, brêle Cabrel), pour une heure et soixante-dix-sept minutes (sans compter les bonus anecdotiques et roboratifs). Au terme de la croisière, s’y amusa-t-on vraiment, Julie (ou Julia) ?


Voies d’eau

Oui et non, car Le Vaisseau de l’angoisse ne fraie pas dans les mêmes eaux que Pandora, le chef-d’œuvre métaphysique et lubrique d’Albert Lewin, même si la Francesca ne démérite pas face à Ava, seins et fesses nues inclus. Faute d’un réel capitaine au gouvernail – Steve Beck vient des effets spéciaux, illustre son récit avec une fonctionnalité de téléfilm de luxe, impossible à confondre avec l’ampleur horizontale d’un classicisme à la Calme blanc, disons –, le navire du pire risque plusieurs fois de couler, a fortiori lesté d’un script bicéphale notable pour sa légèreté dramatique (ou l’inverse ; charité hexagonale bien ordonnée, rappelons qu’elles se mirent à trois pour commettre la trame inexistante de l’imbuvable Fidelio, l’odyssée d’Alice, « coup de Trafalgar » financé avec de l’argent public, on présume, contrairement à la nef pas si folle des marins ricains, plus saine au moins à ce niveau). Il s’agit, vous le voyez d’ici, d’une moralité sur la rapacité, hélas pas tournée avec la radicalité, la cruauté, d’un von Stroheim. Comble de l’ironie, soulignée supra, cette fable sur la soif de l’or au risque du sort des amphores (couler à perpétuité, ancré dans la déréliction) connut un gros succès financier international. Beck et son équipe restent volontiers dans les limites du train fantôme et le joli joujou efficace, peu loquace, inoffensif, ne déraille à aucun moment, explique tout (le peu) ce qu’il faut comprendre, notamment lors d’une séquence mémorable (montage de Roger Barton, abonné aux débilités de Michael Bay) à faire pâlir (ou donner le mal de mer à) Christopher Nolan, récapitulatif heuristique par la gosse en avatar de Virgile dessillant Dante.


Poison italien, cuistots baignant dans leur sang, hommes armés finissant les survivants dans une piscine en souvenir des fosses nazies, se dévorant entre eux pour (ne pas) empocher des lingots de dingos intraçables, le tout sur fond de ralenti et de beat vocal soft, diantre ! On sourit et l’on pourrait aussi ricaner au moralisme sexuel clairement affiché – grand Négro (Isaiah Washington, un fidèle de Spike Lee), toi pas tromper ta promise restée à terre, toi pas toucher à la femme blanche (rit Ferreri) d’outre-tombe, revenue d’entre les mortes par une astuce à l’envers à la Cocteau, sinon toi tomber à pic dans une cage d’ascenseur à la Dick Maas, pour t’empaler sur des tuyaux de fer à la Dario Argento (tendance Suspiria). Outre ce sous-texte puritain consacré au sexe « interracial », le métrage sombre en matière de personnages, sacrifiés à l’impact répété, à la mécanique du rythme, aux éliminatoires sans nageoires. A contrario du regard adulte, amusé, inspiré de Jaumet Collet-Sera (trois titres-réussites pour le similaire studio, La Maison de cire, Esther et Sans identité), notre mousse d’eau douce, de caméra incolore, n’aborde jamais au pays de l’horreur, la vraie, celle qui submerge, vous fait boire la tasse dégueulasse, s’insinue dans votre cervelle avec la régularité sadienne d’une goutte d’eau torturante. Interdit ici aux moins de douze ans, Le Vaisseau de l’angoisse pouvait l’être en sens inverse, tant il ne blesse personne, tant il manque de profondeur, de personnalité, d’avérée violence (l’une des beautés du « genre » ? Nous confronter, à l’excès, en beauté, terrorisés, subjugués, soulagés, à la mort, la nôtre, celle de nos proches, histoire de l’apprivoiser, encore et encore). Pareillement, il n’exploite que maladroitement la riche mythologie germanique (Lorelei, rime mortelle à la sirène grecque) et la paranoïa naturellement à son aise dans la soute ou les coursives, on renvoie vers la base enneigée, assiégée, aux couloirs sépulcraux de The Thing, relookés par Carpenter en mode Lovecrafto-eschatologique.


Embarquement immédiat

Alors, débarqué, un jour après, coke (ou plutôt camelote) en stock ? Pas réellement non plus, car Ghost Ship possède deux ou trois canots de sauvetage bien étanches, au premier rang desquels son production design « à tomber » (par-dessus bord). Graham « Grace » Walker (Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre, Crocodile Dundee, L’Île du docteur Moreau et le Philip Noyce précité) parvient suprêmement à animer son décor, à lui conférer une âme (pas perdue), dans les ors felliniens ou le délabrement à la Eli Roth. Le bateau devient un membre à part entière du casting et peut-être le principal acteur du drame. Il confère au film son atmosphère évocatrice, séduisante, constamment solide et liquide, ventre maternel de mort baigné par les reflets gracieux, les mouvements de lumière, les ombres claires. Bien servi par le travail du directeur de la photographie Gale Tattersall (les réminiscences de Bill Douglas, La Forêt d’émeraude, Link, Comrades, Homeboy, The Commitments), Walker prend les commandes dès le premier plan panoramique, en survol, à la fois numérique et « en dur » (un supplément détaille l’alliance fertile d’une maquette imposante et des CGI intelligents). Son paquebot, fêtard ou freudien, vaut largement le billet, et contrairement au Costa Concordia, lui ne périra pas, même surgi dans le sillage superficiel du film catastrophe en milieu marin (je vous épargne la filmographie idoine, de Ronald Neame à Wolfgang Petersen en passant par James Cameron). Grâce à Grace, le spectateur jubile quasiment à chaque plan, petite merveille de réalité transcendée par l’objectif, le faux, le fastueux artisanal.


On se sent bien, on se sent chez soi dans ce mausolée maritime, enveloppé par la partition « sans fin », elle itou, de John Frizzell (Alien, la résurrection), calquée sur le modèle musical enveloppant de l’âge dit doré hollywoodien, quand la « bande originale » s’écoutait aux frontières de l’inconscient, de l’oreille interne, pour ainsi dire, en liquide amniotique et cinématographique isolant du reste du monde alentour, océan sonore fiché dans l’écrin protecteur de la salle (un semblable autisme irrigue Le Grand Bleu, d’où, en partie, son triomphe juvénile générationnel, en chaque plongeur ou adolescent subsistant l’ombre marine du suicidaire Werther). Certes, le père Beck semble avoir un peu trop visionné Shining (le labyrinthe mental, la collusion des époques, le piège sexuel, la piscine sanglante substituée à l’ascenseur écarlate) et prendre le cinéma pour une attraction de fête foraine, ce qu’il s’avéra être, ne l’oublions pas, à ses débuts de « cinématographe », renouant par conséquent avec l’héritage de farces et attrapes de Castle (Bill, pas l’écrivain-détective insipide et asexué du lundi soir sur France 2). Mais qui pourrait raisonnablement le lui reprocher ? Son opus, pas enthousiasmant, pas déshonorant non plus, ne trahit nullement son pacte de drive-in soigné (de pop-corn sursauté), luxueux, doucereusement affreux, il remplit son contrat de divertissement efficient, rétif à sonder les grands fonds du mélodrame, origine véritable de l’horreur (une gosse « orpheline », pendue et en pleurs, que demander de plus pour faire pleurer Margot ou tous les matelots homos du Potemkine ?). L’épilogue flotte à son tour à la surface ironique de l’imagerie, entre affirmation de la persistance increvable du Mal (revoyez la fin inexplicable de La Nuit des masques) et promesse de franchise mise en œuvre (on ne vit pas le chapitre deux, on s’en passe sans peine). Dans son ambulance à la Larry Cohen, la nymphe casse-cou contemple un second équipage (clones des trépassés) en train d’embarquer sur un second paquebot, caisses (ou cercueils) d’or sur les bras – voilà, voilà.  



PS : jamais on ne verra (ou admirera), dommage, le mystère de la Mary Celeste (transposé par la Hammer avec Béla Lugosi !), auquel Hitchcock, en bon insulaire, s’intéressa un temps (nous dit Donald Spoto) ; les plus belles traversées restent à effectuer, en songe ou « pour de vrai », en prélude à l’ultime et définitive.


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