Biographie d’un sexe ordinaire : La Poursuite du bonheur


Macha Méril réincarnée en Catherine Millet ? Pas que, tant mieux.


Tell me what you really like
Baby I can take my time
We don’t ever have to fight
Just take it step-by-step
I can see it in your eyes
’Cause they never tell me lies
I can feel that body shake
And the heat between your legs

You’ve been scared of love and what it did to you
You don’t have to run I know what you’ve been through
Just a simple touch and it can set you free
We don’t have to rush when you’re alone with me

The Weeknd & Daft Punk, I Feel It Coming

Ceci commence ainsi : « La première fois que j’ai pris conscience d’avoir un sexe, ce fut à l’âge de huit ans, quand un ouvrier espagnol ou portugais, que je saluais tous les jours en allant et en rentrant à pied de l’école communale, m’entraîna dans le sous-sol de la maison en construction à côté de chez nous. Il releva ma jupe, tira ma culotte Petit Bateau et se mit à me caresser entre les jambes en me disant avec son accent du Sud : C’est bon, hein, tu vois comme c’est bon » et s’achève comme cela : « La plénitude de mon sexe ne souffrait pas que je me taise plus longtemps. Pour lui, pour moi, pour toutes les femmes qui m’écoutent et qui m’observent, puisque j’ai la vocation de me dévoiler. Je vois arriver un monde sans limites, fruit de nos peines et de nos hardiesses, où nous continueront à nous unir, éperdument. Pour le meilleur et pour le pire. Pour que le meilleur l’emporte. » Entre ces deux paragraphes, le premier propre à scandaliser notre hypocrisie pédophile, le second à émoustiller notre fibre œcuménique, l’actrice-comédienne devenue écrivain (et pas « écrivaine », parité mal placée qui souligne au carré la vanité, en effet, du vocable et de son égalitarisme lexical), nous narre avec élégance, franchise, complicité, légèreté, cinquante ans de vie sexuelle et amoureuse, peu importe l’ordre, forcément réversible. Elle le fait avec allant, naturel, un style à son image, amusé, raffiné, lesté d’une blessure intime – ne pas pouvoir enfanter – cicatrisée par la vie elle-même, par le désir d’envie d’une femme rétive aux pleurnicheries sexuées (elle se moque à un moment des « larmoiements freudiens » de certaines de ses consœurs), aux justifications de saison, aux confessions salaces (amateurs de pornographie littéraire, passez votre chemin enfantin).


Un seul instant d’érotisme adulte surgit dans ce fleuve mesuré, cadencé par la langue écrite (l’adolescente veut que son hôte montagnard embarrassé l’embrasse avec la sienne, « sur la bouche, dans la bouche, comme j’avais vu faire au cinéma, non seulement par les acteurs sur l’écran, mais par des couples dans la salle profitant de la semi-obscurité pour faire une démonstration de baisers salivés ») et il se déroule en solitaire, en bonne logique symbolique (ou narcissique), sur une terrasse parisienne d’appartement crépusculaire, un verre de « nectar » blanc à la main, tandis que sur la bande-son du réel « un orchestre de jazz jouait un air de ma jeunesse pour la Fête de la Musique, au loin ». On se permet de le citer in extenso car on le trouve assez beau, excitant, émouvant, honnête et juste : « Mon sexe s’ouvrit, amolli par la chaleur des chats, je relevai ma jupe doucement, comme pour le surprendre, pour ne pas interrompre ce moment de grâce, pour le faire durer. Il m’appelait pour que je le fasse résonner, vibrer de plus en plus fort comme le solo de batterie là-bas. Je glissai un doigt entre ses lèvres, j’entrepris une prospection, une lente reconnaissance des lieux. Je caressais avec la précision que moi seule connais, je m’allongeais progressivement sur le petit banc où personne ne me voyait, le rythme de mes frottements s’accentua, ma main entière y participait, mes jambes s’écartaient, ma main s’emballait, les pétunias voisins exhalaient leur parfum du soir, et j’eus un orgasme prolongé qui me secoua de petits soubresauts merveilleux qui retombèrent en cascade. Je restai un long moment ainsi, la main contre mon sexe et je compris que j’étais guérie. » Amen, chère Macha, et nous voilà, Dieu merci, à des années-lumière de la minable gynécologie, sur papier ou en ligne.


« Elle court, elle court, la maladie d’amour » chantonnait Sardou naguère, et Mademoiselle Méril y succomba souvent, de guérison en rechute, de désillusion en regain. Que les cinéphiles se le disent d’emblée de jeu (amoureux, à deux), l’interprète se contente de survoler sa filmographie, n’évoque Argento, Fassbinder, Godard, Pialat ou Jean-Pierre Rassam qu’avec parcimonie. Citons, à propos de La Femme mariée : « Je ne jouais pas un rôle, je remplissais l’écran avec ma chair », « Nous flairions la naissance d’un chef-d’œuvre. J’ai eu cette sensation deux fois dans ma carrière, une fois avec Godard, une fois avec Agnès Varda, pendant San toit ni loi, dont je ne tenais pourtant pas le rôle principal » ; de Nous ne vieillirons pas ensemble : «  Il [le réalisateur] se vengea en coupant presque toutes mes apparitions au montage. Je ne lui en veux pas, car je pense qu’il avait raison : je ne convenais pas à ce rôle. J’étais une lubie du producteur [Rassam, par conséquent], et une copine de l’acteur principal (Jean Yanne, who else ?]. J’ai servi de pion pour une conquête de terrain, pour un jeu de pouvoir que certains hommes adorent » ; des Frissons de l’angoisse : « On me proposa un film du célèbre cinéaste d’épouvante Dario Argento qui se tournait à Turin. Magnifique œuvre en noir et rouge intitulée Profondo Rosso, film culte pour les amateurs du genre. » Quant au tournage de Roulette russe, pour lequel elle apprit la langue des signes locale, flanquée de la godardienne Anna Karina, double « présence française dans cette œuvre foncièrement germanique », outre des disputes sentimentales homosexuelles et des entorses gastronomiques à la protection animale teutonne, il se réduit à quelques pages synthétisées dans ces lignes : « Les cachets seraient minuscules, nous serions logés dans le château près d’Erfurt où tout le film se tournait, pas de défraiements et peu de règles syndicales, mais que ne ferait-on pas pour tourner avec un génie. J’admirais beaucoup cet homme, bien que son monde fût assez éloigné du mien. »


Rien, donc, concernant Belle de jour, pourtant insérable dans la « thématique » générale, ni Le Dernier Train de la nuit, dont le marxisme de fait divers dut contenter l’ancienne « communiste de salon » (sobriquet surpris, détesté), comme la surnommèrent aimablement les RG en raison de ses fréquentations-opinions gauchistes, Beau-père ou Mortelle randonnée, il faudra se contenter d’un éloge musical des Uns et des Autres de Lelouch (prévu en film muet !), d’allusions reconnaissantes à une poignée de téléfilms (Colette, Le Crabe sur la banquette arrière, Tramontane) et du récit d’une étreinte « hystérique », dictée par le stress hollywoodien (voire antonionien dans son processus industriel d’aliénation), avec l’étonné Dean Martin (au voisinage de Henry Miller et de l’Actors Studio) en marge de Mercredi soir, 9 heures…, d’une aventure violente (et tendre) avec « André » Kontchalovski (futur director de Duo pour une soliste et metteur en scène d’une Mouette tchékhovienne en 1988) en terre slave retrouvée, au temps verrouillé de la Russie stalinienne (« Les jeunes Soviétiques avait du mal à comprendre que l’élite française fût de gauche. Ils admiraient Malraux, Péguy et Georges Brassens, dont nous fûmes surpris de découvrir qu’ils connaissaient toutes les chansons par cœur. Habitués à la peur, ils observaient notre désinvolture et notre franc-parler avec stupeur »), la fille en exil du prince Gagarine reconnue par un chauffeur de taxi, pas encore celui du Taxi Blues de Pavel Lounguine, improvisé en guide du glorieux passé sous la forme d’un palais familial, désormais « immeuble austère devenu ministère ». N’omettons pas l’esquisse assassine d’Alberto Bevilacqua, qui la dirigea, au côté de Helmut Berger endeuillé, déclinant, dans le méconnu Le rose di Danzica : « un écrivain paranoïaque qui savourait secrètement de nous laisser dans des conditions de mépris et d’abandon où sont les acteurs en Italie quelquefois. »


Alors, en résumé, s’agit-il d’un « roman d’amour », d’un ouvrage féminin, davantage que féministe, in fine « commandé » par un homme, celui dit (ou cru) d’une vie, avec happy end inclus, à définitivement déconseiller aux amateurs d’autobiographies classiques, conventionnelles, factuelles, à ranger au rayon Hybrides et autres curiosités, vite lues, vite oubliées ? Certainement pas : la Macha (dirait-on au pays d’Aldo Lado, dont l’auteur charrie le « provincialisme » tout en louant la « vivacité et l’humanité de ce peuple ingénieux ») dépasse allègrement le cadre étroit (innombrables « Your pussy is so tight » des blue movies) de l’anecdote de chambre à coucher, se déploie sur deux ou trois décennies importantes pour le cinéma national et la société hexagonale (Nouvelle Vague, guerre d’Algérie, Mai 68), transalpines (pas de jeu de mots, quoique), retrace le parcours banal (« ordinaire ») et singulier d’une femme française (née au Maroc, déscolarisée, honorée) et d’ailleurs (elle chambre notre supposé cartésianisme mais sa biographie insolite peut aussi se lire en version mise à jour, « humidifiée », de La Princesse de Clèves, les termes con ou baiser, sous sa plume claire et pudique, dépourvus de la moindre vulgarité). L’existence, heureusement, pas même celle des cinéphiles, on l’espère pour eux, ne se résume au « septième art », divertissement populaire, expédient alimentaire ou bien outil politique, expression fantasmatique, parfois et presque toujours les quatre à la fois, sans compter tout le reste, registres faussement antagonistes dans lesquels œuvra Macha.


Son témoignage possède une constante vérité abouchée à l’artificialité dramatique de la « réalité » (l’épisode au lit des premières menstruations fait s’entrecroiser Marianne de ma jeunesse et Carrie au bal du diable !) et la ronde des amants (des substituts paternels, assurent les experts selon Sigmund, des modèles masculins artistiques, surtout, « l’alcoolique d’Au-dessous du volcan, l’homérique et scandaleux Ulysse de Joyce, les fatalistes Frères Karamazov, les dépressifs de Pavese, les froids non-héros de Faulkner, l’abusif d’Un ange au paradis de Miller, les sceptiques de Huxley, les insolites de Gracq et les hommes de Proust, qu’il n’enjolive pas »), des passants dans son cœur et/ou entre ses cuisses révèle un caractère, une sensibilité, une personnalité en adéquation avec les personnages et la persona d’une femme aimable, facile à aimer, à l’aise chez Deville ou Bouvard (pas celui de Flaubert, tant mieux ou tant pis). Laissons aux psys la dichotomie organique, le dialogue « en-dessous de la ceinture » avec une génitalité masculinisée (pas de chatte ici, y compris sur un toit brûlant), une sorte de douce schizophrénie (Macha Méril connaît-elle Le Sexe qui parle ou Les Monologues du vagin ?) finalement conjurée, réconciliée, à coup de (reins sereins) truismes discutables à faire sourire par leur conformisme soft (« J’avais acquis la certitude que le sexe sans amour n’est pas viable, et ceci ne dorait pas mon bilan »), afin d’apprécier à leur valeur vraie des passages dédiés à un chaste baiser entre jeunes filles en fleurs sans Albertine proustienne, à l’amour électif d’un fils adoptif, à la sensualité de la cuisine, de préférence italienne, à la brève dépression qui présage de la solitude, au deuil maternel qui recentre les pensées, les priorités.


Ni « cougar » précoce (relisez Le Blé en herbe), ni « mutante » à la Robbe-Grillet, Macha Méril nous apparaîtrait disons en fille putative, indépendante et délurée, de Gogol ou Pouchkine plutôt que de Dostoïevski ou Tarkovski, en actrice à redécouvrir qui faillit se réinventer réalisatrice pour transposer Le Chien bleu de Tonino Guerra, dommage ou pas. Celle qui affirme « Je n’ai jamais fait grand cas de l’argent » (parce que tu n’en manquas jamais réellement, ricanent les mauvaises langues de la misère) termine son périple anatomico-sentimental sur une révélation de « jubilation », arrivée à un stade chronologique proche de l’ataraxie. Signalons sans sarcasme que depuis 2003, date de la première parution de l’ouvrage, son anonyme « roi de cœur » en coda se vit remplacé par Michel Legrand, mariage médiatique à la clé, le manège des affects ne cessant de tourner, plus vite et plus régulièrement qu’elle, que sa carrière cependant pérenne, sur tous les types d’écran. « Je veux écrire pour la vie » confie cette brune radieuse que nous pouvons apprécier, loi des contraires, au sein de notre obscurité latine, insulaire, rencontrée en complément des réminiscences de Mireille Darc récemment célébrées. Si le sexe ne saurait entièrement s’assimiler à l’existence (et inversement), contrairement à ce qu’elle pense, s’il abrite en lui, en nous tous, une part profonde et redoutable de nuit, de ruines, qu’elle ne semble pas même envisager, si la division corps-esprit, usée, ressassée, redéfinie par le « marché du vivant » et les métamorphoses ravissantes, inquiétantes, des biotechnologies, s’apparente à une problématique un peu scolaire, avec ou sans ovaire, la charmante Macha, au prénom intégral en pécheresse biblique rédimée, ne démérite pas et son CV émancipé ne manque pas de cachet (nada Viagra) ; le lire procure un avéré plaisir, telle une cuillerée de caviar ou un doigt de vodka – spassiba, camarade Gagarina. 


Commentaires

  1. "Macha Méril, s’est surtout souvenue de sa première vraie grande histoire, assez sulfureuse. Il faut dire qu’elle avait à peine seize ans alors que son amoureux de l’époque en avait… quarante. Le jour, elle étudie à la Sorbonne tandis que le soir son compagnon l’entraîne dans un tourbillon de fêtes, de mondanités et de luxe. C’est avec lui qu’elle découvrira le sexe. « C’est comme ça qu’il faut faire les choses, estime-t-elle aujourd’hui. Se débarrasser le plus vite possible de toutes ces stupides histoires de pucelage et jouir à fond de sa jeunesse. »
    Sauf que la jeune fille tombe enceinte. Une grossesse qui n’était pas prévue. Son riche amant l’envoie alors à l’insu de sa famille avorter en Suisse. Un avortement clandestin qui, selon la comédienne, l’a sans doute rendue stérile. Son histoire d’amour n’y survivra pas. Revenue à Paris, elle rompt.
    Des années plus tard, mariée au réalisateur italien Gian Vittorio Baldi, Macha Méril adoptera Gianguido, le fils que ce dernier a eu d’une précédente union"


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