La Nuit de tous les mystères


Amuse-toi avec le chiffre trois.


Advice for the young at heart
Soon we will be older
When we gonna make it work ?

Tears for Fears
Défaire du cinéma

Sans pognon et sans caméra, chantait Claude Nougaro sur un air de Michel Legrand. Écran noir, nuits blanches, pellicule triturée par et dans l’expérimental. Le pognon, on connaît. La caméra, on s’en passera. Tourner sans fric, sans star, sans subvention, sans autorisation. Utiliser la technologie d’aujourd’hui, par exemple se placer à un coin de rue, n’attendre rien ni personne, seulement le flux du temps capturé par le cellulaire. Andy dis-moi oui Warhol peut aller se recoucher dans les draps arty, farceurs, de son très long métrage consacré au sommeil. Le dormeur s’éveille, quitte les rives et la salle du film intérieur. En plein jour, la réalité tend à se fausser, toile peinte tendue sur le vide, qu’un souffle de folie impromptue, déterminée, suffit à faire trembler. À chaque seconde le cerveau analyse la perception et projette le film du réel en reflet sur la cornée. Quand l’amant étreint sa bien-aimée, à qui pense-t-il ? L’amour se nourrit de lui-même, guère d’autrui, les sentiments essaiment leur propre espace-temps. Béatitude des illusions, baume de la fiction. Et l’impression tenace de vivre à l’intérieur d’une création, d’un rêve, d’un cauchemar, d’un spectacle de nulle part. Violence des puissances de mensonge et de séduction mais rien à leur substituer, aucune essence à traquer, révéler, enlacer. La vérité, avec son grand v de victoire, lubie d’imbéciles. Triste matrice complice. Les caméras de surveillance mettent au pas les figurants, cadrent froidement leur errance, leur danse de morts-vivants. Dans la ville à la douceur glacée se croisent des trajectoires de hasard organisé. Mille histoires secrètes, mille narrations en gestation. Une suite d’instantanés figés dans l’ambre du temps, comme sur la jetée en noir et blanc de Chris Marker sans couleurs.

Les images, au fond du puits de la nuit cosmique, décharge de paysages, abysses de solitude en solo, à deux, à l’infini, ne racontent qu’elles-mêmes, leur formation, leur articulation, leur disparition prochaine. La rétine s’abîme à contempler sa ruine. Les phrases les plus sages recèlent une menace discrète. Paranoïa en possible définition du cinéma, qui ne se priva pas de développer le motif de la persécution tel un sous-genre en soi. Il existe une seule façon de faire des films, la sienne. Les règles, les lois, les conventions, d’énonciation, de figuration, d’optique et de récit, ne constituent qu’une doxa de paresse, une gifle à l’ivresse des pouvoirs du cinématographe entravé à la Prométhée. Un siècle abject, un ramassis de scories, des monuments d’avortements, cela ne s’avère pas assez ? Il faudrait continuer ainsi, tous ensemble, jeux sans frontières de la misère de l’imaginaire, de l’aveuglement des perspectives, de la faillite des rites ? Sans la conscience du jeu scopique la plus importante, incandescente, irréductiblement rétive aux règlements, aux commandements, aux financements, le cinéma meurt, se suicide, se dissout dans la mélasse dégueulasse des sorties du mercredi. Un troupeau de veaux à l’abattoir. Un couloir de la mort vers les sièges en velours rouge. L’extinction des lumières, des feux, des révoltes. Tout autour des dressés, des domestiques, des cinéphiles tellement habiles à se leurrer, à accepter l’insupportable du monde, à le conjurer durant quatre-vingt-dix minutes, des murs presque capitonnés, un maton à côté du projecteur et un second à l’entrée, prêt à faire raquer pour le ticket qui n’explosa pas, hélas, dans le sillage de William S. Burroughs. Cinéma sans caméra, sans chambre forte ni d’isolement, d’obscurité tombale. Cinéma de guérilla pour regagner un soupçon de raison, passion, horizon. Aussitôt essayons.         

Néant vivant du fondu au blanc

Et si le cinéma, au lieu d’ériger en toute impunité des univers parallèles, ne consistait qu’à donner à voir, entendre, comprendre et ressentir une abolition fondamentale ? L’enregistrement des spectres, le déploiement des embaumements, la nature foncièrement funéraire de cet art d’intangible, de business, de divertissement et d’ascèse, tout ceci convie vers le montage final de l’existence scellée en destin de rien, de chagrin, de funèbres festins. Tout semble tendre vers les ténèbres définitives attendant patiemment les convives, les spectateurs volontiers, volontairement lovés dans la pénombre. Ni la lueur de l’écran ni la lumineuse signalétique de secours ne sauveront quiconque de sa confrontation au cercueil. Cendres du temps et du mouvement, foyer noir au pouvoir fascinant. Jamais la moindre innocence à s’asseoir ici, à visionner chez soi des œuvres audiovisuelles. Payer avec son sang, dans la durée du sacrifice consenti, le droit de s’extraire de l’univers, de la peau impure promise à la putréfaction, certainement pas à la résurrection. Les âmes en peine, en fin de semaine, se rejoignent devant les affiches en surplomb, dans leur arrogance de catins, de camelote, de voyages outrages. La mort, on la mange à chaque séance, on s’en repaît dans la soirée, on en parle en ligne. Tant dégoûte la vie que l’on fonce entre ses bras croupis. La chair indiffère, la Cité peut s’embraser, le cœur du malheur battre la chamade, camarade, la came numérique coule dans les veines des vaisseaux oculaires, jusqu’au sexe et à l’anus chastement dissimulés, cyniquement instrumentalisés par les sociétés, par leurs membres innombrables.

Pense avec ton pénis ou ton clitoris. Consomme en économe. Vote en patriote. Écris en abruti. Survis en esclave et remercie au quotidien tes maîtres mesquins. Le goudron vaut bien une oraison, les films maquillent le visage méconnaissable, la caméra cadre un simulacre réconfortant. Le fondu au noir te va comme un gant mais apprend l’élan du fondu au blanc. Sur la blancheur délivrée des impostures, des magnificences, un rectangle devient fenêtre interne. Kasimir Malevitch et son carré blanc sur fond de néant. Les yeux révulsés, aveuglés, de l’horreur et des résidents de l’au-delà selon Lucio Fulci. Le lait des femmes, de l’assiette du chat chez François Truffaut radouci, le kolkhoze éjaculateur du sieur Eisenstein. La virginité profonde des calligraphies chinoises, des panoramas asiatiques ou animaliers stylisés sur le papier. Les calligrammes algébriques de Mallarmé. Le territoire poétique habitué à l’absence, à la part de manque et de respiration. Poe et la coda en table rase de l’odyssée d’Arthur Gordon Pym. Le fondu au blanc ne corrige pas le fondu au noir : il le fore, il le ranime, il le transcende en épiphanie subite, éphémère, ouverte sur l’immanence de la présence au monde via le sas du film. Les formes, les couleurs, les énergies, la cosmogonie du regard, cela viendra plus tard. Laisse le blanc t’inonder de sa félicité. Absorbe par tous tes pores son orbe photographique. Plonge dans la plaie laiteuse, pénètre dans la figure géométrique aux bords évanouis. Plus rien ne te retient ici, les contes s’estompent, les personnages ravalent leur ramage, les causalités, les linéarités, se désagrègent en fractales natales. Big Bang et gang bang. L’océan et un évanouissement. La jouissance suprême des religieuses aux anatomies méprisées, cautérisées. Dans le bain révélateur de la blancheur chimique dédoublant celle, physique, de l’écran, passent des accords se fichant des raccords, une affirmation et un consentement à l’anéantissement de l’étant.

Une mécanique mystique

Le fœtus stellaire de Kubrick baigne dans le liquide amniotique et cinématographique. Sur la page vierge, les lettres implosent en ligne de fuite, en lignes électriques au bourdonnement inquiétant, à réjouir un David Lynch, tout contre le ciel d’opale. Les chasseurs se lèvent à l’aube. Ils immolent la sentimentalité. Quelle étrange idée de déféquer derrière sa dulcinée, se désole Jonathan Swift cité par David Herbert Lawrence. Un mysticisme de maintenant, un dépassement au présent. Le cinéma en train de muter à l’unisson du corps. Dans les laboratoires s’élaborent un futur déjà là. La génétique et le numérique retravaillent le détail du sujet, le sujet en détail, refaçonnent l’objet pensant, pensé, à repenser, désormais malléable. Mécanique organique et informatique. Pellicules restaurées, squelettes réparés. Un work in progress incessant, un processus d’appareillage, de machinerie, d’homme mal construit, crachait Antonin Artaud. Remonter le film, démonter la structure, oser les brisures et les interpolations. Une nouvelle chirurgie de l’œil au rasoir andalou, une tératologie jolie à portraiturer au côté de John Merrick, une ductilité liquide propice aux chimères du morphing, avatar atemporel du fondu enchaîné. Lorsque l’application, bien appliquée au scalpel dans la boîte crânienne, permettra de regarder, paupières fermées, le théâtre de chambre aux allures d’épopée. Lorsque l’espèce se mire au ravissement du pire, aux suppositions probables, aux réalisables utopies sans merci.

Le cinéma, dans sa trivialité de mécanisme, dans sa dématérialisation binaire, dans sa multiplicité de réception, de transmission amnésique, autorise à entrevoir, envisager, redouter, adorer l’avenir contaminant l’instant vivant, à l’instar de la vidéo prémonitoire du prince quantique et maléfique de John Carpenter. Terrés dans une cave ou une église, les survivants assistent à un avènement. La lettre volée du génome, la séquence omise du film d’archives se signalent et de dissimulent au creux de leur évidence ingénue. La statue se rue hors du marbre. La mortalité des populations, des filmographies, représente un défi à relever, un obstacle à transpercer, écho démultiplié à la flèche céleste fichée dans la poitrine individuelle de la sainte rayonnante et mourante. Le Bernin ou Alain Cavalier, d’une extase de Thérèse à l’autre, d’une femme à une icône, de la sculpture en trois dimensions aux deux plans du cinéma. Profondeur de la peur joyeuse à fréquenter ces fantômes, à se frotter à leur irrationnel. Quelque chose qui leur appartient, qui revient par intervalles, traverse l’arche archétypale et muséale d’Alexandre Sokourov, les filles du feu saphiques au bord de l’eau éternelle, le samouraï keatonien et tarkovskien souriant en s’éventrant à sa gamine orpheline. Le cinéma sans caméra, le cinéma du fondu blanc, le cinéma mécanique et mystique : à vous de le pratiquer, analyser, rendre enfin dangereux. N’attendez pas nos morts pour nous redonner encore l’envie de vivre, de voir, d’écrire puis de partir.  

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