La Guerre de Murphy : V pour Vendetta


 « Pas de prisonniers ! » hurlait le cheik blanc, pas celui de Fellini ; Murphy, moins narcissique, lui répond, à fond.  


Drôle de type, ce Peter Yates. Après le bondissant Bullitt (1968) et avant le peu profond Les Grands Fonds, 1977 (Jackie Bisset bis en brune décorative, éventuellement humide), le voilà parti au Venezuela, du côté du delta de l’Orénoque (à vos atlas, cancres géographiques), dans ses bagages un scénario mal aimé par la Paramount, pour un tournage de trois mois, fatiguant, dangereux, spectaculaire (et littéraire, Sian Phillips, pour l’heure encore Madame O’Toole & Philippe Noiret alors lecteurs de Proust perdu en VA ou VO !). Le pitch, comme disent les gens pressés ? Un cuistot de cargo goûte aux délices de la vengeance, plat froid, réchauffé, à déguster glacé, excité, de préférence armé d’un coucou bleu ou d’une barge grise, les deux véhicules lancés, croyez-le ou non, contre un teuton sous-marin taquin. Le Sauvage meets Le Bateau ? Yes, Sir, mais encore duel au sommet (pas dans le Pacifique de Boorman, presque) en plat (principal) épicé pimenté en sus par un zeste de Cannibal Holocaust (jungle, fleuve, « indigènes », « choc des civilisations » sous le signe de la destruction, mondialisation au cimetière aux croix cathos en bambou) et des soupçons du Train sifflera trois fois (Quaker de mon cœur) d’African Queen (missionnaire érotiquement virile), de Lawrence d’Arabie (autre mémorable portrait, sur le ton et dans les dimensions de l’épopée intimiste, d’un similaire psychopathe individualiste, sans le filigrane homosexuel, certes), sinon des pardonnables pitreries de Hill et Spencer, ici remplacés par O’Toole et Noiret, ouais. D’une ouverture tétanisante, massacre maritime sur les percussions martiales de John Barry flanqué de Ken Thorne, au final furieusement freudien (torpille, grue, jambe masculine coincée dessous, vaisseau des profondeurs prisonnier de sables utérins, n’en jetez plus, à la mer/mère, of course !), La Guerre de Murphy, dans sa vivifiante simplicité, dans sa linéarité narrative quasiment abstraite, mécanique (au sens de structure et de machine), binaire – attaques, représailles –, dans son humour constant et sa tristesse peu à peu dominante, séduit à chaque plan, pensé par un vrai cinéaste et accompli avec le concours irremplaçable de collaborateurs majeurs.


Citons donc Douglas Slocombe (Le Cirque des horreurs, The Servant, Le Bal des vampires) à la direction de la photographie, John Glen (Au service secret de sa majesté) et Frank P. Keller (Bullitt) au montage, Ronnie Taylor (cadreur sur Les Innocents et Les Diables) aux (renversantes) prises de vues aériennes (+ Frank Tallman dans l’hydravion, Gilbert Chomat dans l’hélicoptère alentour). Stirling Silliphant (Le Village des damnés, Dans la chaleur de la nuit), ni silly ni éléphantesque, sans aller jusqu’à la germanophilie audacieuse et lucide d’un Michael Powell, nuance intelligemment son chœur de nazis amphibies, le commandant (l’aryen et très seventies Horst Janson, pas encore Capitaine Kronos, tueur de vampires pour Brian Clemens au côté de la chère Caroline Munro), néanmoins impitoyable, finalement plus défendable dans sa « nécessité » et sa « responsabilité envers [s]es hommes » – les mauvais esprits feront le rapprochement avec les ordres « simplement suivis » par Eichmann, défense de fonctionnaire ordinaire, de planqué décérébré, à son médiatique procès – que le soldat perdu, au cœur cramé, lancé tout « seul » (et « petit », rajoute la persona de notre Philippe national rescapé de L’Étau, de Justine) dans sa croisade d’ange exterminateur à tendances suicidaires. Yates, épris de son script et choisissant de le conclure, contre l’avis de son producteur (Michael Deeley, bientôt L’Homme qui venait d’ailleurs, Voyage au bout de l’enfer et Blade Runner), par un ultime pied-de-nez tragi-comique entièrement cohérent avec l’évolution du protagoniste (une seconde fin optimiste, façon La Belle Équipe, ne servit pas, tant mieux), s’inscrit bien sûr dans le sillage de MASH (l’anti-guerre sur grand écran, marotte en Scope de l’époque) et anticipe, à son échelle individuelle, réduite, le délire psychédélico-conrado-wagnérien d’Apocalypse Now, également plongée végétale dans les ténèbres (qui soupire Argento ?) occidentales de « l’Afrique intérieure » cartographiée par l’écrivain d’origine polonaise.


Mais La Guerre de Murphy ne vise jamais vraiment la satire de groupe et moins encore l’odyssée opératique. Avec son triangle de vaudeville détourné, il sait accorder du temps à des événements a priori anecdotiques : le repêchage de l’avion sur la barge, filmé pour ainsi dire en temps réel, possède une nature d’épiphanie entièrement cinématographique, un suspense de force (O’Toole guide l’engin à mains et bras nus, avec des cordes, Hercule British) et d’inertie assez sidérant. Pareillement, les manœuvres dans l’air, story-boardées, effectuées-cadrées au millimètre près, grisent par leur réalisme, leur ampleur, leur présence du et au monde (notez la parfaite intégration des transparences de l’acteur en gros plan), à faire pâlir d’envie le Howard Hugues en noir et blanc teinté des Anges de l’enfer. Film aux limites du béhaviorisme, heureusement jamais envasé dans le contemplatif à la mode Malick, La Guerre de Murphy révèle un sens de l’espace, du paysage et des visages – bonhomie attristée, secrètement amoureuse de Noiret, épuisement jovial, cynique et hystérique d’O’Toole, beauté singulière, altière, généreuse de Sian Phillips – évident, surprenant (rien de cela ou presque dans l’opus policier-routier un brin surfait avec Steve McQueen, en dépit d’une magistrale utilisation des « vaisseaux sanguins » des avenues de Frisco, objet d’étonnement graphique et formaliste pour un observateur britannique inspiré). Le film peut bien commencer sur un « mensonge » (pas ou peu d’attaque de la marine marchande, civile, par la flotte hitlérienne), à l’instar de la scène du puits dans Lawrence d’Arabie (aucun Bédouin, a priori, ne refuserait l’hospitalité « culturelle » d’une gorgée, y compris à son pire ennemi), il déploie avec maestria un sens du cinéma et de la vérité humaine admirable et actuel, surtout dans une version aimablement restaurée en HD, aux suppléments pour une fois sympathiques et complémentaires (Thomas Gayrard, « spécialiste du film de guerre », s’en sort bien dans son évocation thématique, historique en accéléré, termine à raison sur l’irreprésentable des camps d’extermination osé par Samuel Fuller dans Au-delà de la gloire).


Il s’agit, oui, d’un film accessible, populaire, en rien funèbre et cependant constamment adulte, inventif, clairvoyant, radical jusque dans son dénouement rétif aux facilités rassurantes du happy end. La guerre, même délocalisée, en format de poche, même parachevée par la capitulation à distance des Allemands, et le champagne de l’équipage torse nu, ne faisait pas rire Peter Yates, contrairement, disons, au Kubrick de Docteur Folamour (pochade atomique et sexuelle avec missile apocalyptique chevauché) ou au Risi du Fou de guerre, encore la biographie d’un excentrique allergique à la paix, mais notre cinéaste ne force en aucune manière la note, ni dans la fantaisie, la romance ou le pathos. La beauté du film vient de sa mesure, de sa réalisation, de la parfaite harmonie, malgré ou contre la fameuse loi homonyme d’entropie, de tous les éléments en présence, miracle d’équilibre et de puissance au cœur d’une œuvre in extremis désespérée, donquichottesque (Noiret en hédoniste, serviable Sancho Panza, pourquoi pas) et remarquablement racée dans son rythme, ses cadrages, sa saveur et profondeur de fable existentialiste guère militariste, indeed. Murphy pouvait pardonner, refaire sa vie dans ce paradis étranger, seconde chance de survivant. Hélas pour lui, tant mieux pour nous, sa nature de grenouille et de scorpion le contraint à transformer sa résurrection en calvaire collatéral, à ripoliner la mission accueillante, pacifiée, hors du temps et de l’absurdité des affrontements (la puérilité compulsive du « héros », interprété avec délectation par le grand Peter O., s’exprime dans le second thème musical, une sorte de comptine désenchantée), à peine reliée au reste du monde par une radio, en enfer vert et brun (comme les chemises à Berlin), en avant-gout de celui se refermant sur les « migrants » damnés du Convoi de la peur de Friedkin (notez la présence d’une compagnie pétrolière en point commun plus ou moins maléfique).


En cela, il s’avère un beau diamant méconnu du Nouvel Hollywood « transatlantique », empreint de la mélancolie d’une décennie portée sur l’évocation de moralités dédiées à la déraison, à l’échec, à l’obscurité des âmes, même en plein jour et dans l’azur trop pur, vite brumeux, d’un ciel indifférent, silencieux (dans les yeux spéculaires des antagonistes). La guerre de Murphy, really ? La bataille (navale, sur terre, dans les airs) de Peter, et largement remportée, in fine, pour le spectateur dénicheur. Vive le cinéma anglais


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