Dracula et ses femmes vampires : L’Amour à mort


Une lance pour Palance, naguère païen sirkien…


Mon Dracula à moi

Bram Stoker et la Hammer, le mythe et la Manche, un roman multimédia et le miroir de tous les fantômes : rencontre naturelle, prédestinée, en vérité, au royaume des mensonges esthétiques révélateurs de profondeurs archétypales, comme le pal de Vlad. Dans une optique marxiste, le pavé de l’Irlandais se lit en lutte des classes littéraire, en victoire de la bourgeoisie insulaire sur l’aristocratie décadente, déclinante, de la trop vieille Europe de l’Est. Dan Curtis s’interroge de manière rhétorique dans un supplément, tout content d’avoir insufflé au scénario, avec l’aval et le développement de Richard Matheson, légende vivante de la SF et du fantastique adultes, souvent du quotidien, une dimension romantique, nécrophile, mais l’une des possibles raisons de l’exil du comte, outre aller chercher ailleurs un « sang neuf », désormais absent dans sa propre contrée, à cause des quolibets de la populace, des vierges émancipées, façon Paul Morrissey, réside dans un changement d’époque, dans une esquisse de mondialisation, dans un trafic-périple économique dans les deux sens, aller-retour. Victime des révolutionnaires industriels, d’un siècle de magie technologique où la parole la plus personnelle, celle du journal intime, se tresse aux voix publiques du disque, des journaux, des actes notariaux, devient virale dans sa mobilité, l’étendue de son empire liée à l’expansion coloniale occidentale, le vampire en sursis, séculaire vainqueur patriote ou nationaliste des envahisseurs ottomans, succombe au nouvel ordre adossé à l’ancien, celui, victorien, puritain, de la morale, des épousailles, de la raison et des sentiments à la mode Jane Austen.



De là, en partie, son charme hautain, sa séduction létale ; de là, aussi, sa mélancolie viscontienne et proustienne d’immortel condamné, dans les sensorielles « chroniques » révisionnistes d’Anne Rice, à encaisser l’éternité, à voir périr autour de lui, à moins de les convertir d’un coup de crocs, ceux qu’il chérit, matrice paternelle du highlander de notre Lambert porteur de croix. Loup solitaire littéral égaré en terre de mer, des caisses de la sienne pour uniques bagages, il affronte des Britanniques « bon teint » secondé par un docteur néerlandais, Van Helsing, suivez un peu, nom d’un pieu. À l’évidence, la vie, provisoire, triomphe toujours de la mort, renaît en cycle biologique et boursier, son combat s’avère par conséquent vain, baroud d’honneur en crève-cœur de terreur. Dracula, cette fois, ne survivra pas, « surmâle » à la Jarry en péril profane, probable « inverti » épris en secret de Jonathan Harker au rasage et in fine transpercé par le soleil à l’instar de sainte Thérèse en extase orgasmique, sa poitrine pénétrée d’une flèche angélique et phallique. L’équivalence du lit de jouissance et d’agonie, l’interprétation psychologique, psychanalytique du mélodrame épique et de chambre, à coucher, mortuaire, le ressassement de la tension entre les élans érotiques et mortels, négligent cet arrière-plan symbolique, historique, métaphysique d’aventures et d’intrusion, en présage du hom(m)e invasion, de l’étranger, de l’inanimé, du désargenté, davantage que « retour du refoulé » ou avant-goût, dans le cou, du SIDA de saison, aux origines exotiques, quelque part en Afrique, selon Joseph Conrad.



Au sein malsain de l’ère du capitalisme cynique, épiphanie de médiocrité aux farces et attrapes démocratiques, le seigneur-saigneur cristallise le prix à payer pour survivre, perdurer, se reproduire par procuration : il s’agit de se nourrir d’autrui, de le spolier de son sang, de son jugement, de sa vie sous influence et emprise. Dracula, dont les sonorités du seul nom émoustillaient tant Oscar Wilde, paraphe la duplicité des signes, la sémiologie à double tranchant des formes, à la fois exploiteur et exploité, chasseur et proie, être de chair, donc putrescent, et pure figure de récit, créature thématique ouverte à l’infinité des lectures dans sa pérennité d’imagination humaine, trop humaine.



Le Dracula de Dan

À la hauteur de sa positive réputation, le téléfilm, sorti en salles à la Duel, séduit dès son superbe prologue « canin ». L’auteur de Dark Shadows, doté d’un vrai talent, démontre la porosité des frontières entre les écrans petit ou grand et rappelle l’admirable travail disons domestique d’un Stephen Frears ou d’un Krzysztof Kieślowski. Outre la « belle infidèle » de la traduction de Matheson, qui ose l’identification du protagoniste au voïvode « empaleur », le métrage bénéficie d’un faisceau d’artistes inspirés aux postes majeurs. Ainsi, les notes puissantes et délicates de Robert Cobert s’inscrivent dans le souvenir auditif des partitions de James Bernard pour Terence Fisher. Le montage rythmé, équilibré, serein de Richard A. Harris souligne qu’il œuvra sur trois titres de James Cameron, Terminator 2 : Le Jugement dernier, True Lies, Titanic, un de John McTiernan, Last Action Hero, et le fervent X-Files : Régénération. La direction de la photographie, évocatrice dans sa douceur réaliste, illustre la grande maîtrise d’Oswald Morris, complice de John Huston (Moulin Rouge, Moby Dick, au côté de Freddie Francis, Reflets dans un œil d’or, L’Homme qui voulut être roi), visible itou sur Lolita, La Colline des hommes perdus, l’oscarisé Un violon sur le toit, Le Limier ou Dark Crystal. Jack Palance, autrefois sidérant dans Le Grand Couteau, surprenant dans Le Mépris, un temps effrayé par le rôle, avoue-t-il avec le sourire dans le bonus, pas mécontent de quitter sa cape de cruel des Carpates, compose un comte mémorable, alliage singulier d’une virilité vengeresse, dans le sillage du Frankenstein de Mary Shelley, et d’une tendresse dévorante, au lyrisme douceâtre presque hamiltonien.



Du reste, comment pourrait-il résister à la fabuleuse Fiona Lewis, déjà là dans Le Bal des vampires de Roman Polanski et bientôt dans Fury de Brian De Palma ou L’Aventure intérieure de Joe Dante ? Autour de ce couple impossible et porteur d’une avérée charge sexuelle, émotionnelle, gravitent deux ou trois aimables satellites, Nigel Davenport (Le Voyeur, Cyclone à la Jamaïque, La Vallée perdue, Phase IV, Les Faucons de la nuit, Greystoke, la légende de Tarzan) en médecin moustachu au crucifix à la John Carpenter (Fog), le blondinet, très antonionien, Simon Ward (Frankenstein s’est échappé, Les Trois Mousquetaires et sa suite, On l’appelait Milady, Holocauste 2000 ou Supergirl) et l’élégant Murray Brown, acteur néo-zélandais de TV, au trépas pointu propre à réjouir le comte Zaroff dans sa jungle sadique. Les plus perspicaces ou âgés se souviendront que Pamela Brown apparut dans plusieurs opus des Archers, Michael Powell alors son compagnon, dont les très beaux Je sais où je vais et Les Contes d’Hoffmann, en sus de La Vie passionnée de Vincent van Gogh et Cléopâtre, que la jeunette et muette Sarah Douglas revint dans Superman et Conan le Destructeur. Tourné en Croatie, en Yougoslavie et au Royaume-Uni pour CBS l’étasunienne par un cinéaste américain, Dracula et ses femmes vampires possède le lustre méticuleux d’un produit d’Albion, ce génie du lieu et de l’habit habituels de la filmographie anglaise, avec Trevor Williams (La Petite, L’Enfant du diable) en production designer et Ruth Myers (Magic, Au-delà du réel, La Foire des ténèbres, Electric Dreams ou L.A. Confidential) aux costumes.



Dracula et ses femmes vampires (1973), vraie réussite individuelle et collective, se démarque avec aisance, énergie et grâce des errances métaphysiques du Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog (1979), du sentimentalisme gothique du Dracula de John Badham (1979), de l’arrogant, méta et guère original, cf. tout ce qui précède supra, Dracula de Francis Ford Coppola (1992), de l’humour respectueux du Dracula, mort et heureux de l'être (1995) de Mel Brooks, du désastreux Dracula 3D de Dario Argento (2012), tandis que les murs rouge sang de la propriété Hillingham préfigurent, avec étonnement, cohérence jungienne, les écarlates couloirs utérins de Suspiria (1977).    

Les Dracula de ce Dracula-là

S’il fallait convaincre par l’exemple et l’image d’éventuels réfractaires, on citerait encore, par ordre chronologique : un lac liminaire bleuté, reflété, à la Shining, des angles obliques judicieux, sorte de déséquilibre de l’ordre rationnel et politique du monde, une horloge inexorable, un cadavre croix en main ligoté au pont du sinistre Demeter, des bonheurs de répliques (« quelque chose de doux et pourtant si amer », « ça me vide », « je me perds petit à petit »), des zooms agressifs, hypnotiques, une servante transfusée pour alimenter sa maîtresse exsangue, explicite métaphore sociale, une attaque de chien, un cadavre en larmes, un enterrement sous la pluie, une revenante à la Jean Rollin, une crypte saccagée, un cri de déréliction en plongée, une corruption par poitrail, une blonde télépathe, une vierge de Nuremberg vide, une paume brûlée par un objet religieux et une foule off enthousiaste, scansions du nom héroïque et vampirique.



Avec ces moments intenses, avec sa modestie d’artisan(s) rétive aux hyperboles et au risible de l’auteurisme, avec sa beauté de chaque plan, de chaque visage, Dracula et ses femmes vampires mérite son exhumation, sa résurrection, a fortiori dans cette édition assez idéale car nantie d’un « nouveau master haute définition ». Il ne s’agit pas d’une version parmi d’autres, anodine, à visionner un soir d’ennui, mais bel et bien, ami sanguin, d’une transposition irréprochable, sinon magistrale, à son échelle, d'une histoire et d’un personnage en effet increvables, par-delà toutes les appropriations, trahisons, profanations successives, antérieures et à venir. Lisez le livre envoûtant de Bram Stoker, regardez le film, bien plus qu’un téléfilm, de Dan Curtis et « entrez librement, de votre plein gré », dans une Transylvanie à la claire noirceur familière.   


                

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