L’Aventurier du Texas : The Town


Une escale presque fatale, au prix unique de dix dollars, corde comprise.


« The name is Buchanan » se présente deux ou trois fois au début Randolph Scott – son nom (de Venise dans Calcutta désert, rajouterait Marguerite Duras) de réalisateur : Budd Boetticher (prononcez k dans les deux cas, voilà). Adulé en France par un Tavernier, en Amérique par un Scorsese, admiré par Wayne (qui le produisit), Eastwood (dont les premiers critiques de l’acteur se gaussaient du jeu « monolithique », épithète reprise pour désigner celui de Scott), célébré par André Bazin (Sept hommes à abattre), fils adoptif d’une riche famille fuie, ex-torero formé sur les plateaux de la Fox, de la Columbia puis chez Universal, signataire d’une célèbre suite de westerns pour la firme au flambeau (pas des « séries B », un peu moins que des « séries A », co-produites par Scott et son fidèle associé Harry Joe Brown sur des scénarios de Burt Kennedy, dont on aimerait bien découvrir un jour, en cinéaste, cette fois, The Killer Inside Me adapté de Jim Thompson avec le sous-estimé Stacy Keack en Lou Ford, surtout après le risible ersatz de Michael Winterbottom avec le frérot de Ben Affleck), le buddy Budd, auparavant Oscar (nomination pour la narration de La Dame et le Toréador, justement), écrivit Sierra torride pour Don Siegel, finit sa vie, dit-on, dans la pauvreté, sinon la misère, transformé en éleveur de chevaux dans le sillage d’un dernier (ratage ?) titre autobiographique et documentaire, Arruza. Ici, dans les années 50-60, sa filmographie représenta une sorte de nouveauté, de bouffée d’air frais, de singularité rafraîchissante au côté des grandes orgues impressionnantes de Ford, Wyler, Wellman, Hawks, Hathaway, Daves, Mann, Zinnemann, Aldrich, Stevens ou Sturges, avant que Peckinpah ne vienne, via Coups de feu dans la Sierra (1962, l’ultime apparition de Randolph), annoncer le crépuscule des dieux vieux, parfois joyeux, cf. le primesautier Un nommé Cable Hogue, fatigués, épuisés, enterrés par le révisionnisme expérimental et politiquement correct de la décennie 70, ressuscités par le pale rider de Carmel au tournant de la suivante (L’Homme des hautes plaines, 1973, brouillon disons réaliste de sa relecture fantastique en 1985, retravaille le motif très thompsonien – on renvoie vers 1275 âmes, par exemple, devenu Coup de torchon colonial et hexagonal, merci ou non à Bertrand T. – de la petite ville infernale, repeinte en rouge, à vite nettoyer de sa racaille morale, renchérirait le taxi driver névrosé de Martin S.).


Le contexte esquissé, pénétrons avec Buchanan dans Agry Town, accueillante localité frontalière sise a priori (une réplique le dit), curieusement, en Californie (mais les cactus géants renseignent sur le vrai lieu du tournage, l’Arizona, « où Harry zona », fredonnait naguère l’inoubliable MC Solaar pour Nouveau Western, sous les auspices samplés de Serge Gainsbourg). L’ancien « bagarreur » professionnel et mercenaire (révolution mexicaine incluse), lesté de sa petite fortune estimée à 2 000 dollars de l’époque, s’en retourne chez lui au Texas, la patrie à venir des cannibales au chômage de Tobe Hooper amateurs de tronçonneuse, de consanguinité, de missel, paradis sur lequel il compte couler des jours heureux et mérités. Traverser les terres de Phoenix et Albuquerque, cela ne lui fait pas peur, et moins encore de constater le monopole familial de la lignée sur la cité en ligne droite, sa main street farcie d’enseignes à la gloire des rejetons dégénérés, le plus « civilisé » briguant aussi le poste de gouverneur, prédécesseur d’un certain « Schwarzie ». Hélas pour lui, tant mieux pour nous, cette Agry town se révèle aussitôt, sous sa bonhomie, very angry, et notre héros se retrouve derrière les barreaux, destin annoncé par un plan explicite de grille obstruant sa souriante arrivée à cheval. En compagnie d’un Mexicain bon teint et assassin (personne, à vrai dire, ne regrettera la crapule occise, pas même son juge de père, jeune ivrogne griffé hors-champ par une Latina à laquelle, sans doute, il voulut montrer la longueur de son revolver), l’étranger va se voir ipso facto mêlé à une guerre intestine de la fratrie imbécile. Dans l’épilogue, Carbo (impeccable Craig Stevens, pas encore Peter Gunn pour Blake Edwards), un étonnant personnage chic et choc, tacite et aguicheur (il ose même gentiment fesser une brune serveuse à demeure), remporte la mise, nouvel édile improvisé, offre en paroles une pelle au seul survivant du clan décimé, gros lard sympathique et en permanence essoufflé, histoire de ramasser les morceaux pas beaux.


Ce final, léonesque en diable, évoque bien sûr son homologue de Pour une poignée de dollars, lui-même, on le sait, démarqué du Garde du corps retors d’Akira Kurosawa. Justice ébauchée, lynchage retardé, pendaison reportée, rançon escomptée, prison quittée, regagnée, sacoche convoitée, solidarité texane, double jeu des frangins : tout finira bien pour tout le monde, les uniques victimes à tomber, nul ne les pleurera, et surtout pas le spectateur, auquel on confère l’occasion de sourire beaucoup, à l’instar de Scott, notamment durant une mémorable scène de funérailles en hauteur, avec cadavre empaqueté dans un arbre et oraison douce-amère, tragi-comique, à faire se lamenter Bossuet (l’irrésistible L.Q. Jones sort du Bal des maudits de Dmytryk et réapparaîtra dans L’Homme aux colts d’or, Nevada Smith, Pendez-les haut et court, plusieurs Peckinpah et Casino). On déniche dans L’Aventurier du Texas (le Buchanan Rides Alone original, davantage viril, pragmatique, souligne la nature solitaire du protagoniste) pas mal de bonnes choses, alors que même les fans du cinéaste le considèrent, à plus ou moins juste titre, comme un opus mineur, drôle et désinvolte, sans plus. Il s’agit d’un petit film de soixante-dix-neuf minutes constamment soigné, dirigé, amusé, où chaque plan constitue un élément dégraissé, cependant nourrissant, du récit (jeu de massacre inoffensif) et de la galerie (de personnages attachants, réjouissants, du jeunot latino aux trois affreux jojos, shérif, hôtelier ou juge, respectivement Barry Kelley, connu pour Un crime dans la tête ou Un amour de Coccinelle, Peter Whitney, faux sosie de Charles Laughton, et Tol Avery, Tout ce que le ciel permet + moult rôles à la TV).


Les femmes ? Well, on ne croisera pas Karen Steele, la chérie de Budd, présente dans d’autres métrages de l’ensemble, à la poitrine puissante, et à défaut il faudra se rabattre (« en tout bien, tout honneur », certes) sur Jennifer Holden, vue dans Le Rock du bagne, pourvue au comptoir de bar d’une affreuse perruque grisâtre, ou de Barbara James, d’ailleurs non créditée, en avatar déclassé de Katy Jurado dans Le train sifflera trois fois, that’s all, Folks. Le grand Lucien Ballard (Cœurs brûlés, Laura, L’Ultime Razzia puis cinq Peckinpah et The Party d’Edwards) éclaire joliment tout ceci et l’on remarque une étonnante séquence nocturne dans le désert filmée en « nuit américaine », avec des ombres diurnes un brin surréalistes. Le légendaire directeur artistique et décorateur Robert Boyle s’offre quelques jours de vacances entre deux Hitchcock, sait tirer le meilleur parti d’un budget deviné riquiqui, idem pour son partenaire Frank A. Tuttle, libéré de Tant qu’il y aura des hommes, tandis que la bande-son pioche sans vergogne dans de la stock music  quelquefois inspirée, prompte à susciter des alliages surprenants, telle la guitare mélancolique du générique. Au montage, Al Clark, après Monsieur Smith au Sénat, L’Équipée sauvage ou Les 5000 doigts du Dr. T, se permet une ellipse bienvenue lors de l’exécution prévue de Buchanan, à deux contre un et dans le dos. Kennedy, par amitié, charité, s’efface au scénario, transposition d’un roman de Jonas Ward, au profit de Charles Lang et parvient à intéresser, séduire, avec un matériau a priori peu excitant, ressassé, aussi poussiéreux que les bottes des hommes entre eux (confirmation par la figuration féminine, ou son absence, du « naturel » filigrane homosexuel du western).


On le voit, on le verra, L’Aventurier du Texas mérite son visionnage en 1.85 restauré, petite perle alerte au sous-texte « racial », filial et moral plaisant, aimable. Pas un grand film, certes (acquis neuf au petit prix indécent d’un euro), mais un bon (introduction joviale de Patrick Brion), et qui tient bon après six décades – qui, à sa modeste échelle assumée, dit mieux, surtout aujourd’hui, en ce week-end de dérisoires récompenses autarciques et d’auto-promotion éhontée, des deux rives de l’Atlantique (César et Oscars, miroir de tocards) ? Mon nom est personne, en vérité, ouais. 


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