Comrades : Les Hommes contre


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Bill Douglas.


Quelque chose ne fonctionne pas dans Comrades, l’on s’en doute dès le tout premier plan, une éclipse solaire accompagnée des accords dissonants de Hans Werner Henze (plus tard, des chansons folkloriques surgiront et des notes cristallines évoqueront le funèbre Nino Rota du Casanova de Fellini), symbolisme paresseux (mâtiné d’avant-gardisme musical) des jours sombres à venir, déjà là dans ce Dorset de paysans – pas d’agriculteurs, vocable politiquement correct dû à un changement de statut, malgré des suicides ici aussi – exploités avec paternalisme pour une pitoyable poignée de shillings. La coda réflexive, outrageusement brechtienne, donne un indice de l’incomplétude : le monologue de Loveless (patronyme antinomique), de l’acteur autant que du personnage, tous les deux peu à peu quittés sur une scène s’obscurcissant par une caméra aérienne, rime et relit la tirade finale du Dictateur, pareillement problématique. Cependant exempte des élans (pathétiquement) pathétiques de Chaplin grimé en Hitler, ou l’inverse, elle s’adresse au spectateur du film et au public de la diégèse, supporteurs des forçats venus assister à leur émancipation. De manière significative, la foule sonore, énergique, reste hors-champ, en annonce prophétique et ironique de la désaffection populaire promise au métrage à sa sortie « résistante » sous l’ère thatchérienne. Deux ou trois décennies plus tard, les membres de cette profession dérisoire, parasitaire, insignifiante et parfois nécessaire dans son défrichement, dans ses déchiffrements, dans sa mission de transmission – la critique de cinéma, voilà – loue à l’unanimité (rarement bon signe, ceci) un « chef-d’œuvre » et se lamente sur la mort prématurée de son auteur.



Laissons les professionnels des bons points souvent scolaires et des gifles (à peine) écrites se gargariser avec un vocable dévalué ; observons les cent soixante-quinze minutes de Comrades (mot prononcé par un intendant avec tout le mépris de ses beaux habits, de son dégoût à renifler la puanteur du peuple en sueur) sans a priori, hors celui, positif, favorable, de notre admiration envers la trilogie précédente (le second et dernier effort, hélas, de Douglas constitue à son tour un triptyque – exposé, procès, exil puis court retour – et une inversion-prolongation des trois travaux récemment redécouverts, jusqu’à la cassure géographique et fantasmatique, l’Australie désormais substituée à l’Égypte). Comrades s’avère tout d’abord une belle chronique chorale et impressionniste où le cinéaste observe de manière souveraine – chaque plan, chaque cadrage, chaque durée s’inscrivent dans une évidence constamment séduisante – un ensemble de personnages placés dans une situation littéralement intenable, à bénir et à se partager entre pauvres un pauvre morceau de pain avec la dignité cérémonielle de croyants et d’enfants (une gamine marchande des copeaux, mesure le temps de la déportation paternelle, grandit en accéléré). Il évite aisément les écueils du sentimentalisme, du misérabilisme, du picturalisme, bien que le film arbore une évocatrice picturalité, un génie (du lieu) anglais apte à saisir en un instant, une image, un endroit, un paysage. Même le manichéisme, piège facile pour ce genre de sujet – les gentils exploités contre les méchants exploiteurs – se voit conjuré par des nuances psychologiques (le propriétaire en vient à respecter « l’étrange regard » confiant de son ouvrier récalcitrant, le vieil aristocrate approuve et transmet les idées républicaines d’un billet jeté sur la route par un innocent entravé) ou drolatiques (le vicaire voyeur de mauvaise foi perd son chapeau dans le simulacre de justice en triolisme).



Douglas ne s’embarrasse pas non plus de joliesse décorative (à la limite de l’obscène figuratif), de souffle supposé épique (la fresque s’étend sur trois heures environ et s’appréhende purement dans sa dimension intime, comme une réponse au lyrisme intériorisé d’un David Lean), d’affrontements entre antagonistes sociaux transformés en « morceaux de bravoure » cinématographiques (Une chambre en ville de Jacques Demy, disons, et pas au hasard). Ni Tony Richardson (vitalité de Tom Jones, 1963), ni Kubrick (ironie et larmes de Barry Lyndon, 1975), moins encore Polanski (désenchantement bovaryste de Tess, 1979, son contemporain historique, les deux titres antérieurs sis un siècle plus tôt), trois glorieux ancêtres naturellement à l’esprit, Bill Douglas filme au plus près les visages et les corps, les maisons et les champs, les rapports de force entre les classes (marotte britannique dont on ferait bien de s’inspirer plus souvent, en démenti au mensonge démagogique d’une égalité de droits à défaut de fait). Flanqué du fidèle, talentueux, Gale Tattersall, directeur de la photographie à l’œuvre sur My Childhood et My Ain Folk, outre La Forêt d’émeraude, Link, Homeboy, The Commitments et même Docteur House) et d’une équipe technique irréprochable, il parvient à ressusciter un monde définitivement évanoui, à la fois en pensée, au quotidien et dans son imagerie (le film se tourna dans un village annexé-acheté par l’armée en terrain d’entraînement, bigre). Avec son obscurité rurale réelle et métaphorique (regardez cette forêt brumeuse), le film paraît associer la Hammer à Ingmar Bergman (notez les deux églises, les deux façons de prêcher), le réalisme social en mode Loach à une stylisation de rythme, de construction, volontiers parcellaire et rétive à tout spectaculaire.


Le spectacle, le réalisateur le dévolue à son alter ego, un lanterniste itinérant interprété par un Alex Norton digne d’un Fregoli (ou d’un Peter Sellers) car il endosse diverses défroques en parallèle à l’évolution des techniques optiques (la collection renommée de Douglas lui servit gracieusement), aux balbutiements du cinéma (le Coppola de Dracula matérialisera les médias du roman de Stoker à l’intérieur du récit, dans sa texture méta). L’homme d’images commence d’ailleurs son pèlerinage – Loveless, de l’aveu de l’auteur, représente une sorte de saint laïque, de Gandhi British lecteur de Fénelon égaré au pays des kangourous – par un saccage vu de loin, les ouvriers agricoles grimés en bonnes femmes (dirait Chabrol), coupables d’une jacquerie transgenre vite matée, en répétition à cheval du sombre sort qui les attend. Dans Comrades, les deux réalités, les deux registres visuels s’affrontent, s’épousent et se répondent, par exemple le temps d’un plan en ombres chinoises à taille humaine, silhouettes de riches derrière les rideaux de hautes baies vitrées éclairées dans la nuit. Des adolescentes dessinées dans une vitrine transmuées par un zoom arrière en crâne de cimetière ou un squelette surmontant une devise en équivalent du memento mori (seins opulents en plongée, démonstration didactique du culte aveuglant argenté), sans omettre des chaises ouvragées ramenées à leur menuisier en quête d’un supplément (elles serviront lors d’une rencontre de doléances en forme de non-recevoir, de promesse d’augmentation non tenue) : les débuts du syndicalisme, entre amateurisme et scoutisme de cérémonie secrète aux faux airs de fraternité maçonnique, n’augurent rien de bon, à l’ombre de la mort ou du refus. Bientôt survient le long voyage de l’autre côté du monde, de « l’image du monde » (imago mundi), plus précisément, carte enfantine balayée en panoramique sur fond de cordes (délocalisation des prises de vues autour de Broken Hill, là ou Ted Kotcheff filma Réveil dans la terreur).


Douglas, dans un décor à la Mad Max, s’accorde au dream time languissant des Aborigènes (alcoolisés, utilisés, photographiés en témoins mutiques des incompréhensibles agissements des Blancs) et « se lâche », ose la trivialité, au carrefour de la BD (geôlier sadique, zoophile, assassiné, ses os léchés par un vautour emprunté au Conan le Barbare de Milius) et du geste arty (plan de sol craquelé, dévoré par la chaleur, maculé d’un jet de sang causé par le fouet, à des années-lumière du dolorisme christique de Mel Gibson). James Fox et Vanessa Redgrave, « aristocrates du cinéma » en écho à la division du péplum d’antan – les Américains en plébéiens, les Britanniques en patriciens – font un petit tour de piste sous la panoplie du gouverneur au bon cœur, croit-il, de la cavalière aristocrate en mal d’amour, avant qu’un wagonnet mû à main d’hommes épuisés ne déraille en farce payée au prix de la souffrance. Sous ses allures de nature édénique, le continent des antipodes européens s’avère bel et bien un enfer provisoire – lire sur une trame jumelle, elle itou transposée d’un fait divers, le beau roman de Michael Morpurgo, Seul sur la mer immense, avec les orphelins de Sa Majesté pas si gracieuse déportés sur le territoire du Razorback en 1947 – avant que le film ne s’achève, comme dit-décrit supra, par un appel à l’union (double sens, francophone et anglophone, rassemblement et syndicat) en regard caméra. On le voit, Comrades ne manque pas de qualités, de beauté(s), de générosité, de simplicité – peut-être cette dernière en guise d’explication au sentiment d’insatisfaction général et final.


Puisque l’expression « dignité humaine » nous fait rire ou pleurer, surtout à proximité d’une prison ou d’un hôpital, en France, en 2017 ; puisque les termes « humanisme », « liberté » (écho salvateur, rassérénant des montagnes désertes soudain animées), « solidarité » (syndicale) ne nous disent rien (de bon), nous interrogent (aucune liberté ontologique à l’intérieur d’un corps condamné à crever), nous indisposent (collusion des puissants et de leurs dociles opposants, bien perçue par un Loach documentariste) ou nous donnent la nausée (bons sentiments de bénitier, de leçons de morale et de style, de citoyenneté intéressée, d’immobilisme confortable) ; puisque le Progrès (hypothétique compagnon des projections), suspect à l’époque de Poe, périt après Auschwitz et Hiroshima (progrès technologique de s’exterminer en masse, « cela et rien de plus » croasse le corbeau ou le rabat-joie, votre serviteur), on se gardera de les employer, on les cédera volontiers aux commentateurs énamourés, dans leur aise économique (un film sur des prolétaires adoubé par des bourgeois, snobé par ceux qu’il entend portraiturer en partie : aporie de Comrades, davantage stimulante ou désolante que les éloges en chœur et les lamentations posthumes, non ?). Bill Douglas, grand cinéaste et politologue disons limité – la parabole (sur la bonté congénitale de l’espèce humaine tributaire de son environnement) des pommiers non responsables de leurs fruits, soumis à la bienveillance ou à la malveillance du sol, infligée au gosse sur le point de renier ses origines, sa « basse extraction » en carrosse de métal, trahit une maladresse, une naïveté, une mauvaise vue, à courte vue, étayée par un déterminisme justement en contradiction avec la liberté réclamée, « à corps et à cri », de douleur, même si un ultime trait d’humour (« Tu parles comme un prêcheur ») vient la relativiser –, convainc et déçoit d’un seul élan, réussit en termes de cinéma ce qu’il rate en matière d’analyse sociétale.


Plus grave, il échoue à réellement créer une dynamique de concorde, à transcrire un enthousiasme de groupe. Tous les hommes de Comrades ne parviennent pas à la « camaraderie » (ils se contentent de la famille), elle demeure un mot creux, un idéal invisible, le reflet du statut du cinéaste dans une industrie fragile et consanguine (reproche des liens génétiques de l’accusation par l’avocat improvisé des spoliés). Franc-tireur isolé, peu reconnu et soutenu de son vivant, en butte à une production et un tournage épuisants (cf. le dossier de presse), Douglas, malgré son attachement identitaire et imaginaire au projet, ne semblait pas être le meilleur choix pour traiter une histoire de négation à plusieurs. En vérité, jamais la sensation de révolte, révolutionnaire ou non, n’appert, l’un des mutinés, salement amoché sous le soleil australien et les coups du gardien, se bornant à montrer sur ses doigts le salaire de misère, quand on s’attendrait à ce qu’ils forment un poing (clin d’œil au F.I.S.T. de Jewison avec Stallone en Krasucki des USA) afin de le foutre dans la gueule du « destin », accessoirement du vilain faquin financier escorté de son homme de main. On peut comprendre et estimer la philosophie pacifiste de Loveless et Douglas mais leur passivité (pas même l’esquisse d’un geste d’évasion en Angleterre, et trop tard ailleurs) confine à l’attentisme, à la récompense saugrenue d’un happy end à tort chorégraphié en petit exercice de distanciation à la Brecht (souvenir probable des années de formation théâtrale du réalisateur). Le dramaturge allemand visait une participation du spectateur, à tout le moins sa méfiance envers l’illusion (comique ou dramatique) représentée, miroir de la comédie humaine et du spectacle en continu des structures d’oppression (je schématise et je vais vite, je l’admets), l’art perçu en dressage implicite, en héritage (pontifierait un Bourdieu) de « l’ordre naturel » (tu parles) des choses invoqué par l’ecclésiastique dans sa défense éhontée des privilèges et de l’injustice.


L’impact durement politique du dispositif échappe visiblement à Douglas et son appel en épilogue résonne plus comme un prêche convenu, inoffensif, œcuménique, à travers le « quatrième mur » ou l’objectif de la machine « à momifier le mouvement » qu’en aiguillon d’action, en invite à quitter la salle ou la maison afin de faire vraiment advenir, ici et maintenant, un univers un peu moins suffocant, invivable. Idem, son déploiement d’appareils scopiques participe d’une nostalgie muséale au lieu de constituer les jalons d’une réflexion insurgée, approfondie, sur la nature, la réception et les modifications (esthétiques, politiques, économiques, métaphysiques) sociales, mentales, des images filmées, diffusées, tripatouillées (par la propagande, meurtrière ou bien-pensante, adéquation de détestation). Comrades, avec ses éclats de mélancolie, avec sa boucle bouclée dans l’humilité, dans le témoignage éloigné de la rage – à ce cinéma-là, on peut largement préférer un cinéma dit de guérilla – se lit aujourd’hui, dans une version superbement restaurée, conforme au montage souhaité, en film intéressant, important en soi et au sein de la filmographie insulaire (en 1986, l’année de sortie de l’opus de Douglas, Stephen Frears, dans le sillage de My Beautiful Laundrette, s’apprête à réaliser Prick Up Your Ears et Sammy et Rosie s’envoient en l’air, autre trilogie-brûlot remplie de colère, de sperme, de confrontation physique, tout ceci absent du précédent) autant qu’une œuvre inaboutie, parfois bien trop polie (ah, ce plan des hommes main dans la main sous un arbre crépusculaire à faire défaillir de ravissement le Terrence Malick des Moissons du ciel et du Tree of Life), tant mieux et tant pis. Plutôt que d’encenser les morts en perdant son temps au cinéma, finissons sur un (vrai) regret : que Bill Douglas, avec ses capacités et ses manques, ne put mener à bien d’autres ouvrages, d’autres visions, d’autres fables, miroitées ou non. Restent six heures admirables et discutables auxquelles revenir avec plaisir, surtout en ces temps troublés, navrants, dans les cinémas et au-delà.    

   

Commentaires

  1. Comrades est le plus grand film social britannique jamais réalisé : http://marlasmovies.blogspot.fr/2014/08/comrades-lode-la-liberte-de-bill-douglas.html

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    1. Ceci suppose de les avoir tous vus et néglige la relativité du moindre superlatif...

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