Le Grand Amour : La Secrétaire
Suite à son visionnage sur le service
Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Pierre Étaix.
Cela commence comme La
Femme d’à côté, par un survol panoramique de paysage plat (et une
chanson de trahison, de désamour, de retour à la raison des sentiments) ; cela
se poursuit comme Le Roman d’un tricheur (liberté du récit subjectif, le téléfilm
L’âge
de Monsieur est avancé rendra aussi hommage à Guitry en 1987) puis L’Homme
qui aimait les femmes (gynécée des conquêtes imaginé réuni à l’église,
en relecture du chapelet masculin des Tontons flingueurs) ; plus
tard, le portrait à charge de la province française (Tours, ville à
l’atmosphère « candide, lénifiante et agréable » dixit l’auteur récemment revenu sur les lieux du tournage),
marécage de mariage (par hasard, par paresse, par convention), d’héritage (une
entreprise de tannerie), de
médisances (commères à la Hopper &
Parsons) évoquera Chabrol. À l’instar de l’exégète hitchcockien, Étaix se moque
d’un milieu qu’il connaît bien, auquel il appartient, et sa bourgeoisie à la
Tati (pareillement « ethnologue » d’un territoire révolu) paraît en
cet été 1968 (Paris, le printemps, les pavés, la révolution prônée par les
enfants des possédants, tout ceci assez loin, déroulé sur une autre planète) un
reliquat routinier allégé de la moisissure vichyste. Face à Papa et Maman
(quelle horreur, s’appeler ainsi entre soi, la belle-mère crachant à l’occasion
un délectable « Ça vous va pas, le beige ! »), la nouvelle
secrétaire (dents du bonheur de Nicole Calfan, saisie en gros plans érotisants,
sur fond sonore de machines sexuelles, sa sortie du bureau laissant Pierre
épuisé) habite une banlieue à l’architecture déjà anxiogène, une cité pacifiée
d’avant La Haine, qu’elle quitte chaque matin sur son Solex pour aller
pointer auprès du patron énamouré, qui l’invitera à dîner dans un cadre supposé
romantique (moulin et dominance de rouges).
Hélas (pour lui), elle s’imaginera en
présence d’un autre (auparavant, Pierre imaginait la secrétaire à la place de
sa femme), un type de son âge, quand le timide vieillit à vue d’œil et la saoule
avec sa langue d’industriel. Dans sa bagnole sportive de parvenu échappé d’un
Demy (service militaire achevé, gare de départ, chorégraphie radieuse du
désir), rattrapé par l’inertie des forces conservatrices (album généalogique liminaire), le supérieur déclare à son employée
magnanime, soulagée, un définitif « Je ne vous aime plus ».
L’épilogue, avec Florence revenue de vacances maritimes plus ou moins forcées,
devient vite une scène de ménage (initiée par la jalousie de
classe, de propriétaire esseulé, rentré dans le rang et tant pis pour les
amants) offerte à la rue, confirmant les soupçons mesquins de mésentente, le
film s’achevant anecdotiquement sur un running
gag à la bière de bar. Si l’on sourit
constamment, si l’on s’émeut parfois (la douceur d’Annie Fratellini, sa
sensualité champêtre à la Renoir, ses piètres et poignantes peines de cœur et
de quiproquo, en miroir de la
déclaration faite à la vieille secrétaire, laideron transformé par la surprise,
par l’émoi, par le soin du cinéaste à lester les silhouettes guillerettes d’un
arrière-plan peu réjouissant, par exemple l’infatigable démarcheur Bourget, à
l’assistante bondieusarde de Série noire), on ne s’esclaffe pas (malgré le jet
d’une tarte à la crème à table) au Grand Amour, œuvre ironique au titre
contradictoire, galerie de personnages privés d’amour, grand ou petit, faisant
lit séparé, rêvant leur vie au lieu de la vivre pour de vrai (le véritable
amour, il convient de le chercher dans la transparente intimité du couple avéré à la ville).
Une grâce (de mouvements, de gestes,
de postures) générale irrigue le film, équilibre ses sarcasmes (gueule
d’enterrement de Pierre au repas hebdomadaire des parents), ouvre sa critique
sociale (le fidèle Jean-Claude Carrière semble retravailler une version adoucie
du Journal
d’une femme de chambre) à l’espace de l’intériorité, de l’évasion provisoirement
satisfaisante. Pourtant, même la scène principale du Grand Amour, cette
échappée intérieure dans la campagne, dans un lit mobile, avec la jeune fille
blottie dans ses bras (pyjama rouge pour lui, nuisette rose pour elle), possède
un filigrane dramatique plus proche de Godard ou Cronenberg que d’un
surréalisme inoffensif. Sur une route (celle de la coda du Charme discret de la bourgeoisie ?)
brumeuse, onirique, surplombée par un orgue ecclésiastique et des vocalises
féminines, Pierre et Agnès (de Dieu ?) aperçoivent des sommiers accidentés,
des dormeurs éclopés, des réparateurs aux mains couvertes de cambouis, des
travestis avec baguette et pinard, se retrouvent pris dans une congestion du
trafic en rime avec Le Grand Embouteillage de Comencini. Pierre, tout sauf lunaire,
cartographie ainsi, au-delà d’un argument de vaudeville (belle idée scénique du
« Je retourne chez Maman ! », celle-ci juste en-dessous, au pied
d’un escalier descendu valise à la main et caméra sur une grue, possible clin
d’œil à la maison de poupées burlesque de l’admiré Jerry Lewis dans Le
Tombeur de ces dames), voire de psychodrame en guise d’exorcisme, un
pays à l’arrêt, plongé dans une aimable et insupportable atonie (grisaille
colorée de la photographie assourdie de Jean Boffety, en présage de ce qu’il
fera pour Sautet, autre peintre dépressif de la petite bourgeoisie hexagonale
durant la décennie 70).
Pour l’instant, le réalisateur s’en
tient à la fiction, reprend son personnage de Pierre (Antoine Doinel à lui,
pour ainsi dire) et le fait vieillir en accéléré, s’embourgeoiser, s’ennuyer
(décade peu prodigieuse), rêvasser/fantasmer au sujet d’une gamine (dit son
beau-père) dont il pourrait être le père (elle lui pique du fric, aussi
immaculée que son véhicule, dans l’allée d’un jardin psychique), suivant en
cela les bons conseils inutiles de l’ami beau parleur, lui-même épris d’une
blondasse carburant au carnet de chèques et au champagne en apéritif. Dans Pays
de cocagne, le clown blanc
amateur de muet suivra sa compagne de cirque sur les routes d’Europe 1, à la
rencontre du public de la « France profonde » titillé par la
célébrité, selon un documentaire (réflexif) de montage vomi par la critique et
l’éloignant un temps d’un objectif (il reviendra à la TV ou à la Géode). Co-produit
par Danièle Delorme et Yves Robert via
Les Productions de la Guéville, initialement distribué par la Fox puis par Carlotta
en 2010, primé à Cannes par l’Office Catholique International du Cinéma (mon
Dieu), sorti (69 année érotique, really ?)
un an après Alexandre le bienheureux (sorte de faux jumeau), restauré,
ressuscité, délivré d’un embargo juridique établi sur quatre décennies, Le
Grand Amour, avec sa vacherie n’épargnant pas le protagoniste, avec son
élégance et sa distance très françaises, avec son affiche d’un cœur sur jambes
orné d’un sparadrap, mérite vraiment sa redécouverte, car sa saveur douce-amère
continue à plaire, à séduire autant que le travail sur le cadre (finesse de la
composition) et sur le son (dû au complice Jean Bernard, par ailleurs
collaborateur à deux reprises de Guitry, avec mentions spéciales aux bruits
organiques dans la nef, à l’insupportable téléphone pleurnichard de chiard).
On sait évidemment que la mélancolie
court sous la comédie, pas seulement musicale, et qu’il s’en faudrait de peu
pour que The Party de Blake Edwards ne finisse dans les larmes au lieu
de la mousse. Pierre Étaix, comique attristé par ses contemporains, par
lui-même, reconnu (récompense étatique refusée), adoubé (union sacrée à propos
de Yoyo
des Cahiers
du cinéma et de Positif, pensez) mais guère
populaire (argumentaire judiciaire et marginalité du regard), signe avec son
premier film en couleurs un conte désenchanté sur le renoncement, sur la
désillusion (pas Minnelli, presque), sur l’incapacité personnelle,
l’impossibilité nationale, à faire coïncider l’envie et la réalité, à faire
s’accorder la légèreté ludique d’une personnalité avec le poids matériel des
traditions, des objets (lettres de rupture échangées, minorées, portrait accusateur, crispant casse-noix, cause des
sursauts du chien gris chéri, équipé au tricot en substitut d’enfant, biens
littéralement coupés en deux lors d’un divorce mental), des corps. Sans doute
le métrage représente, à son échelle modeste, domestique, la gueule de bois
dans le sillage de Mai 68, l’enlisement des gouvernements et des consciences
dans une « crise » pérenne, partagée avec la communauté européenne.
En 2016, Florence, cougar friquée,
coucherait avec le jeunot portant courtoisement son bagage, Agnès connaîtrait
l’extase d’une tournante dans une cave (la bien nommée Thérèse, sacrilège, à
peine sortie du couvent, fume et se prostitue illico) tandis que Pierre (fétichiste de cheveu) se consolerait de
son échec existentiel en matant sur Internet du matériel pédophile – pas
réellement de quoi rire, en effet, dans la France d’aujourd’hui, aux désolantes
guirlandes de saison, aux supermarchés en mode Romero gavés de sinistres
produits de fêtes, aux salaires exsangues et à la terrible patience apeurée,
atomisée, installée.
Et si l’année prochaine nous réserve
encore l’imbuvable mascarade électorale, il ne faut malheureusement rien
attendre, espérer, redouter, du cinéma français tel qu’il se pense et finance
de nos jours. Cela n’exclut pas les réussites de francs-tireurs comme Étaix
(citons en outre le délicieux sketch
vampirique intitulé Insomnie, inclus dans Tant qu’on a la santé, ses
apparitions en tant qu’acteur chez Bresson, Fellini, Ōshima, Philip Kaufman ou Aki
Kaurismäki, sa disparition discrète en octobre dernier), bien sûr, cela n’invalide pas la lucidité, le talent, l’énergie, la
différence de discours et de style dont peut s’enorgueillir une partie de nos
ressortissants (on les célèbre ici et ailleurs). Cependant, clairement et
probablement longtemps, cette imagerie-là, cinématographique, politique,
économique, psychologique, ne nous dit rien (de bon), ne nous intéresse pas,
nous atterre et nous indiffère – le grand désamour, voilà.
"La virilité, la solitude, la paternité… Autant de thèmes qui composent cette formidable étude de l’amitié. Le réalisateur interroge le pouvoir du cinéma comme vecteur d’expression des sentiments et des non-dits, là où les mots ne suffisent plus. En effet, comment traduire le temps et ses effets autrement que par le mouvement et l’image ? On en revient à la notion d’ascension qui peut se voir comme une métaphore du sentiment d’amitié et du temps qui en découle. Seul le cinéma est capable d’exprimer une telle ascension dans toute sa splendeur et Michael Angelo Covino l’a bien compris, se permettant d’ailleurs un hommage au film de Pierre Etaix, Le Grand amour."
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