Black Coal : Nettoyage à sec


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Diao Yi’nan.


Polar polaire à l’humour noir comme le charbon, à l’intrigue aussi fine que la glace du titre international, Black Coal fusionne Gorky Park, où l’on patinait déjà mortellement sur « les eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre la métaphore célèbre, toujours de saison, de Marx & Engels dans leur Manifeste du Parti communiste (1848) et le « film noir » à « conscience sociale » de la Warner durant les années 30. Avec son privé alcoolisé, sa « femme fatale » surtout à elle-même, sa radiographie désenchantée d’un pays via le prisme euphorisant du cinéma, le film retravaille habilement et puissamment des motifs bien connus, en partie repris par Jia Zhangke dans A Touch of Sin, l’héroïne paraissant une petite sœur discrète de la « justicière » ensanglantée, elle-même tout droit sortie d’un wu xia pian moderne. Le macchabée, empaqueté puis déchargé sur un tas aux allures de terril, rime avec son homologue liminaire en ciment ukrainien de My Joy. Quant à la grande roue entre ciel et terre, écrin aérien du couple mal assorti qui copule avec une refroidissante absence de tendresse, une palpable détresse, elle provient évidemment du Troisième Homme, la cithare d’Anton Karas remplacée par une chansonnette à la saveur très années 80, sur laquelle l’ex-flic improvisera une danse grotesque et sympathique. Plus profondément, et puisqu’il s’agit d’une co-production avec Hong Kong, on ne peut pas ne pas penser au superbe et ténébreux Full Alert de Ringo Lam, drame identitaire, sentimental, SM et totalement désespéré, l’un des sommets de son auteur dans le sillage du similaire, sinon infernalement solaire, Police fédérale Los Angeles de William Friedkin.





Doublement primé à Berlin, succès commercial en Chine, la productrice Vivian Qu l’attribuant au « genre » choisi, Black Coal séduit par son climat dépressif, sa météo affûtée des sentiments, ses néons en toc à la Wong Kar-wai, réjouissante et désolante démonstration de facticité sur la nuit de la ville et de l’âme. « Feux d’artifice en plein jour » indique le titre original, et cette épiphanie à la Kitano surviendra dans la coda, avec un plan poignant de la jeune femme, fausse veuve noire à la peau « jaune » dans son enfer vert, les yeux levés vers l’artificier planqué sur le toit, bombardant le quartier, les forces de police et les pompiers au sol, sans que l’identité du terroriste inoffensif ne nous parvienne, un travelling ascensionnel sur une grue des « soldats du feu » coupé raide avant le générique de fin. Mais le spectateur imagine volontiers le policier réintégré dans sa hiérarchie, à rigoler au restaurant entre hommes, tirer ainsi, contrevenir à la loi, histoire de saluer une dernière fois la meurtrière menottée du propriétaire proxénète d’un club au nom homonyme, son enseigne colorée auparavant aperçue depuis la nacelle embuée. Après sept ans de réflexion, disons, le remarqué Train de nuit remontant à 2007, le réalisateur-scénariste nous conte un conte d’hiver sans Rohmer, quoique, une histoire d’amour à contre-jour, une enquête avec découpage de cadavres et dissémination « aux quatre coins » de l’ancienne Mandchourie. Black Coal se situe dans la province du Heilongjiang, au nord-est, en bordure de Russie, et la Rivière du dragon noir, transformée en fleuve Amour du côté de Moscou, charrie un passé qui ne passe pas, qui ne s’oublie pas, souligne la tenancière habillée dans sa baignoire de parvenue, veuve joyeuse, hilare, étendard du capitalisme globalisé, sans remords, pas sans mémoire.





On passe de 1999 à 2004 par la grâce d’un champ-contrechamp élégant, sous un tunnel routier davantage funèbre et neigeux que le Tunnel of Love amoureux vanté par Springsteen. Cinq ans plus tôt, en été, on retrouva des pièces humaines détachées dans une usine boueuse, on se tira dessus dans un salon de coiffure à la Almodóvar, on enterra les cendres du supposé défunt au pied d’un arbre devant une teinturerie. La scène de fusillade constitue d’ailleurs un « morceau de bravoure », de surprise, de drôlerie violente molto Kitano. Les suspects autant que les équipiers achevés, l’instruction se referme aussi sec, notre flic hospitalisé, traumatisé, de surcroît divorcé, comme le montrait une scène de baise et de bagarre ferroviaire inaugurale. Les cartes déploient leur mauvaise donne, les rails ne conduisent qu’à une impasse, Zhang, avec sa tension à la Bruce Lee, ses moustaches à la Charles Bronson, se voit mis temporairement KO, dans l’ellipse temporelle. Cinq ans plus tard, chargé de surveillance, ivrogne assoupi qui se fait voler sa moto par un Samaritain pas si Bon, il circule à mobylette et palpe une ouvrière en bleu de travail dans la bonne humeur collective ; notez que lors du prologue, la rumeur de seins féminins en kit faisait s’esclaffer les charbonniers. Il règne « un froid de loup » et deux corps en puzzle viennent de surgir, l’employée d’un pressing en point commun, accessoirement épouse de l’opérateur de pesée reconnu par sa carte d’identité au siècle dernier. Pas de My Beautiful Laundrette ici, ni de quartette sexuel selon Anne Fontaine, mais un patron recousant un bouton et se collant à sa contractuelle, maintenue sur son poste par charité, pas par professionnalisme, dit-il au client travaillant sous la bienveillance du partenaire Wang, seul rescapé avec lui de la tuerie capillaire.





La mutique Wu, les taciturnes Zhang et Wang se rejoignent à la patinoire locale, tandis qu’un camion fait son apparition. Dans une ruelle nocturne, écarlate, l’ami rencontre sa némésis incongrue à coup de patin tranchant, son sang éclaboussant les murs gelés. Première révélation : le mari, bien vivant, anonyme et fumeur, espionne sa femme depuis cinq ans, la suit et trucide les mâles, « anciens ouvriers reconvertis dans le commerce », dont le tort consiste à s’y intéresser de trop près. Paraît-il dissimulé après un casse meurtrier, il succombe aux balles des « camarades ». Ses cendres introuvables, jetées par son épouse à la rivière, Wu avoue son crime à Zhang dans une fête foraine sinistre : deuxième révélation. Le violeur à la veste ventilé par wagons, le mari complice et bourreau évaporé, l’enquêteur savourant modestement son triomphe, alors que Wang lui signifiait que la vie ne comprend pas de gagnants, l’épilogue de reconstitution chez des prolétaires, lui obséquieux, elle enceinte, nous abandonne au seuil d’une troisième révélation, nous quitte sur le sourire énigmatique de l’hypnotique Wu. Porté par un beau couple de cinéma, la Taïwanaise Gwei Lun-Mei et le Chinois Fan Liao, mais Wang Xuebing en époux « mort-vivant » et Yu Ailei en protecteur imprudent ne déméritent certes pas, loin de là, servi par la remarquable photographie de Jingsong Dong, Black Coal possède une beauté, un mystère et une tristesse intrinsèques, singulières, irréductibles aux citations supra. Certains pourront cependant lui reprocher son manque d’originalité, sa fin ouverte, abrupte, sa timidité envers le régime en place, avec modification scénaristique et hommage brièvement lacrymal aux irréprochables hommes en uniforme tombés pour la communauté.





Par-delà ces mineures imperfections, le métrage de Diao Yi’nan révèle un vrai cinéaste, précis, assuré, sensible, et décline un irrésistible inventaire pas vraiment à la Prévert, avec ses pastèques aux pépins crachés par terre, son assiette de nouilles assaisonnées d’un globe oculaire dans un restaurant-autocar, ses photographies de pieds coupés à la Magritte chaussés de patins sportifs, son cheval de chiffonnier réfugié dans le couloir d’une gardienne d’immeuble délatrice avec gourmandise, son camion de prostitution, son extincteur d’exercice pour gosses, ses valses classiques increvables, ses lunettes 3D pour mater ensemble Revenge of Superlady, ses blocs de glace translucides et, last but not least, son ordinateur enfumé de jeux en ligne. Film modeste, réaliste et intériorisé, au lyrisme orchestral, dû au fidèle Zi Wen, fleurissant à l’improviste, par exemple quand Zhang contemple les caractères illuminés en plastique, Black Coal  nous donne à explorer, tout au long de ses cent cinq minutes denses, intenses, un territoire à la fois familier, étranger, cruel et fraternel. Mieux – il parvient à dresser un état des lieux d’une déréliction économique et existentielle généralisée en dressant le portrait d’une femme émouvante et létale, cristallisation incarnée, éthérée, des correspondances avec l’Occident et symbole suprême d’un envoûtement qui n’appartient qu’à l’Asie, à son cinéma. Oui, dans le noir charbon des actes et des cœurs brille l’éclat fragile d’une féminité glacée, brûlante, saccagée, résistante. Wu/Lun-Mei, foyer de lumière noire, fantôme désirable, citoyenne hors d’atteinte, hante l’œuvre et lui confère son charme malade, son attraction de désastre. Cette Chine grise et légère, grave et ludique, nous concerne, nous inquiète, nous interroge et nous ravit.

Commentaires

  1. Bonne critique, mais si il y a bien un réalisateur que tu aime, c'est bien WILLIAM FRIEDKIN qui est souvent cité dans tes commentaires mais d'ailleurs ce n'est pas pour rien que que tu as une page KILL BILL

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    1. Merci, l'ami ; au temps de Starfix et compagnie, on rapprochait d'ailleurs le grand Ringo du non moins remarquable William : deux vrais cinéastes aux parcours problématiques mais à saluer souvent, en effet !

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