Nocturno 29 : L’Armoire volante
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Pere Portabella.
Citons in extenso l’inexacte (et lapidaire) présentation du site :
« Premier long-métrage de Pere Portabella. Composé de scènes
quasi-autonomes s'enchaînant par des transitions inattendues, inspiré par
Eisenstein autant que par Bergman ou Antonioni, Nocturno 29 est le film
le plus ouvertement anti-bourgeois de son auteur. » Avant de réaliser, le
Catalan produisit, et pas n’importe quoi : Les Voyous de Saura, La
Petite Voiture de Ferreri puis Viridiana de Buñuel, voilà. Peu
prolixe (une douzaine de longs métrages en quarante ans), il collabora avec la
fondation Maeght, choisit aussi de devenir député parlementaire et
accessoirement rédacteur constitutionnel. Ce qui nous donna envie de voir Nocturno
29 ? Les images du visage de Lucia Bosè, « découverte »
par/chez Antonioni (mémorable Chronique d’un amour) et au parcours
discrètement éclectique (des deux côtés des Alpes). Accompagné du poète Joan
Brossa (dialogues remarquables dans la forêt finale) et du directeur de la
photographie Luis Cuadrado (Peppermint frappé, Anna
et les Loups, L’Esprit de la ruche), Portabella
trace durant soixante-dix-sept minutes, en noir et blanc, postsynchronisées, le
portrait (supposé à charge, étonnamment émouvant) d’une bourgeoise dans
l’Espagne de 1968, vingt-neuvième année du règne enténébré de Franco. Il le
fait d’une manière particulière, sans recourir à une histoire, des personnages,
un sens, une morale et une identification à l’usage du spectateur, petit
attirail poussiéreux, paresseux, comateux, qui rend inexistants et méprisants
(donc méprisables) quatre-vingt-dix pour cent (estimation magnanime) du cinéma
(ce que l’on continue à désigner ainsi) contemporain (mais aucune nostalgie de
grabataire pour un âge censé doré).
Film libre et solaire, mystérieux et
sincère, politique et ludique, à l’instar de son actrice, Nocturno 29 séduit constamment,
amuse souvent, trouble parfois. Il s’agit d’une œuvre modeste et assez immense,
dont la brièveté inverse la richesse formelle, émotionnelle. Notre cinéaste
n’invente rien, il use brillamment et singulièrement de la « grammaire »
du « langage » cinématographique, au croisement de la satire et de la
poésie, du jeu et du sérieux, du documentaire et de l’utopie (le prologue très
contrasté, au bruitage réflexif de projecteur, des amants insulaires). Jamais arty, irréductible à l’imagerie muséale
(attention aux « installations »), le film suscite le souvenir
(Hitchcock et sa Marnie déteinte, Bergman et son miroir de masques personnels),
associe un bouton de sonnerie à un téton féminin, une cheminée à l’horizontale
à un cigare explosif de ploutocrate. Lucia, douchée, se grime en Groucho Marx et sourit à
l’objectif, s’intéresse à un mâle urinant dans la rue, à une armoire (pas celle
de Polanski, a priori) s’élevant du sol à cause d’un déménagement, glisse des
pétales dans ses oreilles et ses narines sur fond de couinements de rongeur albinos. Dans une villa patricienne
sur les hauteurs urbaines, elle joue aux cartes, tic-tac, en couleurs avec des
hommes tricheurs (même au billard, probablement), tendus, vaincus par sa désinvolture,
sa grâce, son départ. Plus tard, pareillement colorée, la voici en train de
consulter des échantillons de tissus en longs rouleaux internationaux (le
Brésil, le Japon, la Suisse), le vendeur en costume sans doute moins carnivore
que son homologue de Amours cannibales.
Elle retrouve son mari entre les
arbres (pas ceux de Marguerite Duras, quoique) et conteste la limitation de la
liberté à un simple mot. Lui, il se coltine un univers de bureaucrates,
d’automates, un vieux (peut-être échappé de la scène dans la maison de retraite
huppée, métaphore métonymique aux cadavres endormis, à la voix off papotant un monologue postal et
glissant « Le capitaine était responsable du maintien de l’ordre »,
tu m’étonnes) lui affirme que « La guerre, c’est toujours une histoire de comptabilité », en effet. Ici, on
soigne un pied blessé, on entend un pianiste dissonant, on aperçoit un clown blanc et un chenil enragé, on regarde à la TV un défilé de chars (le téléspectateur
devant l’écran dépose délicatement ses deux yeux sur un linge immaculé), on pratique
le golf, on massacre des oiseaux, on
pousse le cri du coq sous une table parmi une marmaille d’adultes retombés en
enfance, on assiste à un concert parasité par des Larsens, on croise un travesti (façon Norman Bates) de coffre-fort, une ambulance fonceuse, une procession religieuse entrecoupée des
marionnettes d’un guignol local, on surprend au bistrot un couple en train de
s’engueuler via des mimiques
drolatiques et des chansonnettes à la Resnais. Au seuil d’un labyrinthe végétal
méta, des mains se dénouent en douceur (easy
listening vocal lors de la
promenade). Ne pas s’étonner si des draps propres, étendus, voisinent avec une aiguille
plantée dans un « coussin » noir de couturière, si une barque se
tient immobile à flanc de montagne, si la mer pivote jusqu’à prendre la place du
ciel. L’usine désaffectée abrite un moment suprême d’érotisme ésotérique, quand
l’héroïne caresse tendrement, langoureusement, le volant noir d’une machine
sexuelle (engrenages graisseux, voile nuptial) à faire saliver les performeuses
« tout terrain » de Kink.
Entre l’homme et la femme, avatars et
caricatures des taiseux, des « purs » de l’ouverture, advient une
désunion, comme une relecture d’Antonioni revisité en plein jour (errance
verbale de La Nuit), durant laquelle le réalisateur déploie une maestria
du cadre, du mouvement, du découpage. « Les gens n’ont pas à réfléchir
mais à obéir » assène le solide businessman,
tandis que celle qu’il aime s’éloigne définitivement. Ce que paraphe l’épilogue crépusculaire, avec son avion envolé, avec la lumineuse Lucia dans les airs d’un
projet, d’une promesse encore confidentiels, étouffés par le fascisme soft de la formule, du récit, de la
linéarité, de la signification, de l’injonction. Le totalitarisme, on ne le
sait que trop, y compris dans sa variante démocratique, se caractérise par une
surveillance constante et globalisante, s’occupant de tous les pans (et plans) d’existence
du sujet réifié (son extériorité, son intériorité), allant jusqu’à supprimer la
seule idée-possibilité d’altérité (voici comment penser, consommer, baiser,
prier, voter, crever). Portabella, rétif aux appartenances, mêmes innocemment
esthétiques, amateur de cinéma classé classique (Ford ou Lang) et cependant affligé
par ce qui se distribuait alors, chez lui ou ailleurs, signe par conséquent un opus vivant, pas du tout intimidant,
laissant la propagande et « l’expérimental » (notion autant pertinente
que celle de « genre ») à ceux qu’ils intéressent, qui les
professent. Indépendant, à contre-courant, bien vaillant (plutôt que
bienveillant, marotte de cloportes à la Audiard), Nocturno 29 démontre sans
être démonstratif (ni auteuriste, ni poseur) que le cinéma (moins encore le
monde) ne se réduit pas à l’ordre (imaginaire) des choses que l’on nous impose
depuis plus d’un siècle avec notre complicité, notre manque de curiosité,
d’énergie, d’intelligence et de violence (oui, mille fois, il faut faire
violence au cinéma, au monde et à soi pour aboutir à quelque chose, pour
avancer d’un millimètre, pour ne plus se satisfaire des innombrables horreurs
consommées au quotidien). Peu importent, finalement, le crash prévisible et l’aura d’artiste « majeur », « incontournable »,
néanmoins guère populaire car méconnu. Cette cinématographie continue à inspirer,
questionner, attirer – dans son obscurité musicale et sensuelle respire un beau
secret à partager.
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