La prima linea : Tu ne tueras point


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Renato De Maria.


Reformulons le Camus du Mythe de Sisyphe – il n’y a qu’un problème politique vraiment sérieux : c’est le terrorisme. Ce phénomène pérenne, global, nanti d’un vernis d’idéologie, mélange instable de « morale du ressentiment » nietzschéenne, d’utopie juvénile et de narcissisme suicidaire, sinon sacrificatoire, possède une mystique à part. Face au « forces de la réaction » en place, il vise toujours le spectaculaire, la sidération, l’absurde et le désastre. Film éminemment mélancolique, La prima linea illustre un désenchantement, une prise de conscience des conséquences réelles, intimes, de la violence. Dépourvu du moindre glamour, d’un romantisme complice, il humanise et démythifie les assassins très humains d’un groupe moult connu en Italie, dans le sillage de scission des Brigades rouges sang. Le scénario transpose l’autobiographie de Sergio Segio, l’un de ses dirigeants, qui n’aima pas le résultat, le jugea bien trop manichéen, soumis à de multiples censures, notamment étatiste. L’Histoire, nul ne l’ignore, s’écrit selon les vainqueurs, et La prima linea portraiture des perdants, des desperados, des idéalistes enragés dont la dernière action, après dissolution, consista à aller libérer quatre « camarades » féminines via l’explosion « excessive », à vingt kilos de dynamite, d’un mur de prison, un retraité à canidé succombant accidentellement. Génie culturel italien oblige, l’évasion se déroule au son d’une chanson « californienne », libertaire et cinéphile de Gianna Nannini ! Nous voici dans un pays de pluie, de brouillard, de routes campagnardes autant plates que l’avenir des protagonistes, que la révolution à la Leone, de maisons inhabitées, glacées. Les clandestins, les couples factices, se coupent de leur famille, du monde, d’eux-mêmes, fantasment leur renaissance amnésique en Suisse.



Ici, l’amour aussi doit se cacher, le combat, la lutte et la « guerre » s’apparentent à une aliénation, une désincarnation, une dépossession de soi. Les fantômes de la liberté, du monde meilleur, d’une société plus juste, errent aux alentours de Venise, ville mortuaire bien plus qu’amoureuse, ils s’apprêtent à commettre leur ultime coup d’éclat sentimental. Le métrage, dans sa densité mesurée de quatre-vingt-quinze minutes, alterne trois temporalités, dédouble l’espace carcéral. Sergio, incarcéré, s’adresse à nous en regard caméra, se confie, se confesse, la journée du dimanche d’émancipation, sise en janvier 1982, tissée aux souvenirs des années précédentes, de la formation à la séparation, en passant par l’avènement du mouvement. Des images d’archives viennent s’intégrer au récit subjectif, des statistiques liminaires exposent le cadre général. Par son caractère polémique, historique, traumatique, par les procès d’intention qu’on lui fit à tort, par sa capacité à réveiller des blessures transalpines à peine cicatrisées, le film connut des difficultés de financement, en partie résolues par une co-production avec la Belgique des frères Dardenne et l’apport des exonérations d’impôts européennes, de l’investissement des banquiers d’ING, sauvetage contradictoire dont les militants survivants du gauchisme à main armée durent apprécier toute la délectable ironie. Certes, on peut parfois reprocher au réalisateur sa démonstration, son choix de se focaliser sur un requiem pour un con, pour plusieurs, de ne pas donner à voir l’énergie, l’enthousiasme, l’émulation des premiers jours, tout du moins leur possibilité, de placer hors-champ l’emprise nocive de la Démocratie chrétienne, la collusion contre-nature, factuelle ou symbolique, entre les extrêmes, à droite ou à gauche, sans omettre les services secrets.


Il s’intéresse avant tout à son couple improbable, mémorable, au fils d’ouvrier épris de l’étudiante. Susanna, forcément perverse, affirmerait Buñuel, fille de la décennie 70 « en crise » et, pourquoi pas, du bourgeois Mai 68, peut s’offrir un soir sur le chemin de la gare, achever, impitoyable, en pleine rue, au pistolet, un traître fragile, taper un rapport de réunion puis écrire une lettre d’amour en taule, sentir encore sur sa gorge la poigne du policier, persister à entendre les voix satisfaites de ses adversaires, apprendre le décès de sa mère malade par une détenue. Sergio porte sur ses épaules, sur son caban, le poids du monde qu’il ne changea pas, qu’il rendit plus atroce. Chaque victime devient un individu, chaque visage revient le hanter, chaque « jambisme » miroite une amputation de la « meilleure jeunesse », pour parler comme Pasolini. Avant l’assassinat du jeune Willy, le pire reste à venir, le pire survient. Emilio Alessandrini, un juge impartial, efficace, accessoirement père de famille, qui sut trouver, prouver, l’implication des néo-fascistes dans l’attentat de Piazza Fontana, qui désormais enquête sur les adeptes de Prima Linea, se fait descendre au feu rouge, dans sa R5 de prolétaire de la même couleur, derrière une barrière de fumigènes, à bout portant et en duo. Un plan de gisant paraphe la démarche du cinéaste, le positionne clairement du côté des assassinés, au risque d’attribuer l’unicité des massacres aux membres de « l’avant-garde » en déroute, conspuée, lâchée par tous, y compris ceux qu’elle se targue de défendre, ouvriers, syndicalistes et autres « exploités ».


Ce point de non-retour franchi, le début des années 80 cueille notre « héros » balancé par les siens, refusant de se rendre en janvier 1983 au rendez-vous ferroviaire muni d’un flingue, son monologue anachronique se situant six ans plus tard, en novembre 1989, le mois de la chute du mur de Berlin, nécrologie d’un certain communisme, marche peu marxiste des événements, signe de la suprématie du capitalisme, du consumérisme mondialisé, gentiment moqués dans Good Bye, Lenin!, par exemple. De Turin à Milan, de Venise à Sesto San Giovanni, crochet nocturne pour revoir les parents, pour manger avec eux, demander une trêve au père en colère, les quitter sans bruit, sans adieu, au petit matin, afin d’aller tuer le magistrat supra, même supplié de ne pas « commettre l’irréparable » par le nostalgique ami Piero, le seul qui viendra voir Sergio lors de son arrestation, le film cartographie ainsi un territoire spectral, une psyché individuelle et collective endeuillée, profondément blessée. Comment sortir du terrorisme, comment laver le sang de ses mains, comment s’inventer un lendemain qui, à défaut de chanter, permet de se regarder en face dans la glace ? Notons l’absence notable de miroirs et précisons au passage que Susanna Ronconni & Sergio Segio, une fois leur peine purgée, « travaillent comme bénévoles », conclue le générique de fin. Parmi ces « travailleurs sociaux » un peu particuliers, certains se réfugièrent même au sein de la République française sous régime mitterrandien, et l’on se souvient vaguement du psychodrame national, germanopratin, autour de Cesare Battisti, aujourd’hui Brésilien d’adoption.


Retour au film. La prima linea bénéficie d’un faisceau de talents que l’on mentionnera brièvement. Outre les crédibles et éclectiques Giovanna Mezzogiorno, vue dans Vincere, Riccardo Scarmacio, vu dans Nos plus belles années, Romanzo criminale, futur frère de Dalida, d’ailleurs, Lino Guanciale, vu dans L’Ange du mal, Fabrizio Rongione, habitué de la filmographie des Dardenne, De Maria enrôla comme scénaristes Sandro Petraglia, auteur récompensé, entre autres, de La messe est finie pour Nanni Moretti, de Mery per sempre pour Marco Risi, de Nos meilleurs années pour Marco Tullio Giordana, de Romanzo criminale pour Michele Placido, et Ivan Cotroneo, collaborateur de Lina Wertmüller à la TV. Le fidèle Gian Filippo Corticelli éclaire élégamment ce naturalisme postsynchronisé ; le monteur primé Marco Spoletini, ami de Mateo Garrone, assemble avec douceur, fluidité, le puzzle temporel ; Max Richter, le précieux compositeur du Congrès, ponctue de son piano l’impressionnisme dépressif, tandis qu’Andrea Occhipinti, distributeur-producteur de valeur, auparavant acteur dans L’Éventreur de New York de Lucio Fulci, supervise l’ensemble, avec les renforts du fonds Eurimages, de Rai Cinema et de la berlusconienne Medusa. Tout ceci pour dire que Renato De Maria, issu du clip et du documentaire, comédien dans Aprile ou Le Caïman, sait filmer, que son évocation séduit par sa beauté hivernale, sa maîtrise du cadre et de la caméra portée par-ci par-là, ses moments d’intensité, exécution ou confrontation. Contrairement à La seconda volta, le film de Mimmo Calopresti avec Valeria Bruni Tedeschi & Nanni Moretti, l’opus ne pratique pas la dialectique, le « jeu du chat et de la souris », le partage intergénérationnel d’un passé encore proche, à vif.



La prima linea frise l’autarcie, l’autisme, le solipsisme et dans la fermeture de cette déchirure assume et incarne l’impasse congénitale du terrorisme italien. On ne fait pas le bonheur d’autrui contre sa vie, on ne se libère pas de l’oppression par la suppression, on ne construit rien sur une rage de classe, sur un aveuglement rassurant de faux résistants. La tristesse de l’œuvre, davantage que d’émaner de l’échec logique d’une quelconque « stratégie de la terreur », provient d’une impossibilité actée au rassemblement, à la concorde, à l’élan, à la solidarité dans une redéfinition de la vie en société, une vie plus respectueuse, moins déséquilibrée, délestée des arrangements, des hypocrisies, des immobilismes en ciment d’un monde qui, finalement, se maintient avec le consentement apeuré de la majorité, hier et aujourd’hui, dans la péninsule et ailleurs. Symptôme et virus, le terrorisme représente un repoussoir, un rêve terrible, de nos jours voilé, l’allié objectif des conservatismes mondiaux s’en servant pour consolider leur monopole drapé dans la démocratie, le droit, la normalité, ce « vilain » mot que Susanna promet de bannir une fois au pouvoir, dit-elle en embrassant Sergio. Méfions-nous de ceux qui veulent nettoyer la langue, de tous les illettrés ou descendants de cultivés titillés par les autodafés, mais gardons-nous également des guignols avec leur morale « à deux balles », pas de revolver, des « humanistes », des « cinéphiles », espèces assurément dispensables, se plaisant au statu quo. La prima linea, avec ses limites, avec sa réussite, poursuit la belle tradition d’un cinéma qui sut comme nul autre se regarder en face, questionner ses citoyens, ses pantins, ses « monstres » nouveaux ou non, associer le politique et l’esthétique sans se vautrer dans la propagande, la bien-pensance, la leçon assénée au spectateur.



Il ne suffit pas de boire une bouteille d’eau au goulot, de faire couler le jet d’une douche sur sa tête à bouclettes pour se purifier de ses méfaits, tant mieux ou tant pis. Entre « perdre son humanité » à vouloir améliorer les choses et assumer « une responsabilité judiciaire, politique et morale », le film funèbre de Renato De Maria, acceptable mea culpa, explicite avec justesse une tragédie en Europe et laisse à chacun le soin d’inventer des moyens plus généreux et fertiles du renversement de l’ordre ignoble du réel, cette anecdote tout sauf rose qui nous indispose au-delà des « salles obscures », d’où leur existence consolatrice, régressive, mercantile, cynique. Que le cinéma, art mécaniquement et naturellement politique, intériorité projetée sur les écrans de la Cité, s’autorise cela plus souvent, qu’il ne craigne pas de faire preuve de mémoire, de lucidité, d’avertissement adressé au présent. À Berlin ou Paris, à Madrid ou Londres, des gens cosmopolites, œcuméniques, perdent la vie pour rien, sans raison, salement, et en Orient des bombardements flagrants néantisent des enfants. Ne nous prenons pas pour un avatar de Mister Robot mais rappelons que le numérique change un chouïa la donne révolutionnaire, que notre destin nous appartient, que le cinéma, voire l’écriture sur le cinéma, procède par définition d’une « vision du monde », d’un regard qui ne saurait se contenter de la réalité, de son état actuel, de ses imageries, de ses discours. La prima linea, sous ses allures réflexives, définitives, d’enterrement, donne envie de se battre, d’aimer, d’être et de rester vivant – ou alors de se taire, de tout plaquer, parti à jamais.     
                              
                      

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