Le Procès de Viviane Amsalem : Le Grand Pardon
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Ronit
& Shlomi Elkabetz.
Si c’est fichu
Entre nous
La vie continue
Malgré tout.
Michel Delpech, Les Divorcés
Biographie (familiale), contexte
(sociétal), état des lieux (du procès vers le procès-verbal) : tout ceci
importe, bien sûr, mais ne saurait suffire à expliquer, encore moins épuiser,
la force du film, dernier volet d’une trilogie à la suite de Prendre
femme et Les Sept Jours, ultime métrage (des deux côtés de l’objectif) de
Ronit Elkabetz, comédienne francophile au générique des titres de Fanny Ardant,
André Téchiné ou Pascal Elbé, hélas « prématurément » décédée d’un
cancer en avril de cette année. On peut certes aussi penser à Cassavetes
(théâtralité, féminité, masculinité, oralité, héritage culturel sudiste commun,
la Grèce finalement pas si lointaine d’Israël), voire à Dreyer, Preminger et
Clouzot (les fascinantes femmes accusées du Procès de Jeanne d’Arc, Anatomie
d’un meurtre et La Vérité). Le Procès de Viviane Amsalem
s’appréhende cependant pleinement en dehors de son propre cadre personnel,
fictionnel, « sociologique », cinéphilique. On sourit souvent,
jusqu’au bout, jusqu’aux larmes et aux cris de rage de l’héroïne, à la tragi-comédie
domestique et collective brillamment écrite, interprétée, réalisée par un frère
et une sœur fusionnels, séfarades, se souvenant de leur mère, de leur père, et
donnant à voir le fonctionnement de la loi ashkénaze dans un pays non laïc.
Viviane, Antigone de Jérusalem, protagoniste et prisonnière d’une interminable
guerre (des sexes proches, des peuples voisins), se bat longtemps, cinq ans,
contre un système patriarcal aux privilèges millénaires, à l’autarcie
nationaliste (pour ses défenseurs majoritaires, le mariage religieux assure la
cohésion de l’État hébreux, en contradiction avec l’ouverture généreuse prônée
lors de sa création en 1948 par Ben Gourion, politicien apparemment guère épris
de divin).
Politique des unions et surtout du
désir – quand Viviane, peu préoccupée de plaire, dénoue sa longue tresse
baudelairienne (« Dans le judaïsme, la voix et la chevelure de la femme
sont considérées comme les moyens les plus scandaleux de séduction »
affirmait la comédienne-cinéaste dans le dossier de presse), quand elle frotte ses
jambes croisées aux pieds peints, quand elle porte une robe rouge parmi tous
ces costumes noirs aux chemises blanches, kippa ou pas, elle fait subir un
séisme sensuel, quasi impie, à
l’ordre morose (et « sacré ») des choses, elle réveille l’érotisme
tentateur des magistrats-rabbins barbus, imbus, elle décuple la puissance
fantasmatique et verbale des témoins requis, femme de son frère et sœur de
celle-ci, deux personnages énergiques et sexy,
drolatique ou énamourée (la dernière boit des yeux le bel avocat qui semble
prétendre s’entretenir innocemment avec sa cliente à la table d’un café, qui
affirme ne pas l’aimer tel que l’entend le défenseur fraternel du mari). Jamais
la caméra subjective et « au cordeau » du duo ne sort du tribunal, à
peine saisit-elle une salle d’attente où l’on fume, un bout de couloir où l’on
attend impatiemment, épuisé de tension et de désillusion. Pourtant, le monde
entier paraît pénétrer dans cet espace réduit, aux murs blancs, aux plinthes
humides, aux tables anthracite comme récupérées d’une école (le triumvirat trône en surplomb, pas dupe
de la scénographie de la justice humaine, spectacle par excellence, mise en
scène et en public de la plus grande intimité, voire de l’abstraction – mystère
de l’amour, du désamour, du meurtre, du massacre, à Nuremberg ou ailleurs).
La double scène du lieu judiciaire baigne dans une belle lumière naturelle,
assez douce, due à Jeanne Lapoirie (Sous le sable ou Michael Kohlhass), dont les cinéphiles compareront le travail solaire avec les
ténèbres psychiques et morales du Sang du châtiment, l’opus dérangeant/dérangé, identiquement
procédurier, de William Friedkin, éclairé par Robert D. Yeoman.
Affaire de cour, affaires de famille,
cour peut-être faite hier et demande de divorce désormais : Le
Procès de Viviane Amsalem, réussite cosmopolite primée, vite
tournée en un mois, ne fait pas défiler des idées, ne prend pas position, se
garde de faire le procès des hommes (misandrie facile, en partie justifiable
par l’injustice établie d’un accord de négation machiste) ; il expose des
corps, des regards, des gestes, des mots, des individus de chair, de sang, de
logos, de pathos (par sa beauté, son talent, la précision et l’intensité de son
jeu, la très regrettée Ronit se situait dans un sillage de passionarias,
quelque part entre Maria Casarès, Anna Magnani ou Melina Mercouri), de rires et
de silences. Ici, les hommes (charismatique Menashe Noy, flanqué du délectable Sasson
Gabai, aux faux airs de Mel Brooks, apprécié dans Le Cochon de Gaza) et les
femmes (la brune Evelin Hagoel, la blonde Ruby Porat Shoval) se mettent à nu,
le cinéma au carré (artificialité du dispositif du huis clos pénal) vise à
dévoiler, révéler progressivement une vérité « intérieure » (donc apparente),
de comportements et de sentiments. Au terme de la procédure, de l’œuvre, ni
féminisme militant ni manichéisme rassurant, rien que deux blessés, un homme
qui aima (plutôt) mal une femme, ne sut comment et continue néanmoins à
l’aimer, tandis qu’elle conquiert sa liberté, en espadrilles, au prix de
l’usure et d’une « victoire à la Pyrrhus » (Elisha, insupportable,
impressionnant et poignant Simon Abkarian, la prie tacitement de ne pas en
aimer-avoir un autre après lui, il lui demande pardon ; elle dit oui, lui
déclare « C’est déjà fini » et le regarde avec une vraie tendresse,
son visage superbe capturé en très gros plan captivant, rime visuelle avec la
stase temporelle et lyrique d’un instant précédent, presque un plan-séquence
sur sa face transformée à vue d’œil, expressive à l’instar d’un paysage
frémissant, dans la métaphysique d’un morceau de musique à la Mahler, composé
par Dikla & Shaul Beser).
La réflexion et l’attention (millimétrées)
portées à chaque plan, situation, intonation, pourraient gêner l’émotion, la
contraindre à l’intérieur d’un « corset » (accessoire idoine) esthétique
autant étroit que l’esprit des juges, des amis, des connaissances, « petit
peuple » attachant de crèche sémite, jovial et malheureux, mais le
contraire se produit, car cette intelligence du point de vue, des dialogues, du
rythme (la chronologie explicite, ironique, ne pèse pas, les cent dix minutes
sans air ni digression passent vite), cette radicalité discrète à « tenir
la distance », à ne pas « laisser souffler » le spectateur (ni
la plaignante), participent de et permettent l’implication, la compassion, la
compréhension. Débarrassée de tout sentimentalisme, de la moindre myopie
sexuée, la chronique ludique et triste n’agite pas des pantins, des salauds,
des saintes, elle accompagne avec une efficiente économie de moyens un couple
sur le point de se séparer, de divorcer pour de bon, pour de vrai (notez la
grâce ridicule du cérémonial des mains tendues en coupe), en miroir acté des
autres séparations ponctuant le hors-champ (les pratiquants de synagogue ne
s’adressent plus la parole depuis quinze ans à cause d’une psalmodie
insatisfaisante, l’épouse du commerçant d’épices, confite dans sa « normalité »,
sa réclamation de « respect » masculin, se soumet volontiers, sinon le craint,
à la présence du moustachu familier).
Guitry, autre irrésistible (et librement
cinématographique) observateur des mœurs amoureuses, dissimulait sa mélancolie
sous la patine de l’élégance, de la drôlerie, de la soie des rapports sociaux, du
trait faussement misogyne. Ronit & Shlomi choisissent une voie (une voix
démultipliée) différente afin d’arriver au même endroit, à une conclusion similaire
sur l’impossibilité désenchantée de vivre seul et/ou à deux. Avec rigueur,
saveur, humour, en plein jour, ils tissèrent (et brassèrent les tonalités, les
langues) un « conte documentaire » lesté du poids d’une vie,
d’une vision du monde et du cinéma, pour lequel nulle judéité particulière
(nordiste, sudiste, américaine, française) ne s’avère nécessaire, dans lequel
une femme fière (de son art, de son histoire, de ses capacités à partager),
accessoirement actrice-réalisatrice-scénariste (le frère produit itou), sut
magnifiquement incarner une mère et une compagne, une muse et une ennemie, une
guerrière (parfois ordurière) et un foyer (focal, amical, « idéal »).
Les jours périssent, les passions, les déchirements, les êtres et les
filmographies également, mais l’on n’oubliera pas Viviane/Ronit, « ni tout
à fait la même, ni tout à fait une autre », rencontrée trop tard et pareillement
précieuse que ses consœurs mortes, immortelles et célébrées par nos soins – la
cinéphilie, forme vaine et vénielle de nécrophilie romantico-scopique –,
qu’elles se nomment par exemple Annie Girardot, Debra Hill ou Christine Pascal.
Un divorce endeuillé ? Une révélation vivante !
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