Leviathan : Les Salauds


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Andreï Zviaguintsev.


Cent trente-cinq minutes ne sauraient certes suffire à cartographier la psyché d’un pays, mais elles permettent de retracer, avec calme, densité, une entreprise de destruction constante, la chronique d’une mort annoncée, actée, à peine retardée par le passage d’un avocat ex-para, amical, sentimental, loyal (voire légaliste, en bon juriste athée), néanmoins « infidèle » (étreinte dépressive au lieu du restaurant, le mari alors emprisonné), rentré fissa à Moscou après un simulacre d’exécution, assorti de menaces peu « voilées » sur sa fille. Dans le couloir du train où déambule une gamine blonde, Dmitri semble ne pas voir le paysage, aveuglé par le récent passé. Lilia voulait pareillement partir (désenchantement du nouvel appartement, aux allures de taudis), sans omettre Roma, le fils d’une première mère, blessé, insultant, menacé d’orphelinat puis récupéré in extremis, après cinq jours de solitude, par le couple d’amis – les protagonistes se connaissent depuis l’école – auparavant dénonciateurs de son père (Angela reconnaît possiblement toucher une aide étatique, se défend, sanglotante, d’agir pour l’obtenir). Avant de disparaître, de réapparaître cadavre sur une plage lugubre, cernée de chiens, de policiers, de gosses gentiment refoulés, elle quitte la couche épuisante (beau geste tendre du bras de Kolia, chômeur mécano « harcelé » par un flic profiteur, autour de son visage iconique), se rend sur une falaise, aperçoit un dos de cachalot, rime vivante au squelette à la Calder échoué en bord de mer probablement nucléaire, le village côtier, gris et bleuté, tel un cimetière marin des navires soviétiques, des rêves brisés (au marteau) du « petit peuple » russe. D’ici (Pribejny, bout imaginaire de Russie arctique reconstituée), personne ne part vraiment, sinon « les pieds devant ».



La maison ouverte sur l’horizon, construite de ses propres mains, asile d’une image endormie d’hier, visages enfouis dans l’oubli, il lui faudra la quitter pour quelques roubles, emballer ses affaires, arracher celles (baise désespérée dans la cave) de cette femme adultère et attachante, à laquelle il essaie de pardonner, du « meurtre » de laquelle on l’inculpera au final, veuf ivrogne (pour de vrai) condamné à quinze ans de zonzon « à régime sévère », sentence débitée en performance orale par un procureur (au féminin) « bien introduit » (jusque dans son bureau, orné d’un portrait de Poutine, of course) auprès de la municipalité. Vadim Cheleviat, « édile corrompu » (souvent pléonasme, là-bas et ailleurs) préoccupé par sa réélection, peut désormais savourer son repas, tirer un trait sur un dossier (« trésor » dévalorisé, usé en chantage) foutrement compromettant, « vrai film d’horreur » dont il tient le rôle principal, se rendre à l’église (réel projet immobilier, déguisé en centre de télécommunications, supputé en « palais », paraphe architectural de la collusion des pouvoirs), assister en famille au sermon orthodoxe sur « l'Éternelle Vérité ». Après les bulldozers destructeurs, la nature (morte) « reprend ses droits » immobiles, silencieux, minéraux, sur du Philip Glass en mode Akhenaton (le pharaon, pas le rappeur, Seigneur), en réplique picturale à l’ouverture – le mystère du Mal demeure, formulé par le pauvre curé Vassili (« tout le contraire d’un pharisien » dixit l’auteur à La Croix, cela ne s’invente pas), les poissons flasques subissent leur sort sinistre à l’usine, les hommes (les femmes) persistent à se demander pourquoi, sans une once de salut.



Job (ou Naboth), Hobbes, Kleist, les Pussy Riot, Dostoïevski + Tarkovski (rajoutons Pavel Lounguine ou Sergei Loznitsa, voilà), même un soudeur de fait divers du Colorado : la barque narrative très chargée vogue en état des lieux à charge ou poème (pas assez lyrique, reprochent certains) indépendant (malgré le financement disons masochiste, à plus de trente pour cent, du ministère de la Culture local), désespérant (pourtant parsemé d’humour, cf. les cibles encadrées d’anciens présidents durant le pique-nique jovial, fatal), selon l’humeur critique et la géographie de réception, acquiert une récompense à Cannes pour son scénario (arrogance-indécence franco-française bien-pensante de parler d’anticapitalisme, de politique, surtout étrangère, sur un yacht télévisé, un tapis rouge, au soleil sudiste). Contrairement à l’œuvrette arty de Claire Denis, Andreï Zviaguintsev ne vise pas l’hyperbole tragique (Michel Subor, minotaure haussmannien, godardien) aux relents droitistes (« Salauds de pauvres ! » crachait Gabin dans La Traversée de Paris). Filmé avec une colère glacée de citoyen révulsé, une retenue bienvenue de conteur classique, une précision pleine de cinéaste jamais poseur, de surcroît admirateur avoué de L’avventura, Leviathan séduit par sa simplicité, sa modestie, son refus de l’allégorie (A Touch of Sin se vit aussi un peu vite célébré en radiographie de la Chine sans merci). Le réalisateur tient à conserver la violence hors-champ, à trois moments déterminants, l’altercation conjugale au grand air (copulation mal ou bien décrite par un témoin mineur, qui la confond avec un étranglement), le passage à tabac « en réunion » (filigrane christique du militaire recyclé à la barre), le suicide supposé de Lilia (noirceur au carré – si Kolia, éploré, s’avérait finalement coupable ?).



Oui, on songe précisément à Hallali, la magistrale étude incarnée de Jim Thompson sur la culpabilité partagée, relayée (« Tout ça n’est de la faute de personne. Chacun est coupable de quelque chose. Tout le monde est coupable de tout ça » affirme à raison Dmitri, amoché au lit, à Lilia voulant avouer un amour dépourvu de « preuves »). Servi par une distribution « chorale » remarquable (mentions spéciales à Elena Lyadova, Vladimir Vdovitchenkov, couple sur/hors écran, son intensité poignante en rappel de celle de Romy Schneider & Fabio Testi dans L’important c’est d’aimer), une direction de la photographie (signée Mikhail Krichman) autant dure et douce que le territoire (le cœur) « slave », l’opus évacue tout questionnement (toute réponse consolatrice ou complaisante à force de misérabilisme) métaphysique, reste dans la chair (souffrante, jouissante), dans le texte (de loi, de la Bible), déracine l’idée de justice divine, infaillible, à l’épreuve (à l’aune) de mœurs humaines « par essence » injustes, intéressées, indignes. Face aux « fadaises », à la « fable » rétribuée, rédimée, du sincère Vassili, pour qui « les voies de Dieu sont impénétrables », forcément, l’évêque ploutocratique cite Alexandre Nevski (le monarque sanctifié, pas le métrage d’Eisenstein), explique ou justifie les ténèbres claires, dorées, de la communauté (« nous rendons son âme au peuple »), en lent travelling avant de premier communiant, tandis que des icônes, bientôt suivies de grosses bagnoles (procession funèbre sur la neige sale), se posent à l’instar d’une relecture parodique et dramatique de la coda artistique, épiphanique, de Andreï Roublev.



Le Léviathan communal, trivial, effroyablement reconnaissable (presque identifiable) par le spectateur global, naguère bourré en miroir de sa victime calmée, soumise (inutile fusil), vainqueur cette fois (peur politique des éminences du Haut-Comité moscovite), papote, désinvolte, avec l’entrepreneur, la vie atroce se poursuit, le conte documenté, transposable, se termine (happy end aux oubliettes hollywoodiennes, ouf). Rétive au moindre manichéisme rassurant, irréductible au pastel amer d’une contrée magnifique, sinistrée, l’œuvre, description distante et vibrante d’une chute individuelle, collective, freinée par aucune autorité laïque (police complice), nul dieu absent (dédoublement des plans en contre-plongée sur le plafond ecclésiastique, en ruines ou rutilant), constitue cependant, en soi, un singulier (familier), évocateur (envoûtant) avènement. La Révolution, privée des marins homos du Potemkine (tant pis, tant mieux), attendra donc encore une poignée de siècles, camarade cinéphile, dans la récente seconde patrie de notre raspoutinien Gérard Depardieu…

Commentaires

  1. Bien beau billet en hommage à la polyphonie du message, relations complexes et ambiguës entre les personnages, en filigrane quatre questions relatives à
    la Russie, l'église, l'état, boire et-ou sur-vivre,
    qui dit qu'il faut choisir ?

    "Chaque fois que je vois la mer, je suis saisi d'effroi et j'ai envie de faire quelque chose
    qui exprimerait ma peur, mon émerveillement et ma vénération: me mettre à genoux, l'embrasser
    et lui demander quelque chose dans un murmure. J'ai l'impression qu'un rideau s'écarte devant moi
    et que je vois ce qui n'est pas donné à voir à l'homme et c'est pour ça que j'ai si peur et que je suis si
    bien. " Leonid Andreyev
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2013/02/beautes-russes-quy-t-il-la-de.html

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    1. Et la planète-océan de Solaris, bien sûr :
      https://www.youtube.com/watch?v=9LMMn8czq2w&t=19s

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