Amours cannibales : La Masseuse


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Manuel Martín Cuenca.


Non, contrairement aux apparences proverbialement trompeuses (l’un des « thèmes » du récit), on ne parlera pas du film de Paul Thomas avec l’opulente et sombre Hyapatia Lee (auto-remaké quatorze ans après avec la solaire, élancée, Jenna Jameson), pas plus que de Peppermint frappé ni de Monsieur Hire, trois titres qui entretiennent des liens – sexualité tactile, relation de domination, dédoublement féminin, démence masculine, province chabrolienne, observation/obsession, rencontre de solitudes – plus ou moins lâches, sinon sanguins, avec celui du jour. Amours cannibales (l’original se borne au substantif létal), film endeuillé, enneigé, déploie la limpidité de son mystère avec une élégance de chaque plan (nombreux surcadrages d’appartement-prison), une douceur terrible (argument « choquant » à aucun moment traité selon l’exploitation ou l’auteurisme) et une mélancolie prégnante (un costume fait main, à l’opposé des produits anonymes du prêt-à-porter, « dure toute une vie », la « bile noircie » aussi). L’ouverture constitue un modèle d’expression cinématographique, de tension anxiogène et d’humour noir à froid (Un cœur en hiver pouvait certes servir de sous-titre, surtout dans l’écrin immaculé, isolé, des hauteurs rocheuses). La caméra cadre une station-service éclairée à la Edward Hopper, îlot de lumière artificielle au sein d’une obscurité d’ensemble. Puis la scène se révèle perçue à travers une portière à la vitre baissée, le chasseur sans visage (hors le nôtre, puisque POV) suit sa proie sur roues, percute en sens inverse la voiture des touristes (premier conducteur français, prompt à proférer le « Putain ! » national), ramasse le cadavre couinant de la passagère à l’agonie, l’emporte dans son chalet montagnard pour l’y découper (râtelier fourni, légère hésitation sur le choix des outils) hors-champ avec un soin similaire à son métier de tailleur.



Carlos, gendre un peu trop idéal, que sa tante Aurora chambre au bingo (« Tu n’auras jamais de femme »), vit à Grenade, écoute la radio, lit beaucoup (dit-il à la voisine, sans préciser qu’il s’agit probablement de manuels d’anatomie, cf. les planches punaisées au panneau de liège sur le mur), désape et habille, docile et servile, les notables locaux, restaure une sorte de dais « sacré », trésor de tissu d’une confrérie quelconque. Le cannibalisme en forme extrême, matérielle, littérale, d’eucharistie : pas de doute, nous voici en Espagne (notez itou les tambours à la Buñuel), mais une Espagne contemporaine, où la « crise » sévit comme dans le reste de l’Europe travaillée par l’autarcie (sauvagerie spectaculaire du monde dit civilisé, consumérisme poussé jusqu’à l’anthropophagie : double moralité méta et ironique de Deodato dans Cannibal Holocaust, de Romero dans Zombie). Nina, Cosette roumaine (la contrée de Dracula et Vladimir Cosma devenue depuis quelques années un repoussoir médiatique et public de pauvreté, de criminalité), femme-enfant au prénom tchékhovien, à la recherche de sa sœur jumelle disparue (Alexandra, chercheuse d’ennuis revendiquée, aux engueulades sonores), en quête des trois mille euros volés par elle, nécessaires à l’acquisition d’un logement pour ses parents, s’installe au-dessus du peu loquace locataire (Bogdan, le compagnon de la première masseuse, viendra l’accuser à tort de sa mort « crapuleuse »). La blonde ingurgitée, évaporée dans le puits d’un fondu au noir sur la route du commissariat, la brune en vient à troubler notre artisan, qui s’en va sans un mot durant un massage en clair-obscur, avec serviette sur les fesses, toutefois. Orphelin, visiblement impuissant (même dans le refuge alpestre, l’élu ne se dénude entre les bras de sa conquête sincère, ignorante), pas spécialement homosexuel, gosse vorace dans un corps d’homme esseulé, Carlos ne pourra pas tuer celle qu’il aime, à laquelle il donnera la somme supra, autant pour la faire rentrer fissa à Saragosse qu’en bague de fiançailles (ou monnaie faustienne) implicite.



Il voudrait bien, qui sait, découvrir le charme discret de la normalité, ne plus manger seul sa viande écœurante, attristante, à des années-lumière du délectable glamour aristocratique d’un Hannibal Lecter (pas de chianti ici). « Les gens changent » affirme-t-il à Aurora, comme pour s’en convaincre lui-même – la réponse de cette femme « intouchable », regardée avec une vraie tendresse filiale (liminaire dédicace maternelle de l’ouvrage), sape les illusions sentimentales : « Les gens sont ce qu’ils sont » (rajoutons que la « nature » empire avec les années). Une fois l’assassinat familial avoué, asséné par trois fois sous trois formulations différentes, gage de vérité amoureuse, disons, de défi ou de suicide à la dulcinée, Nina le regarde avec amusement, incrédulité, horreur, tristesse, colère (toutes ces émotions essentielles animent magnifiquement le visage de l’interprète, miroitent les sentiments du spectateur envers le protagoniste, la scène intelligemment filmée en champs-contrechamps « de profil »). Nina, sur la route du retour, causera un accident en rime au prologue (auparavant, des rouleaux mentaux de lavage auto adressaient déjà un clin d’œil à Crash), se verra éjectée dans la virginité (de Carlos), morte pleurée d’un dérisoire et poignant « Nina, mon amour… » murmuré en pietà, avant qu’une procession religieuse – Christ livide grandeur nature, Marie entourée de mille bougies sous un baldaquin de soie écarlate – ne défile devant la fenêtre du survivant sur le point de pleurer, tête baissée (mea culpa, mea maxima culpa), cadré derrière de métaphoriques barreaux de boutique.



Produit par l’Espagne et la Roumanie, primé à Madrid, Saint-Sébastien (doublé pour le directeur de la photographie Pau Esteve Birba) et Strasbourg, porté par un remarquable duo d’actrice (la polyglotte et subtile Olimpia Melinte) et d’acteur (le fidèle et impressionnant Antonio de la Torre, croisé dans Mes chers voisins, Volver ou Les Amants passagers), Amours cannibales, avec sa modestie narrative, son refus d’expliquer la conduite du « héros » (misère de ces films livrés avec leur mode d’emploi) autrement que par une lapidaire (et hitchcockienne, façon Frenzy) alliance entre le désir et le meurtre, une équivalence obscure et aveuglante entre le sexe et la nourriture (algèbre érotique et organique naguère illustrée par Claire Denis dans Trouble Every Day ; litanie explicite, mécanique, du X US à base de Eat my pussy, Let me taste my cunt on your lips, I will swallow until the last drop of your cum et compagnie), celle-ci substituée à celui-là, sorte de sublimation à occire, à cuire (fameuse différenciation ethnologique entre le cru et le cuit), à enfourner dans un frigo à faire cauchemarder n’importe quel végétarien, sa manière très raisonnée, pensée, de raconter une folie bourgeoise (vernis de la situation, de la reconnaissance, du silence), séduit constamment, lentement, radicalement et simplement. Si la vie en solo possède sa propre part d’ombre, de peur puérile (référence à une réplique sur l’apprentissage stoïcien de la solitude), la vie à deux réserve de drolatiques désenchantements (les pâtes gentillettes, colorées, chantonnées, domestiques de Nina restent sur l’estomac de Carlos, of course), tandis que la représentation de la femme, encore écartelée entre mère (de surcroît du supposé messie) et putain (massage rapproché) eustachiennes, ne se prête guère à une complicité adulte, lucide, respectueuse et généreuse (le voyeurisme idolâtre trouve dans le cinéma d’hier et d’aujourd’hui un terrain de jeux transis, mesquins, presque sans fin).



Conscient de tout ceci, le réalisateur (ici producteur, la liste interminable des logos des sociétés impliquées en paraphe des difficultés à financer un tel projet) signe en outre une intéressante présentation de son opus, dans laquelle il se peint en « étudiant » attiré par la part « irrationnelle » d’un sujet, cite Jean Genet, souligne la dialectique du mal et de l’amour, aborde les questions de la rédemption, du pardon et les fables morales du western ou du film noir, plaçant in fine son métrage sous le triple signe de la dualité (miroir compris), de la métaphore et du surnaturel. Peu prolixe, pourtant précieux, par ailleurs auteur de documentaires (dont le segment d’une anthologie dédiée au terrorisme madrilène ferroviaire en 2004), Manuel Martín Cuenca, également quinquagénaire, formé en philologie hispanique et en sciences de l’information, assistant d’Alain Tanner et enseignant du « septième art » chez lui ou à Cuba (décor d’origine du roman de Humberto Arenal, transposé par le scénariste cubain Alejandro Hernández), signe par conséquent un film d’horreur et d’amour (horreur de l’amour, amour horrible), un film esthétique et politique (désolation de la scission), un conte (en Scope) de fées pour adultes (sur un tabou fondamental) au lyrisme sarcastique et discret (pas de BO, seulement des ponctuations de Bach ou de cérémonial). L’ultime (?) victime (anglophone, injurieuse, terrorisée) de l’autiste familier, affreusement fraternel, amateur de sauna mixte et d’office d’église, se noie dans la nuit (de la mer, du film, de l’âme) mais Amours cannibales, camée parfait, demeurera longtemps, joliment, dans notre mémoire de cinéphile aux appétits ibériques avoués, eux, sans remords.  


           

Commentaires

  1. Le genre films à cannibales étant apparu en Italie dans les années 1970, (Mafia oblige pour faire passer la sauce sanguinolente sur les écrans populaires à une époque encore un peu trop réticente à ce genre trash, du moins au goût de tous ces producteurs spéculateurs? ), crise étant,
    sachant que les scènes de cruauté envers les animaux y étaient souvent bien tristement réelles tout comme leurs mises à mort, mais ce n'étaient que des animaux me direz-vous peut-être,
    et puis marché oblige et public en demande grandissante, alors pourquoi les producteurs devraient-ils s' en arrêter aux animaux ? (Tout ceci en souvenir des antiques jeux du cirque de l'Empire Romain, car ce plat du jour cannibale fut rapidement de nouveau réchauffé, agrémenté à la sauce Américaine par Hollywood, enter autres)
    Je ne peux m'empêcher en voyant tous les financements de ces films de penser que politiquement parlant, ressortir le cannibale de la nuit des temps pour le remettre au goût du jour, ça sert une idée sous-jacente humainement, socialement parlant pas vraiment très reluisante :
    "Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la
    société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une
    portion quelconque de nourriture : il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature
    il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et ne tardera pas à mettre
    elle-même cet ordre à exécution"
    .https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Malthusiens#:~:text=%C2%AB%20Un%20homme%20qui%20na%C3%AEt%20dans,de%20trop%20sur%20la%20terre.

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    1. On achevait des chevaux itou à Hollywood...
      Le texte lucide et ludique, vivant et vibrant, en appelle au Peuple, majuscule de mythe, décrit donc une collusion, en forme d’anthropophagie pas jolie jolie, une casse de classe, le Christ de (Pierre-)Joseph à mettre en parallèle avec celui de Pasolini, image biblique d'un martyre laïc inclus en coda.
      Le cannibalisme militariste de Cavani précède d'une décennie l'homonyme du Jour des morts-vivants (Romero, 1985) ; en Italie terroriste, terrorisée, davantage en Espagne, jadis aussi divisée, ensanglantée, fratricide, franquiste, le capitalisme patriarcal possède en définitive le visage vorace de clones de Cronos, d'émules de Saturne, Goya ne me contredira, qui dévorent une certaine jeunesse jugée menace, radicale, à éradiquer, comme au temps d'antan des Atrides, lorsque les héritiers devaient être exterminés jusqu'au denier, pléonasme de table rase, de descendance évanescence.
      Aujourd'hui, pardi, l'horizon de la consommation, succès assuré, essoré, au ciné, à la TV, du zombie, suffit à rassasier la masse, y compris sa contradiction, ses inoffensives alternatives de saison : on passe ainsi de la pensée estampillée sauvage à l'hostie disciplinée puis au narcissisme numérique où se manger soi-même, producteur/consommateur de récit riquiqui, de stories risibles, de révolution de salon, d'engagé surgelé, auto-satisfaction d'atomisation et de tribalisation préfigurée par l'éventration horrifique et prophétique du bien nommé Anthropophagous (D'Amato, 1980)...

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