Le Fils de Saul : L’Enfant


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de László Nemes.


Rosetta à Auschwitz ? Pourquoi pas, par la Torah, hurla Ilsa. Davantage qu’à Kapo, Shoah, La Liste de Schindler, trinité incontournable et discutable, on songe, en regardant, en écoutant Le Fils de Saul, à Berberian Sound Studio. Une similaire matière sonore (élaborée par le primé Tamás Zányi) infernale, doloriste, irrigue les deux œuvres, même si Nemes, dès le départ, se refusait à faire un « film d’horreur » (« genre » qu’il pratiqua pourtant en amateur à l’adolescence), un identique chapelet périphérique d’atrocités s’y laisse deviner, à l’intérieur du hors-champ sur le point de contaminer l’écran chez Strickland, en bordure (floue) de l’image, du corps ou du visage de Saul ici (convaincant et mutique Géza Röhrig). Dans la relecture britannique de la sorcellerie (évocatoire, dirait Baudelaire) transalpine, le film dans le film finissait par déteindre sur la diégèse, par embraser la pellicule, abandonnant l’ingénieur du son au seuil de son vide intérieur, vortex bien peu équestre mais molto Lyncho. Le Fils de Saul n’interroge plus sur la puissance (extatique, létale) de la fiction mais sur sa nécessité, alors que le réel s’apparente à un cauchemar indéniable (malgré tous les révisionnismes), impitoyable et sans issue (la révolte des Sonderkommandos se verra vite matée, l’épilogue, avec uniformes gris et fusillade lointaine, paraphe l’échec général). Afin de survivre encore un peu, à peine un jour et demi, Saul, rouage efficace (rapidité d’automate à ôter sa casquette devant l’ennemi, surgi ou bousculé) de la machine de mort nazie (khmère rouge, rajouterait Rithy Panh), industrie du massacre tournant « à plein régime », tour de Babel et abattoirs à récurer, où pendre très provisoirement des manteaux, les « mannequins nus » de Christian Bernadac (simples « pièces » d’aucune valeur, hors celle de leur or, argent, biens divers) invités à se dépêcher d’entrer dans la douche, car une soupe ou du thé les attendraient après (on leur recommande également de se souvenir de l’emplacement de leurs vêtements), va s’inventer une improbable paternité, qui ne trompera personne, à part (vraiment ?) lui.


Antigone sémite (et masculin) au dos barré d’une grande croix écarlate à la M le maudit (à chacun sa lettre discriminatoire ésotérique, prophétique, celle de Lang tracée à la craie, of course), il veut offrir au bel enfant de hasard une sépulture à sa mesure, avec kaddish en bonus. Sa quête tragi-comique d’un bienveillant rabbin l’amènera à perdre une poudre explosive précieuse et surtout à découvrir un imposteur francophone vite démasqué par ses compagnons sidérés, enragés. Le cadavre, emballé dans un sac sous lequel il dépose délicatement sa veste en oreiller sur la berge, finira emporté par une rivière franchie. Mort une deuxième fois, se considérant (avec tous les autres) à juste titre déjà mort face aux reproches des vivants, l’homme, rescapé (de la noyade), assis, enseveli à l’air libre dans une cabane remplie de mâles (auparavant, sur le fond d’une chanson, il se détachait sèchement d’une main féminine à l’entrepôt de tri surnommé Kanada), assiste dans le surcadrage d’une porte (réminiscence visuelle du « cliché 280 » pris depuis les ténèbres de la chambre à gaz, que Ford paraît citer, voire conjurer, dans l’ultime plan de La Prisonnière du désert) à une épiphanie : un second enfant, bien vivant, bien vêtu, petit blond presque rond, le regarde en train de lui/nous sourire. Les fugitifs ne contacteront jamais la résistance polonaise, ils périront dans cette forêt verdâtre (dominante du métrage) bouclant la boucle de l’ouverture, le mouflet la bouche fermée par une main allemande, puis enfui « sans demander son reste » dans la perspective végétale et silencieusement tombale. Tout le film, finalement, tendait vers ce radieux sourire à travers la crasse, la suie, cette victoire intérieure, cette folie consommée (remember la coda de Brazil), parfaite, entre hallucination réelle de synchronicité à la Jung et retour d’un spectre à l’innocence définitivement brisée (d’une certaine manière, Le Fils de Saul s’arrête au commencement de L’Enfance d’Ivan ou de Requiem pour un massacre, le chef-d’œuvre éprouvant d’Elem Klimov en influence avouée, inversée).


Le réalisateur quadragénaire, francophile et francophone, contourne (en douceur, avec obstination) le tabou iconoclaste de Claude Lanzmann (représentation-reconstitution impossible, en partie à cause du caractère estimé unique de la « catastrophe », assortie du risque de banaliser, « trivialiser » l’événement sidérant) et ôte à l’argument doublement mélodramatique (génocide + infanticide) la moindre once de pathétique (la quête, absurde et cruciale, symptôme de mise en danger, reliquat d’humanité, n’aboutira pas, évidemment ; comparez aussi le violon décharné, aigre, de László Melis sur le générique final avec son homologue luxueux et un peu trop poignant par John Williams pour Spielberg). On sait que Nemes assista Béla Tarr et son film, par sa forme, semble se souvenir du temporellement spectaculaire plan-séquence de son Macbeth télévisé (1982) autant que réemployer, développer, fragmenter, une technique utilisée auparavant dans Türelem, court métrage gémellaire au féminin (y compris jusqu’au plan d’ouverture, avec profondeur de champ réduite et mise au point progressive du sujet en mouvement, comme la métaphore d’un regard qui se cherche, qui cherche à mieux voir ce qui l’excède). Polémique (bronca des Cahiers du cinéma) et primé (à Cannes, à Hollywood, avec salut au Mephisto d’István Szabó, autre fable martiale sur la vérité du mensonge et inversement), réaliste et stylisé, fictif et documenté (architecture, costumes, gestuelle, divisions internes), Le Fils de Saul ne s’apparente pas, Dieu merci, à un jeu vidéo, à un objet d’art (conceptuel) et son dispositif « immersif » demeure relatif (pas de subjectivité en POV mais une constante proximité avec le protagoniste) – le spectateur n’oublie jamais qu’il se trouve face à une œuvre de fiction, un spectacle très pensé, très conscient de lui-même (et de l’effet recherché, à produire), doté d’une saveur parfois théâtrale (une tragédie, une troupe, un happening).


Ni chef-d’œuvre ni ratage, le premier long du cinéaste, simple, maîtrisé, modeste, orgueilleux, ne méritait sans doute ni la consécration ni le blâme, dans son estimable et limitée tentative de réinventer une imagerie normée, devenue désormais un sous-genre en soi. La clarté des intentions (« proposer autre chose » affirme la co-scénariste Clara Royer), la volonté de faire s’épouser une heure quarante-six durant le sensoriel et le sens, de rester à hauteur d’homme(s), de ne pas succomber à l’emphase démoniaque (le médecin hongrois magnanime, le SS aryen esquissant une parodie de danse juive à la Rabbi Jacob, un simulacre de mariage transgenre), à la grandiloquence, à la consolation (double faux suspense du linceul, de l’évasion), tout ceci se porte au crédit de l’opus, auquel on pourra toutefois reprocher la rigidité du procédé à la Dardenne (belle pause en plan d’ensemble de Saul devant le gosse recouvert d’un suaire, pardon, d’un drap), la linéarité du récit et une sorte de surmoi de la caméra, directive plutôt que suiveuse (ou accompagnante), réflexive plutôt que suggestive (film moderne, donc daté, narration et interrogation en miroir sur elle-même, avec recréation de l’épisode photographique gêné par le surplus de fumée). Auschwitz symbolise (notamment) un déni en duo, celui des nazis (veto des photos) et celui des démocraties (au courant sans intervenir) ; Le Fils de Saul, avec ses qualités et ses défauts, lutte contre l’amnésie (générationnelle), s’inscrit en marge d’une filmographie conséquente, souvent désolante (image manquante et manquée), vise à une transmission de l’émotion via la sensation. Au-delà des stratégies de la production, de l’œcuménisme (tout sauf exhaustif) bien-pensant de la réception, Nemes croit au cinéma, suffisamment pour le confronter à quelque chose qui se dérobe à lui, à nous, irréductible à la parole des survivants (Primo Levi, suicidaire retardé, incapable de guérir) et aux innombrables documents disponibles (enfouissement par ressassement).

Cet acte de foi dans les puissances révélatrices (et fraternelles) d’un art funèbre et mimétique (propice à « l’intériorité », par opposition à « l’extériorité » du documentaire, particulièrement à propos de la thématique du « judéocide ») constitue assurément la part la plus intéressante et valeureuse d’un titre ne pouvant laisser totalement (commentaires en ligne d’ennui suscités par le manque mécompris de visibilité) indifférent, et encore pour très longtemps, espérons-le, en dépit des magnifiques monstruosités (leçon terrible, terriblement inutile, avec L’UE en rejeton renié) commises un peu partout, avec une frénésie renouvelée, au lendemain du refroidissement muséal (et scolaire) des fours crématoires, puis de leur transposition languissante, fervente, incomplète, imparfaite, au moyen de films naguère annotés sur ce blog dans un essai disons impressionniste – boucle bouclée, hantise inachevée.              

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir