La Grande Ville : La Cité de la joie


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Satyajit Ray.


Le Salon de musique, mélodrame étymologique et hypnotique, se situait dans une demeure-tombeau (hindou mais pas hindi, malgré une danse à la « Bollywood »), où agonisait avec délice dans la fumée (d’opium de De Niro chez Leone ?) un vieil aristocrate viscontien allongé dans le lit (de mort) de son passé, rivière musicale et sépulcrale surplombée par un lustre de cristal ; La Grande Ville, œuvre vivante et gracile, à l’image de son héroïne-actrice, se déroule dans un appartement surpeuplé par la double famille du mari, espace réduit, admirablement saisi par une caméra fixe (mobilité de l’objectif en ville) aux mouvements de (échelle des plans, rythme du montage, fluidité des cent trente minutes) et à l’intérieur du cadre (cf. aussi le statisme dynamique d’un Ozu), tandis qu’une étincelle (de vie) de câbles de tram (compagnie remerciée au générique) semble initier le récit, le lancer sur les rails de la comédie dramatique, voire sentimentale. Ray ne filme pas la misère (misérabilisme petit-bourgeois du cinéma français contemporain, estampillé social), il portraiture une forme relative de pauvreté, sans la remettre en question, du reste (à Hollywood, jouer les malades ou les handicapés permet de décrocher une statuette dorée ; à Berlin et ailleurs, l’opus connut un succès critique, déséquilibré par un échec public). La coda en rime verra un lampadaire (ampoule nue) à la Antonioni (celui de L’Éclipse) non plus parapher l’apocalypse atomique tranquille mais un nouveau voyage à deux (Donen arty), à effectuer en point de départ, au crépuscule, sur l’artère urbaine (transparence vacillante à travers la fenêtre du bureau de l’employeur, durant un trajet en voiture jusqu’au domicile).


Davantage qu’un décor, qu’un personnage, qu’une métaphore mystique des énergies modernes (cf. les « symphonies » de métropoles du cinéma allemand et russe au temps du muet), la ville sert ici de révélateur (presque au sens photographique, chimique) et de promesse (trouver un nouveau boulot parmi toutes ces possibilités). Le couple s’aime sincèrement et le spectateur ne craint jamais qu’il se sépare, même en butte aux aléas du « contexte socio-économique ». Film d’amour et d’argent, de classes et de langues (le bengali, l’anglais), d’avenir (le consumérisme occidental) et de mémoire (l’héritage impérial britannique), La Grande Ville, dont la version restaurée rend pleinement justice au travail délicat de Subrata Mitra (Le Fleuve et une poignée d’Ivory) à la direction de la photo, particulièrement dans la scène d’affrontement final, très dramatique aux niveaux diégétique et visuel, remplie de clairs-obscurs quasi expressionnistes, s’apprécie en chronique de résistance, d’émancipation, d’élan vers autrui, soi et le monde. La nostalgie nécrophile du mélomane cité supra, on la retrouve un peu dans l’ancien professeur miséreux, épris de mots croisés, de paris utopiques, allant mendier quelques roupies ou une paire de lunettes auprès d’élèves désormais adultes et installés. Calcutta change, en effet, les femmes se mettent à travailler, vous pensez ; comble de l’audace tenace, elles y trouvent une sorte de satisfaction, de réalisation, qui dépasse la joie narcissique du fric au miroir – Arati, VRP d’une boîte de machines à tricoter, à laver, sort enfin de chez elle, s’aère le corps et l’esprit, marche lentement au soleil des beaux quartiers silencieux, répond un non timide au oui surpris d’un Occidental lui ouvrant sa porte (plus tard, les femmes s’amuseront d’une anecdote sexuelle, alors que le viol, trop longtemps « toléré », sert à présent de matériau judiciaire, journalistique et cinématographique).


Son amie anglaise, fiancée fan de jazz (outre les agréables et propres compositions du cinéaste, puisque Ray, comme Carpenter, signe la BO de son métrage, on entend itou des airs de Chopin et Chaplin), vraie malade maternée par sa maman, « syndicaliste » improvisée réclamant des commissions, se verra remerciée par « racisme » d’ex-colonisé, le patron bonhomme se servant de son absence à la manière d’un prétexte pour privilégier (dans la hiérarchie, de colporteuse à superviseuse) la représentante « indigène ». Smart and attractive, donc correspondant au profil de la petite annonce inaugurale, notre protagoniste en sari ne peut cependant supporter l’injustice de la situation (appréciez le renversement de « races ») et démissionne aussitôt, séduisante impulsive laissant à son supérieur sidéré une lettre sur laquelle il se contentera, dit-elle, de changer la date (le mari magnanime prévoyait de la faire réintégrer le foyer fissa, hélas pour lui, ce « comptable diplômé » assistera à la faillite de sa banque, échappant de justesse, en pleine rue, à un lynchage anachroniquement anticapitaliste). Une part d’obscurité court sous ce film lumineux, limpide, conjuration volontaire (et adaptation-développement) d’une « très bonne nouvelle » de Narendranath Mitra, à l’épilogue jugé « lugubre » par le réalisateur (propos extraits d’une monographie parus dans le dossier de presse en ligne) : en sus de l’exemple précédent, l’épouse ment gentiment dans un bar au compagnon d’une cliente, souligne le travail harassant de sa moitié, le transforme en directeur indépendant. Ray, heureusement (pour nous), ne verse pas dans le naufrage régressif et cynique des feel good movies (make me ill), ni dans la mercantile guimauve altruiste si chère aux humanistes, aux amoureux, aux cinéphiles, trois « espèces » assez méprisables, en vérité, pas plus qu’il ne pratique le manichéisme scolaire, malgré l’ironie implicite de l’homme de monnaie à sec par un coup de théâtre annonçant les chutes expéditives de l’économie numérique (les banquiers, bienfaiteurs notoires du genre humain, juste après les agents immobiliers).


Il croit trop en ses créatures incarnées pour les réduire à des supports d’idées, à des marionnettes sociologiques. Servi par une distribution talentueuse et homogène, que dominent évidemment l’irrésistible Madhabi Mukherjee, révolutionnaire douce, avec ou sans tube de rouge à lèvres, et le jovial puis dépressif Anil Chatterjee, le cinéaste séduit sans peine via cette histoire simple qu’il aimait beaucoup, galerie de silhouettes attachantes (la jeune sœur studieuse, le petit Pintu, gamin somatique, moins sympathique que le célèbre Apu, la grand-mère adepte du tabac à chiquer, l’ami du mari porté sur les cigarettes américaines), ni héros ni salauds, gens « ordinaires » sublimés par la façon pleine et sereine (on pense souvent à Renoir, néanmoins tempéré par des éclats baroques, tel ce plan très composé, presque un split screen, sur la cloison noire du bar où se reflètent les visages masculins attentifs) de les filmer, de les laisser respirer, avec un humour constant (intelligence des dialogues, et superbe aveu formulé in extremis, d’elle à lui : « Ne t’éloigne plus de moi ! »), une générosité de regard, de savoir, d’espoir. Les « petites gens » au sein de la « grande ville » font sourire, provoquent la proximité, se révèlent dignes d’admiration dans leur recherche d’une vie meilleure, illustrée par des cadeaux peu coûteux mais offerts avec le cœur (joujoux, vêtement, fruits). L’argent ne fait pas le bonheur, osent prétendre ceux qui en disposent, il peut toutefois éclairer un visage de jeune fille ou d’enfant, car il matérialise des sentiments hors de prix, non négociables, pas à vendre ou acheter. La dignité naturelle des caractères miroite celle de leur créateur, à des années-lumière de la posture des imposteurs souhaitant nous enseigner (ou asséner) la beauté des gueux, des indigents, des migrants, à bonne distance, cependant, celle de l’écran confortable de leur bonne conscience (laissons au Président du « renoncement » sa notoirement efficace « protection des plus faibles »).


Semblable à Ford ou Hawks, Ray filme d’homme à homme (ou femme), ne regarde personne de haut, s’abstient de juger, d’encenser, décrit avec justesse une réalité passée continuant bien sûr à nous parler. « La femme prospère, le mari désespère » pourrait servir de moralité douce-amère à ce suprême et discret hommage à l’envie de vivre (ou survivre), à deux, à plusieurs, dans une capitale ou pas, délivrés des regrets, des mythes, de l’idéologie des « redevables », au sein de la « cellule » (terme idoine) familiale ou scolaire. La Grande Ville, par sa noblesse esthétique, sa légèreté ludique, sa densité physique, déploie un charme évident, spontané, indéniable, même si l’on peut préférer le mausolée mélodique ou pointer le manque actif d’analyse politique (fatalisme culturel et conservatisme de castes, reconnu par le fils badin, reproché à l’artiste par certains). Au terme de l’aventure (entre quatre murs, du porte-à-porte), les tensions internes (« guerre froide » au foyer) résolues, littéralement tombées (dans l’oubli) dans une chute d’escalier, Arati et Subatra retrouvent le goût du bonheur, de la confiance, « purifiés » (par le Gange) par l’allégresse d’être ensemble, ce feu intérieur renforcé en contraste des jours sombres, actés, du chômage en duo. La fable adulte et documentée (sinon documentaire, en émule de Rossellini ou De Sica) s’achève, la lutte (individuelle, collective) continue (« Devoir gagner sa vie rend lâche », parfois, en tout cas), le cinéma de Satyajit Ray n’en finit pas de briller dans la nuit étoilée de son noir et blanc et sa présence précieuse par-delà les années (une cinquantaine au compteur), les mœurs, les coutumes, les géographies – richesse d’un grand petit film tendre, sensuel et combatif. 
             

Commentaires

  1. Merci pour la lecture de ce beau texte dense, j'en apprécie le style aux talents littéraires affirmés et subtils, les notes pointées dans des domaines choisis et diversifiés toujours riches d'enseignements. Quelque part si justement filmés, immortalisés magiquement sur pellicule,
    un peu de reflets, de contrepoints cinématographiques inscrits en cette sentence :
    "Oubliez ce qu'on dit et ce que vous avez appris.
    Il n'y a pas de grandeur dans le besoin, ni dans la résignation."
    Le Riz et la mousson de Kamala Markandaya
    ("Dans ses œuvres de fiction, Kamala Markandaya présente systématiquement les valeurs occidentales comme modernes et matérialistes, et caractérise les valeurs indiennes de traditionnelles et spirituelles")

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    Réponses
    1. Merci à vous, à nouveau !
      Dans L'Arrache-cœur, Jacquemort déclare : "Je conteste qu'une chose aussi inutile que la souffrance puisse donner des droits quels qu'ils soient, à qui que ce soit, sur quoi que ce soit."
      Du système de castes indien au système de classes anglais, inégalités reflétées...
      Daho bengali ? Bacon, oui :
      https://www.youtube.com/watch?v=I66DaObuSEU

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