El Dorado : Un chien andalou


Dans la Cour des lions, dans les Jardins du Partal, dans les rues appauvries, religieuses, glissent des spectres mauresques, des figurants anonymes, inspirations pour Hugo, Debussy, Manuel de Falla, pour toi ou moi – et une femme admirable, inoubliable…  


Mêmes joueurs, partie différente : Ève Francis, assistante de L’Herbier, compagne de Delluc, interprète de Claudel, bien plus tard aperçue chez Chéreau (La Chair de l’orchidée) ou Pierre Granier-Deferre (Adieu poulet) et Georges Paulais, acteur du Grand-Guignol à la filmographie étendue, dont quelques Gance, Lang, Duvivier, Grangier ou Ophuls, rejoignent les fidèles Marcelle Pradot, Claire Prélia, Jaque Catelain, Philippe Hériat en Espagne, restent à Paris pour les intérieurs. Le réalisateur aimait ce pays, qu’il découvrit par les écrits du nationaliste Maurice Barrès ; avec El Dorado, co-écrit par Dimitri Dragomir, il veut à la fois s’adresser à un public populaire, venu au cinéma, selon ses dires, pour s’y détendre, s’y divertir, et poursuivre ses recherches plastiques en matière de « septième art », à l’heure où la Grande Guerre vient de provoquer, comme « dommage collatéral », l’hégémonie américaine dans ce domaine, de semer une poignée de miettes européennes, quatre-vingt-quinze ans plus tard, tout ceci persiste. L’Herbier, mélomane, entend donc diriger un mélodrame, c’est-à-dire une histoire triste et un drame musical. Il s’adresse à un compositeur de vingt-et-un ans, Marius-François Gaillard, qui signera là une magistrale partition pionnière, aux accents souvent herrmanniens, tendance Psychose, tissée dans le film même, sur sa durée, jamais illustrative, exotique ni étouffante, exemplaire par sa fidèle indépendance. Voici notre petite troupe à Séville en train de capturer, à la manière documentaire, la procession virginale de la Semaine sainte. La revoilà à l’Alhambra, dans ce palais-tombeau presque hindou sis à Grenade, la ville du tailleur carnassier de Amours cannibales, où le couple du film se verra épié puis enfermé dans une pièce attribuée à deux fantômes.



Le lieu, érotique et géométrique, excite la veine formaliste de L’Herbier, expert en teintages, en voiles de paysages, qui multiplie, avec la complicité de deux Georges, Lucas et Specht, ses habiles directeurs de la photographie, les surcadrages, les jeux d’ombre et de lumière, les contre-jours, les changements d’échelle de plan, fait passer ses amants sous une voûte liquide de jet d’eau en surimpression, son découpage rythmique, ainsi que le note à raison Noël Burch, visant à dédoubler, à miroiter, le labyrinthe architectural et filmique. La Sierra Nevada servira de cadre à la Goya, sinon à la Buñuel, celui de Terre sans pain et Los olvidados, avec ses Gitanes chantantes dans leurs « terriers », ses gosses miséreux aux yeux trop vieux. Sur les hauteurs, à la fin du film, la famille recomposée rejoindra la seconde mère, une riche touriste scandinave, bienveillante comtesse nordiste à la Kermesse héroïque, réclamée par l’héroïne, dans une lettre ultime, en génitrice de remplacement, de substitution. Sibilla servait de modèle au jeune peintre Hedwick, celui-ci prenant d’abord des photos déformées par sa subjectivité. Au cabaret venté, la danseuse bientôt jalousée apparaît floue, « au grand dam » de Léon Gaumont, peu fan de l’ouvrage et chagriné par les dépassements du tournage, du budget. Absente au monde, à elle-même, à la dizaine de visages tournés vers le sien, dilatés par l’alcool, l’épuisement, le « vice », Sibilla, sorte de présage d’Ingrid Bergman prisonnière à Casablanca, s’éloigne intérieurement de la faune locale, ressasse le calvaire, croix murale et rayon céleste à l’appui, de son fils dit naturel à l’agonie au-dessus. « Maman ! Sibilla ! » appelle le gamin en vain, sa voix fluette, muette d’alité assourdie par les castagnettes avinées.



Qui pour payer les soins, qui pour les sauver du bouge guère touristique au nom contradictoire, sinon le père parti depuis douze ans, ploutocrate à la Poe, en peignoir de puritain ? Estiria, déserteur amnésique de son mariage, s’apprête à fiancer sa fille avec un parangon moral désargenté, il ne prête aucune attention à la missive dépressive. Sibilla viendra gâcher son bal, Hedwick le saisira à la gorge, littéralement, avant de partir avec la douce et jolie Iliana. Marcel L’Herbier assume le manichéisme mais le tempère de nuances : ce « père truqué », petit seigneur battant la servante, possède sa propre humanité, tel Michel dans L’Homme du large. Il se permet même des pointes d’humour avec le personnage de la duègne, avec les esquisses des serviteurs hilares et complaisants du « mauvais riche », pléonasme marxiste, ou de violence sentimentale avec le pitre lubrique. Sa tentative de viol sur Sibilla finalement victorieuse, batailleuse, donne lieu à un étirement de l’image en limaces, en nausée, illustration réussie d’une volonté de métaphores visuelles, de psychologie appliquée au(x) plan(s). Notre cinéaste se défend de singer Robert Wiene et le fantastique expressionniste du Cabinet du docteur Caligari sorti un an plus tôt. Les altérations de perception se situent via l’objectif, non plus devant ; l’appareil ne se borne plus à enregistrer une réalité transfigurée, élaborée au pinceau, dressée blessante dans les angles aigus du décor, il métamorphose le réel, le travaille comme un matériau, le dote d’une valeur purement intérieure. L’Herbier, avec ténacité, humilité, sans jouer à l’apprenti sorcier ni à l’artiste arty, poseur, réconcilie, « mine de rien », les deux tendances opposées du cinéma français, du cinéma tout court.



Ici, dans cette Espagne de mélodrame, de reportage, paradis infernal et carte postale sépulcrale, avec un mur tout blanc, écrasant, de lamentations maternelles, contre lequel chemine une silhouette sombre, jusqu’à venir nous montrer en gros plan sa face défaite, la « transparence » des Lumière épouse l’insolence de Méliès, le « monde en soi » s’abouche à sa reconstruction, à sa redéfinition par l’imaginaire, par l’imagerie. De la même façon, les archétypes de feuilleton s’avèrent de vrais individus, qui amusent, intéressent, émeuvent. Superbe portrait de femme autant que traité doloriste sur l’amour d’une mère, incomparable, inexorable, irremplaçable, face auquel tous les autres palissent, El Dorado déploie une constante sensualité de caméra, ose un ou deux travellings arrière ou avant vraiment signifiants, par exemple l’approche rapide, directe, vers Hedwick assis dans son confort juvénile, sous peu énamouré, de « jeune premier » ou la marche-errance de Sibilla précédée en légère, aérienne et fatidique plongée. Avec sa simplicité de récit, avec ses arabesques de réalisation, et l’on retrouve les célèbres caches, aussi délicats qu’une mantille ou un moucharabieh, l’opus, terme idoine dans son acception musicale, marque suprême d’intelligence, de lucidité, de sincérité, conserve au suicide de Sibilla son caractère sibyllin, sa part de mystère pas seulement féminin. Dans l’un des suppléments du DVD, entre des extraits illustrés du script, des témoignages épistolaires, des entretiens parcellaires, une galerie entre amis (Louis immortalise sa charmante saltimbanque, paraphe la dimension familiale, artisanale, quasiment estivale, vacancière de la pratique du cinéma d’alors) et une biographie animée, Ève Francis révèle l’origine de son geste, une statue antique de gladiateur se poignardant à la base du coup dans un quelconque musée napolitain, mais le sens, la cause du trépas infligé à soi-même demeurent obscurs, irréductibles à l’inguérissable chagrin d’une séparation, les adieux de la mère et du fils à l’unisson d’une guitare ironique.



Après tout, les choses commençaient à s’arranger, le mioche partait s’aérer à la montagne, sacrée ou pas, en petit Thomas Mann ibérique, une nouvelle famille attentive et tendre surgissait des ruines du couple raté, la vengeance disparaissait au profit de la reconnaissance frère-sœur, d’un amour réel dans le clair-obscur sensuel d’un baiser, reprise d’un similaire plan en ombres chinoises dans la coda de L’Homme du large. La mort de Sibilla, méta et gore, se déroulant derrière une toile peinte de scène, l’ombre du pitre surplombant la sienne, le sang noir s’écoulant de sa chair trop blanche, constitue l’un des sommets de l’œuvre, manifeste l’envie de sublimer, au risque du risible, de l’excès d’artifice, une vérité intangible, essentielle, existentielle, car « la vérité est comme l’huile, toujours elle remonte en haut » affirme prosaïquement le billet de chantage. El Dorado trace ainsi la route au Renoir pirandellien du Carrosse d’or, montre une mère en train de mourir, une comédienne continuant à sourire, une créature de papier bon marché hissée à la hauteur d’une tragédie sudiste, en victime volontaire du fatum magnanime. Rien de doré, ici, à part sa robe dessinée par Alberto Cavalcanti, dans laquelle elle gît sous les regards croisés de ses admirateurs, y compris l’agresseur caressant sa main avec tendresse, tandis que le titre du film vient s’inscrire en enseigne supérieure à gauche du cadre, annonçant les mirages amoureux et temporels d’un Wong Kar-wai, notoire adorateur de néon, de féminité, de drame domestique et cosmique, à l’envoûtement évident parfois un peu vain. « Au crépuscule, nouveau désastre » : dans ce haïku lapidaire, exagéré, cohérent, peut-être faut-il chercher l’art poétique du mélodrame, sa saveur sadique de scandale social, cristallisée avec l’épisode des noces en société.



Expulsée manu militari du repaire de son hôte récalcitrant, Sibilla se traîne littéralement sur les colonnes, les murets, les marches d’un escalier, gestuelle absolument ridicule si décrite dans un scénario et cependant étonnamment poignante, vibrante, fascinante à l’écran, pas uniquement grâce au talent de Madame Francis. Tourné durant trois mois au printemps 1921, célébré à demeure, notamment par Léon Moussinac, assez justement rapproché par un critique contemporain du Lys brisé de Griffith, non distribué à l’étranger, admiré par Resnais, appréciablement restauré en 1995, date symbolique, centenaire, avec les renforts du MoMA et des Cinémathèques française et suisse, El Dorado ravit et bouleverse toujours en 2016. Plus dynamique et pourtant plus lent que L’Homme du large, il semble développer un motif cinématographique unique, la douleur d’une mère, revenir sans cesse à la chambre d’enfant non teintée, dans son noir et blanc de gisant, très loin de la fontaine lumineuse et joyeuse au sein de son écrin de pierre, en variation hispanique de son homologue bretonne. L’obscénité implicite de l’argument, filmer la mort d’un enfant, en faire un élément de spectacle, de plaisir scopique, se voit heureusement conjurée par le cours de la diégèse et l’éthique d’un cinéaste tout sauf enclin à faire le malin, à faire sangloter, à faire joujou avec les mille et une possibilités d’un art naissant, conscient, préférant l’expressivité délibérée, mesurée, intégrée à la trame narrative et sensitive. Juste avant de se suicider, d’accepter, de réclamer, d’être supplantée par une mère doublement étrangère, la chère Sibilla se signe, puis une foule sidérée, consternée, rameutée par une vieille endormie, aveugle compris, la dépose sur une table, comme d’autres, bien avant eux, déposèrent un supposé messie de sa croix d’atrocité. Le « pauvre être de douleur » s’endort enfin, atteint un repos espéré éternel. Pour la guérison de son fils, son adoption à la Dickens, il fallait en passer par cette mort entourée, il fallait la folie de s’ôter la vie, il fallait une belle édition numérique en mausolée improvisé de son immortalité pour cinéphiles en hiver.  



PS : ce cinq centième article représente très peu et beaucoup dans un temps terroriste, terrorisant, de camions niçois ou berlinois, d’assassinat de diplomate russe en direct en Turquie, de bombardements, déplacements, anéantissement en Syrie, sans parler du reste, de tout le reste indigeste, au quotidien, partout. Le cinéma, surtout ce cinéma-là, propose une réponse-opposition inefficace et cruciale à cet ensemble détestable. Le style, l’esprit, la beauté, l’horreur, l’alchimie, l’émotion, la réflexion, la transmission ne sauveront personne, pas même les citoyens à l’abri provisoire des « salles obscures ». Ils nous identifient néanmoins, nous rassurent brièvement au cours et au cœur de notre longue nuit.

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