Mon dernier soupir : La Confession d’un enfant du siècle
Le hasard (pas celui de Balthazar) et la nécessité (de « suivre, pas
à pas, le chemin d’une vie, voir d’où elle vient et où elle va »)…
Dans « ce livre
semi-biographique », à la liberté (fantomatique) de « roman
picaresque », rédigé par le « fidèle » (ou disciple) Jean-Claude
Carrière (« Je ne suis pas un homme d’écriture » s’excuse le
cinéaste), dédié à Jeanne, sa « femme » et sa « compagne »,
Luis Buñuel, né en 1900, traverse presque cent ans et cartographie plusieurs
pays (l’Espagne, la France, l’Amérique, le Mexique). Il connut le meilleur, les
horreurs et les honneurs, une résidence d’étudiants (à Madrid) en pépinière ibérique de
talents, la rencontre avec le surréalisme, placée sous le signe de l’amitié, de
la morale (antimilitariste et anticléricale), la guerre civile (aucun soupçon
de manichéisme dans l’évocation subjective), les scandales à répétition dus aux
films, l’importance primordiale des « plaisirs d’ici-bas » (alcool et
tabac), du rêve et de l’imaginaire (peut-être une forme d’innocence, y compris via la cruauté sadienne), de l’amour, de
préférence fou, of course. On croise beaucoup de monde,
dont de nombreuses « célébrités », admirées ou détestées (Dalí convie
les deux sentiments), parmi ces chapitres se lisant vite, séduisant par leur
modestie, leur refus reposant de se justifier, de s’expliquer, de se dévoiler
(une vraie pudeur visible aussi à l’écran). Le réalisateur, tant pis pour les obsédés
sémantiques, les sémiologues professionnels, exégètes scolaires, abscons et
surtout très cons, se contrefout du sens à donner (à ne pas prêter) à ses
œuvres, des lectures risibles de la psychanalyse, « thérapeutique de
classe », en effet (aller au cinéma s’avère, aujourd’hui encore plus
qu’hier, un luxe ; écrire dessus frise l’insolence de l’oisif).
Contrairement à Hitchcock (flanqué de
Truffaut), qu’il appréciait, qui l’apprécia, par exemple lors d’un repas donné
en son honneur par Cukor (Ford, Mamoulian, Stevens, Wilder, Wise et Wyler à la
même table, qui dit mieux ?), Buñuel se garde bien de (faire) rédiger sa « légende
dorée », de détailler son atelier, d’orienter l’interprétation. Délaissant
le manuel publicitaire, l’évangile laïc, la plaisanterie (voire supercherie)
réflexive (précédent de Poe déplumant didactiquement son corbeau), l’étranger
francophile s’adresse au lecteur à voix basse, sourd jadis épris de Wagner (en
duo avec les tambours de Calanda, voilà), monteur au MoMA de la volontaire et
triomphante Leni Riefenstahl, de bandes de propagande républicaine. Le jeune homme, devenu vieux, se souvient comme il veut, comme il peut, provincial
« médiéval » dégrossi par Lorca (homo mais pas trop), révolutionnaire
bourgeois (pléonasme) épouvanté par la dimension apocalyptique de la décennie
soixante-dix, aux quatre cavaliers eschatologiques baptisés surpopulation,
science, technologie et information. Il avoue, désarmant, sa passion pacifique des
armes (point commun avec Burroughs), médite sur le terrorisme (fil sanglant centenaire
plutôt que contemporain), célèbre l’athéisme entouré de religieux, s’enthousiasme
pour l’euthanasie, découvre l’antisémitisme hexagonal et le système des studios
à Hollywood (von Sternberg dépeint en « simple » directeur d’acteurs
supplanté par le décorateur, et mille exécutants anonymes sommés par Mister Mayer de « coopérer »).
L’entomologie (marotte de Nabokov ou
Cronenberg, davantage portés sur l’anatomie que les mœurs des insectes, certes),
« la mort, la foi, le sexe », les comiques muets, la révélation de
Lang, les réminiscences de sa sœur parues dans Positif : autant de
grains au chapelet de la mémoire, pour des mémoires ouverts avec une tendre
ironie sur l’amnésie maternelle et refermés sur le souhait d’un retour
d’outre-tombe, par pure curiosité journalistique à propos des « désastres
du monde » moderne (précédé d’une fausse
confession-absolution-extrême-onction, histoire de sourire entre amis outrés), exaucé par le scribe dans un codicille annoté ici. Trente-deux films
réalisés (un de plus et l’on atteignait l’âge d’agonie du Christ, à cran
d’arrêt ou non), sept produits, trois formateurs (doublé auprès de Jean
Epstein) + trois cent vingt-huit pages (en édition de poche) et douze (apôtres)
photographies en noir et blanc – Buñuel effleure tout ceci mais en dit
l’essentiel, car il ne croit pas « qu’une vie puisse se confondre avec un
travail. »
Cet amoureux du mystère au mépris de
la transcendance, pétri de « nihilisme inoffensif », qui détestait
les uniformes, les hymnes nationaux, les peintures politiques (Guernica
de Picasso, exécuté avec brio en une poignée de mots), qui dut tourner
plusieurs titres en une vingtaine de jours, pour peu d’argent, pour vivre et
nourrir sa petite famille, loin des largesses d’un père (d’une mère) enrichi
grâce à une quincaillerie à Cuba, propriétaire de terres dans une province
aragonaise également peuplée de gosses miséreux, signe ainsi une « autobiographie »
éclairante et attachante, ludique et mélancolique, lucide et digressive,
complément (de lecture) cohérent à la mosaïque « dialectique » de Conversations
avec Luis Buñuel et comme un écho, hors le beau (et discutable) souci
pédagogique, à Fragments d’une autobiographie de Rossellini, notes
francophones de fin de partie pareillement stimulantes et désenchantées, rassemblées
en 1977, même si l’auteur de Los olvidados, par ailleurs
insensible à Cría cuervos, vomissait Rome, ville ouverte.
En parlant (assez) peu de cinéma –
qui s’y intéresse, au cinéma, à ce cinéma-là, bradé à longueur de mercredis, en
annexe asservie de la TV, juste avant l’auberge espagnole du streaming ? –, Luis montra la voie
(lactée), continue à nous inciter à nous méfier des marchands de vérité, de
vanité, de vétusté (poussière des nouveautés hebdomadaires), à suivre le
courant (de « l’inconscient ») intérieur, à remonter puis descendre
le fleuve (Héraclite périclite) d’une vie rêvée, transfigurée, métamorphosée
dans des métrages sans âge, emplis d’intensité, de violence, d’humour,
d’hérésies et de prothèses (celle de Tristana/Catherine, révérée par Sir Alfred). Mon dernier soupir, près
de trente-cinq ans après sa parution, un an avant le décès du cinéaste,
conserve par conséquent sa vitalité, sa franchise et son acuité sur notre
présent.
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