Gosses de Tokyo : Mémoires de nos pères


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Yasujirō Ozu.


La campagne, une voie ferrée, des gamins : on se croirait presque chez Stephen King puis Rob Reiner (Stand by Me). Durant la première « mi-temps », Ozu nous amuse avec sa chronique (bucolique) mineure peuplée de mineurs. Les deux frères et toute la petite bande autour brillent par un naturel et une aisance (de jeu) remarquablement saisis-construits par le cinéaste, qui sait les observer à la bonne distance – ni cruauté ni angélisme – et les diriger avec une généreuse confiance (risque de bâtir un « livre illustré pour adultes », découpé en chapitres visuels, à leur hauteur, avec même une poignée de travellings latéraux sur leur marche, sur ce qu’ils avisent en POV). L’incipit nous montrait un camion de déménagement embourbé, pris dans une ornière, et le manque d’enthousiasme des deux mioches à pousser le véhicule, malgré les exhortations du père les laissant partir rejoindre leur mère, tandis qu’il s’en va rendre visite à son patron dans les parages. Sous l’anecdote, la fable annonçait déjà son programme – elle effectue un « saut quantique » et se déploie pleinement vers la quarante-cinquième minute, quand le père et les fils se retrouvent dans la demeure (en banlieue) du boss, par ailleurs amateur de cinoche. Ozu mise sur la mise en abyme et joue de l’herméneutique méta. Le « film dans le film » commence par d’anodines « vues » d’animaux au zoo, pour le régal des gosses, dont celui du maître des lieux et ceux du voisinage, avant de bifurquer vers des vues de rue, notamment celle où traînent deux geishas souriantes saluant l’objectif et « l’administrateur » dans la foulée. Gêne de ce dernier, flanqué de sa femme, qui demande aux opérateurs du projecteur d’accélérer le mouvement, littéralement. Cela donne un petit air de burlesque à la fuite gentiment adultère du trio, et introduit la séquence de la seconde séance, dédiée aux pitreries du papa, Chaplin d’Asie « à l’insu de son plein gré ».

La caméra réflexive révèle le désir et la capacité à faire rire. Pas tout le monde, cependant, puisque les deux garnements, naguère friands d’affrontements ou de dérobades avec leurs « semblables », ne rient pas, (« rient jaune », évidemment), tant les grimaces paternelles les laissent de glace, leur dévoilent un visage et un personnage qu’ils ne soupçonnaient pas, qu’ils ne reconnaissent plus, qu’ils abjurent avec leur cœur impitoyablement pur. Les fistons, fort marris par ce spectacle obscène dans son innocence (un brin intéressée, l’humour, surtout à ses dépens, instaurant de facto une certaine complicité), se tirent vite fait, posent des questions à la maison fort embarrassantes, foutent le bazar (au hachoir) et récoltent, pour l’aîné, une belle dérouillée sur le fessier. Le lendemain, assis sur leur siège face à la barrière blanche de l’Americana (notez itou la batte de baseball), regardant passer des trains à la fois proches et lointains, ils ébaucheront un début de réconciliation avec leur paternel magnanime et rusé (comment résister, tant pis pour la grève de la faim affichée – dans Bonjour viendra l’absence volontaire de paroles –, aux boulettes de riz préparées par la maman attentive, aux doux reproches à l’époux ?). La fin du film peut se lire en happy end, avec salut de l’employé à son supérieur devant la barrière ferroviaire baissée, recommandé par les fils insolents, indignes et ingrats eux-mêmes, ceux-ci in fine réconciliés avec leurs « ennemis » scolaires, vaincus par un joujou à rendre fou (anneaux de fer entremêlés) ou rejeton du patron provisoirement terrassé par une irrésistible malédiction gestuelle, avec signe de croix chrétien inclus.


Avant cet épilogue disons consensuel, à la sincérité solaire inattaquable et néanmoins discutable – demander à Ozu de délivrer un pamphlet marxiste ne traverserait l’esprit à personne, à aucun cinéphile un peu familier de son art et de son discours, en tout cas –, la petite famille traverse une crise domestique intense. Voici le « traditionnel » (et purement hypothétique, rappelons-le aux tenants de l’imposture psychanalytique) conflit œdipien bienheureusement évacué au profit d’une lutte économique en huis clos, liée à la représentation que se font les minots de leur papa, important ou pas, plus trop, à vrai dire, depuis la veille scandaleusement joviale. Fusent les interrogations candides sur l’importance, la richesse, le lien entre les deux, la valeur d’un salaire et d’une position sociale. L’échange, vif et violent, possède un caractère émouvant, car le père, mieux qu’un autre, de manière encore plus intime, et pour cause, que ses bambins « assassins », éprouve et reconnaît son infériorité de statut (alors qu’élève, dit-il pour les encourager lors de leur première journée d’école délocalisée, il cumulait vingt sur vingt en écriture et en calcul), toutes les courbettes à effectuer, toutes les couleuvres à avaler (sa nouvelle adresse le rapproche de sa hiérarchie, se moquent sans acidité ses confrères de labeur rassemblés, au détour d’un plan, en une aimable galerie de glandeurs bailleurs). Film de classes et d’images (celle que l’on perçoit, projette, d’autrui et de soi, peu importent la taille ou le tour de taille du sujet), Gosses de Tokyo titille la morale japonaise (et « mondiale », évidemment) de la hiérarchie, de la soumission, de la place établie d’avance (à quoi bon, dès lors, s’embêter sur le banc d’une classe ? Mieux vaut faire l’école buissonnière et confectionner soi-même une affiche de calligraphie ornée de la meilleure note, plus ou moins bien tracée par la main étrangère du livreur de saké adolescent).

Clown du jeu social, le père tombe de son piédestal, il apparaît, dans le cadre doublement réducteur (photographie et montage sereins signés Hideo Shigehara), en piètre pantin aux chaussettes ramollies, à l’incongrue combinaison blanche de cow-boy. Comment prendre au sérieux ce type-là, comment y voir un modèle, un guide digne de respect, comment accorder à ses préceptes une quelconque crédibilité ? Sous ses allures d’œuvre gentillette, de Guerre des boutons au grand air nippon, le métrage constitue en réalité un drame acéré, à la précision et à la pertinence de regard encore et toujours opérationnelles de nos jours. Outre l’esquisse impressionniste d’une bande enfantine (double acception), Ozu, avec des qualités formelles soulignées en détail dans notre texte sur Voyage à Tokyo (épargnons également au lecteur le couplet pérenne sur les « thèmes à naître », à reconnaître), peint un beau portrait de père aimé et détesté, puis aimé à nouveau, avec une part de déception, de démystification, de rébellion. Il ne s’agit plus, comme chez King, d’apprendre à grandir au contact organique et nostalgique de la mort, mais de comprendre comment fonctionne la société des hommes, des « grandes personnes », son injustice (ses inégalités criantes, même en muet) de contexte, de destins, du/au quotidien. Héros anonyme, homme intègre au courage inutile, le père, costumé en Occidental, lesté de sa petite sacoche d’esclave rémunéré, invité, accompagné en bagnole, « passe la brosse » pour sa femme et ses gosses, espère pour eux un avenir meilleur que le sien, pourquoi pas général et capitaine, répliquent les frangins unis comme les doigts de la main, celle du cadet souvent posée sur l’épaule de son grand frère, en geste superbe et discret d’amour tactile, tacite et suprême. On peut d’ailleurs lire en filigrane le mélodrame de Vittorio De Sica (Le Voleur de bicyclette), autre conflit père-fils dans une capitale européenne au chômage d’après-guerre, l’opus d’Ozu situé un peu plus tôt, dans le Japon silencieux, plutôt que taiseux, des années 30.


Gosses de Tokyo conserve toutefois sa pleine singularité, son intelligence constante d’écriture (sous-titres de l’émérite Catherine Cadou, of course), de réalisation et d’interprétation. Ozu ne filme pas la pauvreté, il capture et magnifie avec humilité les postures à adopter, enfant ou adulte, pour « sauver sa peau » (ou perdre ses poils, tel le chien en cobaye d’œufs de moineau), pour tenir son rang dans le décorum du temps et de l’espace, pour en faire partie et y inscrire sa propre histoire inaboutie, frustrante et pourtant vivante, la seule, la vraie, à notre portée (double sens). Au terme du parcours immobile, par-delà un plan de trois enfants d’origines sociales différentes, réunis simplement, étreinte en route, très loin du sentimentalisme rassurant et désolant de la fin de Metropolis (alliance du cerveau et de la main via le cœur, dans le « meilleur des mondes possibles », amen nazi compris, cette mascarade propagandiste regrettée par la suite par Fritz Lang en personne), les gosses, grandis, le père, réduit, continuent leur vie, nous quittent dos tourné sur un adieu doux-amer – grandeur d’un petit film où les larmes les plus fraternelles demeurent à chercher derrière le sourire de façade d’un géniteur unique et représentatif, davantage que sur les joues salies de ses marmots endormis, contemplés par un couple semblable à des milliers d’autres, ici et là-bas, aujourd’hui et autrefois. Entre le cartable et la grenade, l’uniforme et le salut hilare au maître d’école, l’individu et le groupe, l’artifice et la lucidité, au spectateur de faire son choix, de combiner les éléments au lieu de les opposer scolairement, de redéfinir sa propre enfance (fugace et vorace), ses responsabilités (au foyer) ou sa colère, militaire (« pas de l’oie » des écoliers) sinon foncière (vieillesse de l’allégresse). 

                  

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