Drum : Persepolis
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Keywan Karimi.
Premier long (très, malgré une « raisonnable »
durée) métrage et peut-être dernier, puisque l’auteur trentenaire récolta (en
présence de sa mère cancéreuse) pour Writing on the City, son
documentaire sur les murs graffités de la capitale orientale, une amende
« symbolique » équivalente à six cents euros, une peine de prison (un
an au lieu des six prévus) et un « soupçon » de flagellation
(sentence recommandable, encore trop miséricordieuse, pour moult « cinéastes »
hexagonaux et internationaux). Tandis qu’en Occident certains s’astiquent (le bien
nommé joystick) déjà en prévision du « traditionnel »
dégobillage de Lucas et ses sbires régressifs, la « République islamique d’Iran
», installée là-bas (en 1979) dans le sillage bling bling du Shah, notoirement
connue ici pour son exemplaire « liberté d’expression », rappelle (remercions-la,
même ironiquement, pour cela) aux amnésiques, aux « humanistes », aux
« adulescents » (« tous dans le même sac », à jeter fissa
dans le fleuve le plus proche, de préférence renoirien) que faire du cinéma,
cet art fasciste souvent pratiqué, célébré, consommé, par des impuissants, des
commerçants, des bien-pensants de la pire espèce, qui réclament de l’évasion,
du rêve, du consensus, de la « poésie »,
de la beauté apprivoisée, de l’horreur digérable, du divertissement décérébré, peut
heureusement, rarement, s’apparenter à risquer sa peau, à tenter quelque chose
de vraiment important, à ne pas se complaire, jusqu’au dégoût, jusqu’au mépris,
jusqu’à la nausée, pourquoi pas sartrienne – jamais assez on ne condamnera ce
misérable tas d’ordures déversé sur la cornée chaque mercredi, on ne se
bouchera le nez, en fermant les yeux, devant la puanteur rassurante,
bêtifiante, des écrans, on ne crachera à la gueule de toutes ces belles gueules
interchangeables de camelots perfusés à la TV –, dans une médiocrité
généralisée, inoffensive, émolliente.
Face à la violence quotidienne,
structurelle, institutionnelle, manifeste et latente, pas seulement économique,
des décevantes démocraties européennes (terrorisme « coranique » en
excroissance prévisible du « corps social » malade, et guère d’espoir,
à vrai dire, sur le restant du globe, à l’exception de réussites suspectes, au
Danemark, par exemple, avec son écœurant « bonheur » collectif,
autarcique, presque incestueux, à la Festen), le totalitarisme, religieux
ou non, recadre le « septième art », mercantile, auteuriste,
bourgeois, « engagé », lui rend sa nature politique – un imaginaire
individuel tissé à la vie sociale de la Cité (que les illettrés confondant
politique et politicien aillent s’acheter un dictionnaire à l’occasion de Noël ;
que ceux qui trouvent les lignes supra
véhémentes, voire offensantes, aillent voir ce qui se publiait, durant la
décennie des années 30, dans ce beau pays d’égalitarisme soumis, de fraternité
footballistique, de liberté surveillée par le dérisoire « état
d’urgence » prolongé). Défendu avec un admirable ensemble par la
« communauté internationale », à Bruxelles (au Parlement européen,
que connaît bien Christian Clavier, digne représentant de « l’exception
culturelle ») et ailleurs (laissons aux curieux le soin d’identifier les
soutiens illustres, de parcourir ce récent article en rappel des faits), adoubé
par les situationnistes (ce qu’il en reste), Karimi, accessoirement « assigné
à résidence », incapable de quitter le territoire, délivre une œuvre austère et
sincère, à faire passer Béla Tarr pour un adepte du montage hystérique employé
par Jean-Marie Poiré – autre glorieux réalisateur français, pas vrai ? –
depuis Les Visiteurs.
No names, comme le réclamait Brando à Paris
dans son tango à la margarine (licence « gastronomique » plutôt que
poétique), à peine une ligne narrative autour d’un mystérieux colis
incessamment réclamé, au prix d’un double homicide (client et compagne de
l’avocat cambriolé, rien que ça). Avec son air de MacGuffin dépressif, le
paquet, finalement planqué dans une fosse septique, auparavant sous le dallage
de la salle de bains, causera la perte des nervis et du boss obsédé par lui (effondrement drolatique du sol visuellement évoqué par un
nuage de poussière). Voici Téhéran filmée en cimetière, en serpent (les
autoroutes et les routes en « taxi de nuit » à la Jafar Panahi), en
ville morbide hantée par un vent infernal, un silence de pierre tombale (même
les immeubles agonisent sur leurs fondations inachevées, même la demeure
familiale héritée, avec sa balançoire surréaliste, pue l’humidité, la solitude,
la décrépitude). Volontiers expressionniste, le noir et blanc (dû à Amin Jafari) sublime les
fantômes (des fantoches) d’une tragi-comédie un chouïa kafkaïenne (suprêmement
iranienne ?), absurde et lugubre, où un boiteux dégueulasse (son trépas
financera la cure de sevrage) amène la mauvaise nouvelle réifiée, sorte de
Hermès dépenaillé, où un camé parle au col de son veston, avant de finir,
hilare, dans un centre de désintoxication aux allures d’asile (l’objectif,
recule, recule, recule encore dans le couloir enténébré terminal).
Angles légèrement obliques (une
faille fondamentale de la perception, un déséquilibre sensoriel-existentiel), travellings interminables – celui dans
les bains masculins confère à une scène mémorable du piètre Les
Promesses de l’ombre un vernis d’épilepsie –, travail inspiré sur le
son (appareil médical sur le générique final), stase de la narration à
l’obscurité limpide, aveuglante (hors-champ des meurtres, corps inanimé de la
femme alitée deviné, associé à… La Lettre à Élise dans l’ascenseur !) :
encensé par un Jean-Michel Frodon (pour rappel, l’historien du cinéma français
taxait naguère la filmographie zulawskienne de « bazar slave »), en
partie produit par la France, Drum en « refroidira »
plus d’un, rétifs à l’hypnose qu’il propose, à l’image de cette séquence
musicale assez hallucinante lors de laquelle la caméra panoramique à trois
cent soixante degrés sur un auditoire de mâles (femmes voilées mitoyennes assises derrière
des vitres opaques) au bord de la transe, de l’absence à soi, avec en
contrebas, dans le jardin sur lequel donne une fenêtre ouverte, trois musiciens
faisant résonner sans merci, sans mélodie, des tambours de litanie (pas ceux de
Buñuel, et clin d’œil au titre) au rythme purifié, décanté, férocement abstrait
(dieu de Mahomet défait, évaporé, dévoyé). Les zombies de l’après Khomeiny errent du bureau-appartement à
l’hôpital, en passant par des espaces d’amour ou de souvenir. Tout, dans Drum,
vise à portraiturer (faire éprouver) un univers à la dérive, rongé par une
lèpre intérieure dont le masque mesquin, superficiel, pourrait se nommer
avidité. Peinture impitoyable, aux limites du fantastique (matez-moi la cage d’escalier
en contre-plongée à la manière du Golem, l’atmosphère cauchemardesque
dans la lignée du surfait A Girl Walks Home Alone at Night, le
sentiment d’oppression citadine à la Eraserhead, l’ombre sur la cloison
des marches à la Nosferatu le vampire, l’ami drogué surgissant à l’improviste de
l’obscurité, spectre attentif), d’un « pays de merde », parfois
littéralement (suggestive plongée rallongée à la verticale vers le drain bouché), le film
de Karimi, dans sa lenteur tendue, aux frontières de l’insupportable,
enregistre la mort vivant dans ses plans, s’érige tranquillement, radicalement,
en petit précis de décomposition urbaine, spirituelle et audiovisuelle.
On y égorge dans la rue (pour de
vrai, qui sait) un mouton immaculé, on y porte à bout de bras le possible
cadavre d’un clébard, on croise des poules et un coq rachitiques, trivial
bestiaire d’enfer banal en miroir culturel (cultuel) des crimes des hommes
entre eux (cf. une similaire zoologie doloriste dans A Touch of Sin). Le
cinéphile, averti dès l’ouverture des pulsions meurtrières du protagoniste,
vigie (à terre, atterré) se rêvant vigilante
(« Si j’avais les moyens, je n’hésiterai pas à cramer toute cette ville »
reconnaît « l’injuste » en voix off, par manque rédhibitoire d’une quelconque « honnêteté »),
peut penser à Coup de torchon et surtout à la rage froide (ou noire, en
référence à l’un de ses meilleurs romans) de Jim Thompson (origine littéraire
de l’histoire adaptée, signée Alimorad Fadaie-nia dans les années 60). Cristallisation
métaphorique d’une nation sans mémoire (architecture ancienne, partagée entre
l’Orient et l’Occident, saccagée au dix-neuvième siècle, nous dit Karimi dans
le dossier de presse), sous la coupe de la corruption, sur l’impossibilité
d’une évasion (regarder l’horizon sans pouvoir l’atteindre), Drum
place la métropole active de Téhéran (dix-sept millions d’habitants, quasiment autant
de lumières) en assistance respiratoire, laisse très peu respirer le
spectateur, s’amuse d’une tendance croissante au pessimisme, « mère du
suicide ». Entre zigouiller par un piège terreux ses adversaires ou se jeter
par la fenêtre servant de rebord pour aérer ses pieds blessés, le film hésite,
sa matière sonore en partie composée par le flux médiatique anxiogène d’une
télévision de concierge (dans son dos, il traite le locataire peu polanskien,
quoique, de « bon à rien ») relié à un masque à oxygène (Friedkin,
quand il dirigea Le Sang du châtiment, s’étouffait itou, et nous avec lui).
La fable létale s’achève sur un regard
caméra au fond de la perspective (il voulait comprendre, il ne comprendra pas), un surgissement déplaisant de bruits
métalliques crissants (possible manifestation acoustique de l’ennemi à venir)
et le « cumul des postes » de l’artiste, aussi à l’ouvrage sur le montage,
la direction artistique, les costumes, assorti de surprenants remerciements aux
forces de police municipales (no comment) et à Patrick Braoudé (un
homonyme, on suppose). Opus peu aimable
– qui s’en soucie, des films « amicaux » ? Pas moi, en tout cas
–, Drum
représente une parfaite (prometteuse) adéquation entre l’expression et la
sensation, la « dénonciation » et la redéfinition (du temps, du
mouvement, du récit, de la mimesis, de la déréliction). Espérons avoir un jour (pas
trop lointain) des nouvelles du cinéaste, conseillons à autrui de se risquer à son conte
de fées (de diables) pour adultes désenchantés mais lucides. Sinon, nul doute
que les plus émotifs (les moins patients) se consoleront avec les cyniques colonisations à la Benetton de Disney, les dindes (animales, humaines) du réveillon ou les réjouissantes élections présidentielles de 2017 – vive la « normalité »,
le pathos, le défaitisme, le libéralisme, les sports d’hiver, les urnes du printemps et le télévisé cinéma, voilà.
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