Un roi sans divertissement


 « Suite à un incident technique », inutile de fasten your seat belt ; « les femmes et les enfants d’abord », d’accord, car ensemble au bout de la dead end


Regarder un film en avion, en bateau, en train ou en voiture : étrange expérience aux résonances quantiques (événement lié à sa perception, phénomène en partie soumis au contexte), à l’évidente dimension méta (mobile dans la mobilité, dépaysement dans l’espace et voyage dans la fiction), où le métrage se met en abyme au sein de sa reproduction réelle à grande échelle. Le vertige implicite n’exclut pas l’humour, par exemple quand on projette En pleine tempête lors d’une traversée insulaire (pour mémoire, citons aussi Ce que veulent les femmes entrevu vers le Québec ou un épisode de la saga Star Wars aperçu de biais sur le PC d’une voisine de compartiment sudiste). Imagine-t-on faire visionner Crash aux gosses sur le siège arrière de l’auto familiale ? Pas vraiment, pas jusque-là. Il s’agit, en premier, de passer le temps, de se débarrasser des minutes jugées toujours trop longues du trajet – tendance contemporaine à l’ubiquité, à l’immédiateté –, d’occuper le vide d’une passivité relative, essentielle, de passager. La lecture disons délocalisée associe deux médias très différents, le mécanique et l’intime, le vacarme assourdi et le silence entendu, la fragmentation (phrase, paragraphe, chapitre) et la linéarité, le défilement des paysages fugitifs et des stables images mentales (utiliser une liseuse ne modifie pas la donne). Avec le cinéma, les transports collectifs ou individuels visent à transporter l’usager, le client, le parent, l’enfant, dans un univers dérivatif, à le plonger temporairement dans un transport peu racinien mais serein. Il convient, une fois encore, d’oublier la mort, au moment même de sa plus grande possibilité, de sa presque promesse (ce qui nous ramène aux modernes amants maudits de Cronenberg). Suspendu dans les airs, flottant à la surface, filant sur les rails, suivant la route, le cinéphile se voit captivé en diversion de la dangerosité inhérente à ces moyens de déplacement patinés d’une rassurante banalité.

La locomotive pénétrant, phallus d’acier, en gare de La Ciotat n’effraie (n’émoustille) plus personne, surtout à bord du « cheval de fer » de la SNCF, au contraire, le spectacle d’un déraillement nous rassérénerait, nous permettrait d’échapper à l’ennui chronologiquement conclu, comme un pacte commercial et parfois fatal. Ethan Hunt, accroché sur le toit d’un TGV, métaphorise la position délicieusement inconfortable (ou confortablement anxiogène) et incarne, au plus près du corps, le devenir mortel dans une allégorie platonicienne sur le simulacre ontologique du monde, système clos d’illusions, d’extases et d’agonies au filigrane œdipien et biblique. Sa jouissance et sa mélancolie riment avec celles du voyageur, y compris dans l’invraisemblance de la dramaturgie (quoi de plus impensable qu’un accident vous arrivant ? Quoi de plus irreprésentable que son propre trépas ?). Les images mortes du film, dans leur vie faussement et irrésistiblement animée, conjurent les tragédies de fait divers, la comptabilité macabre des statistiques de catastrophes, la part de hasard létal intégrée à chaque routine, automatisme et causalité de la machine (la caméra, une parmi d’autres). Sur les écrans ouverts, allumés, descendus, logés dans l’appuie-tête du conducteur ou du partenaire à la bien nommée « place du mort », apparaissent ainsi de fascinantes fantaisies dont le but ultime semble relever de la toxicomanie légalisée, ludique, culturelle (double sens). Voir le cinéma en mouvement, « au carré », revient par conséquent à superposer deux lignes de fuite, deux perspectives équivalentes, deux destins réunis dans un identique continuum. À jamais aux commandes vers le terminus, la Camarde, souriante, accueillante, sucrée (sucette du capitaine Savalas chez Mario Bava) nous conduit sans faillir vers notre destination finale, de l’autre côté de tous les miroirs, dans l’abolition définitive des récits, des imageries, des sensations, des expectations.

Le cinéma, ce divertissement de masse, souligne le caractère funèbre du tourisme en le voilant aimablement de sa gravité inoffensive, de sa légèreté mercantile. Puisqu’il faut mourir, allons-y en première classe, au rythme d’une dernière histoire (Shéhérazade, conteuse au couteau), dans la douceur veloutée des accoudoirs ou la vitre ouverte au soleil. Les morts, infiniment patients, sur et derrière l’écran, déjà arrivés depuis longtemps, nous attendent et sauront nous accueillir avec tous les honneurs dus à notre nature puérile de voyeur sentimental.      
                      

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