Sogni d’oro + Bianca : Non ho sonno + L’uomo che guarda
Suite à leur visionnage sur le site d’ARTE, retour sur les titres de
Nanni Moretti.
D’une œuvre à la suivante,
apparaissent des correspondances évidentes, d’équipes techniques, de répliques,
d’interprètes, de silhouettes et même de pâtisseries chocolatées de provenance
autrichienne, fichtre. Mais à la comédie méta égotique se substitue un
vrai-faux giallo mélancolique. De manière explicite, Sogni d’oro (Nanni
Moretti, 1981) et Bianca (Nanni Moretti, 1984) possèdent une coda presque à
l’identique, lycanthropique, à flics, où l’anti-héros, et non l’alter ego, pénètre directement au creux
de l’écran, perspective vide, au propre, au figuré, prononce sa propre
épitaphe, désespérée, désabusée : « Je ne veux pas mourir ! », « C’est triste
de mourir sans enfants ». Le diptyque partage en plus une caractéristique
psychique constitutive, néanmoins Moretti, secondé par les directeurs de la
photographie Franco Di Giacomo & Luciano Tovoli, ne perd jamais le
spectateur, préfère plutôt, sous l’apparence rassurante d’un classicisme
précis, économique, disons distancié, illustrer la nature subjective de la
réalité, ciné au carré, projection fantasmée, scénario in vivo, contre le chaos,
à proximité du tombeau. Dans Sogni d’oro, produit par un certain
Renzo Rossellini, primé à Venise, Moretti se rêve, en définitive, en loup-garou
relou, auparavant se portraiture en réalisateur arrogant, méprisant,
impuissant, quasi inexistant, vaincu
de façon sportive, ludique, devant un public « merdique », en
panoplie de pingouin-pantin molto berlusconien, par un rival classé commercial,
musical, nommé Cimino, qui filme un Voyage au bout de l’enfer (Michael
Cimino, 1978) fissa transformé en manifestation domestique, en démonstration
drolatique, chorégraphique, à demi à la Jacques Demy.
Dans Bianca, il se déguise en
assassin en série, muni d’un brushing
impeccable, de gendre dit idéal, ou de George Michael désormais hétéro,
délocalisé du côté de Georges Simenon & Robert Bresson, car l’enquête
suspecte et la complicité désenchantée, entre le tueur « non habitué au bonheur
» et le commissaire séparé, aux chaussures usées, rappellent bien sûr celles de
La
Tête d’un homme (Julien Duvivier, 1933) puis de Pickpocket (Robert
Bresson, 1959). Si Sogni d’oro, au niveau du dualisme, de l’idéalisme, des
thématiques, des harmoniques, présage et renverse Mia madre (Nanni Moretti,
2015), Bianca, jusque via
son titre antithétique, d’épiphanie factice, invitée à dîner, ensuite évacuée,
de chemise de jeune fille immaculée, à visualiser, à vénérer, revisite Ténèbres
(Dario Argento, 1982), revoici Tovoli, autre polar personnel, hallucinatoire,
dont le criminel écrivait sous nos yeux l’histoire, c’est-à-dire la percevait,
la vivait, la donnait à voir, à recevoir, sous son solipsiste et traumatisé
soleil noir. Davantage adepte de l’autofiction que de l’autobiographie, Moretti
décrit donc le fascisme fondamental, phénoménologique, a fortiori infantile, au
risque de se rouler par terre, de colère, dépit d’amoureux transi, d’artiste à
sec, du cinéma, sur lequel je commis jadis quelques lignes, pas de journal
intime (Caro diario, Nanni Moretti, 1993). Après
les coups portés aux collègues, à la mamma pendant le repas, voilà la gifle
deux fois flanquée à un élève injurieux, les meurtres amicaux silencieux,
accomplis en catimini, avoués in fine, progressive et compulsive cohérence,
à base de moralisme maladif et d’infondée souffrance. Puisque l’industrie
sévit, puisque le set se dissocie,
puisque les couples ne persistent, puisque le monde résiste, il convient de (re)diriger
la tragi-comédie de toutes ces viles vies, avérées, rêvées, racontées,
écourtées.
Le malaise, sis au sein de l’incestueuse
profession, par extension de la calamiteuse civilisation, Sigmund théorise, (psych)analysé
avec clarté, quelque cruauté, par le tandem
maîtrisé, dépasse par conséquent le cadre freudien, excède la dimension sociologique.
En douceur, à moitié farceur, Moretti, lui-même par définition schizophrène, placé
devant et derrière la caméra, homme sincère et d’affaires, auteur
d’autoportraits transposés, pas un seul instant complaisant, signalons au
passage l’apport important, déterminant, du débutant Sandro Petraglia, bientôt
collaborateur incontournable de Marco Risi (Mery per sempre, 1989), Michele
Placido (Pummarò, 1990 + Romanzo criminale, 2005), Marco
Tullio Giordana (Nos meilleures années, 2003) ou Renato De Maria (La
prima linea, 2009), filme la folie, filmique, fétichiste. Malgré un
Surmoi prêté à son imposant papa, Luigi Moretti, producteur, psychologue, dans
la vraie vie nervalienne, épigraphiste et universitaire, Sogni d’oro et Bianca
exposent et explorent un Ça élargi à la taille d’une Italie en partie
préoccupée d’imagerie, de pédagogie, de sentimentalité, de masculinité. Doté en
anglais d’une dénomination gentiment gialloesque, Sweet Body of Bianca, le
deuxième item donne le ton, et du
mystère la solution, dès le début, au moyen d’un plan surprenant, en pleine plongée,
Brian De Palma dut l’apprécier, sur Michele Apicella en train d’incendier,
pardon, de désinfecter, les sanitaires de sa nouvelle salle de bains, rime
prophétique au faussaire Rick Masters foutant le feu à ses toiles infernales (Police
fédérale Los Angeles, William Friedkin, 1985). D’un psychotique épris
de pureté, d’éternité, de fidélité, a
priori familiale, utopie improbable, à observer depuis sa terrasse, depuis
une fenêtre surcadrée, paradis peut-être truqué, reposant sur un jeu de
faux-semblants, le père parfait faisant semblant de perdre, à son disciple
californien, luciférien, les cinéastes se soucient à distance de la malignité
des années 80, auscultent son territoire malsain, transalpin ou américain,
peuplé de femmes effacées, instrumentalisées, désincarnées, de mecs malhonnêtes
et très tourmentés.
Le capitalisme, on le sait, on
l’expérimente, utilise l’individualisme, profite des tensions, des dissensions,
développe les névroses, remplace le réel par un désir universel, orienté vers
un consumérisme d’insatisfaction, d’aliénation, amitiés à Michelangelo Antonioni,
et les rêves « dorés » de Moretti, idiomatisme ironique, équivalent du « beaux rêves »
français, répondent en vérité un brin marxiste à l’argent sale, sali, salissant
de Friedkin. En surface narcissique, en profondeur masochiste, Moretti illumine
de sa sympathie, de sa drôlerie, ce personnage de professeur falot, fragile,
frileux, sorte de confrère relooké de l’ancien cordonnier du Journal
d’une femme de chambre (Luis Buñuel, 1964), idem amateur de godasses, du collectionneur blessé, forcément par
sa refroidissante maman, son amoureuse disparue, de L’Homme qui aimait les femmes
(François Truffaut, 1977), mateur monomaniaque des gambettes du censé deuxième
sexe, supposées s’apparenter à des compas sympas. Il faut toujours se méfier de
la ferveur, voisine du fanatisme ; il faut toujours se défier des croisés, des
zélés, de leur radicalité impitoyable, de leur puritanisme létal : en duo, en
stéréo, in situ, par la fiction mis à nu en roi nu, Moretti, pas si autarcique
(Io
sono un autarchico, Nanni Moretti, 1976), sinon il écrirait, ne ferait
pas de ciné, se miroite et se soigne, délaisse l’amusant nombrilisme au profit
d’un étrange exorcisme, grâce auquel conjurer un possible présent, un devenir à
éviter, figure d’effroi du « terrifiant » Michele, causant les cris de
Silvia au restaurant, de Bianca et du directeur de l’établissement.
Ni Federico Fellini, surtout celui de
Huit
et demi (1963), ni Alfred Hitchcock, à fond celui de Fenêtre
sur cour (1954), Nanni Moretti, outre adresser des clins d’œil contradictoires
à Claudia Cardinale & Don Siegel, décrit ainsi la familiarité tolérée,
insoupçonnée, d’une « monstruosité » dédoublée, dialectique
sardonique, à base de création et de destruction, de
« représentation » – de soi-même, de la « jeunesse »,
pasolinienne ou point, cf. La meglio gioventù, intitulé
original du déjà cité métrage de MTG – et de dissimulation, de solitude et de
finitude. L’enseignant pontifiant, calmement exaspéré, exaspérant, assis et
accusé, en songe, précieux mensonge, par une étudiante éloquente, aux traits altiers
de Laura Morante, de mener une vie minable, stérile, « inutile »,
alors que le créateur, aussi spectateur, se plaignait de ne pas savoir faire
parler ses héroïnes, oui ou non magnanimes, revient vite, se réinvente en petit
prof morose, en maniaque du classement malséant, soudain questionné au sujet de
l’arithmétique ésotérique du mélancolique, cependant différemment, Dürer, Dio
mio, qu’y faire, incompris par sa mie, encore incarnée par la cara Laura. Plus
proche du dessillement d’un David Cronenberg, revoyez A History of Violence
(2005), accessoirement A Dangerous Method (2011), opus placide, very psy, au triolisme d’Histoire et d’hystérie,
que du divan d’un Woody Allen, Nanni Moretti, démultiplié, à défaut d’être
identifié, en Michele, ne peut hélas
compter ni sur le calcio, ni le sable, ni sur le sucré démesuré, pour le
sauver, l’insérer, le socialiser. Même si les fantasmes et les films
mutualisent, voire modèlent, nos désirs, il ne saurait suffire d’en avoir, d’en
réaliser, de les communiquer, afin de se sentir heureux, mieux, moins soucieux,
vraiment valeureux, moralité adulte, matérialiste, délestée de transcendance,
lestée de démence, dictée, au siècle dernier, par une lucidité réflexive,
mâtinée d’humour triste.
Bel article en forme d'hommage, j'apprécie tellement votre regard sur les réalisateurs et les films italiens, proximité de sensibilité décuple l'intérêt de lecture en plus du côté nourrissant pour le cinéphile curieux...
RépondreSupprimerIL PORTABORSE, Daniele Luchetti - Italie - 1991 - vost - 95' - Couleurs - 35mm
https://www.cinemas-du-grutli.ch/films/19777-il-portaborse
Et j'accorde idem de la valeur au vôtre...
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=pyR5tqq0lSg
https://www.youtube.com/watch?v=WrvkY6rAgHU
Ousmane Sembène
Supprimerhttps://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=233993.html
La Grande Bellezza della Verità
https://www.youtube.com/watch?v=vdzIiPu0HCU
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/07/les-caprices-dun-fleuve-mystic-river.html
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=ryapMpghEqo
Le coeur à l'envers (1980 Franck Appréderis) Annie Girardot
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=_6pL8i1XOsE
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/10/y-tu-mama-tambien.html?view=magazine
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