Coraline : Rosebud


Affronter la fausse frontière, mutiler sa mauvaise mère…


There’s no place like home.

Dorothy Gale, The Wizard of Oz

Placée par Neil Gaiman à l’orée de son (homonyme) roman, la citation (optimiste) de Chesterton soumet la véracité des contes de fées à leur affirmation de victoire sur les dragons. Dans Coraline (Henry Selick, 2009), la gamine éponyme ne ressemble en rien à saint Michel, davantage à la Léa Seydoux de La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013), capillarité bleutée partagée, voire au frère évanoui de Richie selon Ça (Andrés Muschietti, 2017), imperméable jaune en partage, et son combat contre « l’autre mère » dut (dé)plaire aux pédopsychiatres. Au croisement de Pinocchio, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Hansel et Gretel et Blanche-Neige, Coraline accumule une poupée au carré (à la place et en alter ego du pantin mytho), une gosse esseulée (délaissée), un univers truqué (tels les pères chez Philip K. Dick), une dégustation de thé, un chat loquace, un hédonisme (de surface) en mode Hadès, un miroir à traverser, une ennemie du même sexe, un cannibalisme pas si symbolique, en tout cas spirituel, et bien sûr une « marâtre » guère verdâtre, plutôt portée sur le pari, pourtant point pascalien, sorte de reine malsaine, un brin arachnéenne. À l’énumérer, à le formuler, tout cela paraît (sur)chargé, alors que le film affiche sa fluidité, sa rapidité, sa (stimulante) radicalité. Dire, aujourd’hui, après Bruno Bettelheim et compagnie, que les histoires du soir, a priori européennes, se caractérisent souvent par leur double dimension, horrifique, pédagogique, constitue un truisme, et Coraline précise avec personnalité, valide avec virtuosité, cette thématique antithétique. Il accomplit davantage, car le valeureux ouvrage s’apprécie aussi en dédoublé récit d’émancipation, celle du personnage, celle du cinéaste.

Grâce à son courage, loin des enfantillages, en compagnie d’un (petit) ami, prénommé Wybie (pourquoi être, naître, indeed), l’intrépide Coraline s’extraie de la toile littérale, in fine défait sa madre d’inferno à la Dario Argento. Escorté par le compositeur récompensé Bruno Coulais, qui retrouve ici le mystère pré-pubère de Microcosmos : Le Peuple de l’herbe (Claude Nuridsany & Marie Pérennou, 1996), chœur puéril compris, par le story-boardeur Chris Butler (Les Noces funèbres, Tim Burton & Mike Johnson, 2005), muni du monteur Ronald Sanders, collaborateur régulier de David Cronenberg, mais pas sur Chromosome 3 (1979), auquel Coraline adresse des correspondances à distance, d’une armée d’animateurs méritants et de l’apport important, notamment au niveau de la couleur, de l’illustrateur Tadahiro Uesugi, le réalisateur démontre aux amnésiques et aux malvoyants que son inspiration et son talent n’appartiennent à personne, et surtout pas à un certain Tim Burton, bis, co-scénariste possessif de L’Étrange Noël de Monsieur Jack (Tim Burton’s The Nightmare Before Christmas, Henry Selick, 1993) et lui-même adaptateur imposteur de l’Alice de Lewis (Alice in Wonderland, 2010), fissa transformée sur sa nef, fichtre, en « figure de proue » (en effet) d’expansion (à la con) capitaliste. Puisque les films se réfléchissent, je m’épuise à l’écrire, on décèle dans Coraline un écho explicite, inconscient, peut-être pas tant, de L’Exorciste (William Friedkin, 1973), lorsque les parents, dopés au jardinage (virtuel, rédactionnel), prisonniers de l’autre côté, débine à la Alfred Kubin, dévastés derrière le verre vénéneux, au royaume des malheureux – baume du bonheur contre les démons à domicile, moralité molto américaine de La Foire des ténèbres (Jack Clayton, 1983) –, rédigent sur la glace un appel au secours jadis tracé sur la chair éprouvée de la petite possédée.


À chacune son diable redoutable (au langage ordurier, aux insultes sexualisées), sa sorcière a-mère (au jeu sérieux, dangereux), et au cinéphile la surprise d’apercevoir à nouveau une boule à neige croisée autrefois, via Citizen Kane (Orson Welles, 1941), encore un conte défait, funeste, de noir pouvoir imparfait, d’autarcie en forme d’asphyxie, le tombal Xanadu en matrice apocryphe du Pink Palace. Rosebud, on le sait, ne désignait pas seulement une luge d’enfant, un souvenir en feu ; il s’agissait en sus, dit-on, du surnom du clitoris de Marion Davies, diantre, or Coraline associe ce « bouton de rose » d’une fille presque éclose, intime métamorphose, sur le seuil de l’adolescence, des menstrues, des émerveillements et des déconvenues, la Carrie de Stephen King (& Brian De Palma) opine, aux boutons d’ébène oculaires des doppelgängers trop accueillants, vite inquiétants. Film de dessillement, au propre, au figuré, Coraline nous invite à mieux regarder, quitte à utiliser une loupe improvisée, à nous méfier de l’aveuglement malaisant, des espions en chiffons. De manière ironique, toute cette (triste) imagerie scopique annonce d’ailleurs le Big Eyes de Burton (2014). Parricide et incestueux, Œdipe ne le supportait, se crevait les deux yeux. Ludique et lucide, Coraline décide de jeter la clé (des songes, des mensonges) au creux d’un puits moins outrageusement utérin que le tunnel liminaire, quoique, boucle bouclée avant le retour à une réalité apaisée, pacifiée, épilogue de concorde et de solidarité, au visage (de feuillage) inversé. Pas autant écolo (et animiste) que Le Voyage de Chihiro (Hayao Miyazaki, 2001), Coraline propose ainsi une seconde odyssée de poche, un portrait de (jeune) féminité tourmentée, une fable affable déployée en pleine psyché (et en 3D).

Revenons à nos moutons, pardon, à notre pantin transalpin : Luigi Comencini, auteur, à la TV, d’une transposition libertaire, Les Aventures de Pinocchio (1972), vomissait le (supposé) conservatisme (éducatif) réactionnaire de Carlo Collodi, et la juvénile aventurière alitée, aliénée, à tornade sudiste, à magicien mystificateur, imposteur, de Lyman Frank Baum, immortalisée par Le Magicien d’Oz, le livre + le film (Victor Fleming, 1939), ne s’avérait en définitive jamais révolutionnaire, préférait in extremis revenir sur Terre, rentrer chez elle, revoir sa famille, éden domestique, tribu bienvenue. À première vue, Coraline retravaille ces retrouvailles, prend congé sur une réconciliation généralisée, dommage pour la main coupée, qui rappelle le sexe (féminin, sadien) cousu de La Philosophie dans le boudoir, auquel l’horizon en briques (et imbriqué) de la minote emmurée (amitiés à Lucio Fulci) fait itou penser. Opus à succès, à satisfecit critique, unisson de « l’animation en volume » et du numérique, miracle (laïc) graphique pourvu d’un clin d’œil poétique, pas hors-sujet, à La Nuit étoilée du vibrant Vincent (pas Price), Coraline séduit et dérange, séduit parce que dérange, nous raconte un cas de maltraitance infantile, de matricide acide, de résilience et de réminiscence. Bel et bien film féminin, où les types font de la figuration, passons, pas grave, il conserve en vérité (subjective) son adulte cruauté, « roman familial » (dé)loyal affirmant que l’on peut se brûler, se consumer, perdre son âme, Madame « Beldam » (sans merci, oh oui), au feu du froid foyer (Gaiman manifeste l’étreinte glacée, plus difficile à faire au ciné). Et toutefois (se) transcender l’expérience éprouvante, déstabilisante, gagner en maturité, en luminosité, en générosité, leçon enténébrée sous laquelle se dissimulent à peine la beauté, la valeur de l’imagerie dite d’horreur, catharsis complice à base de terreur, de pitié, OK, de noblesse, de tendresse, certes.


Au sein de l’abri de sa chambre d’enfant grandie, Coraline (ou « Caroline », confusion lexicale de reflet miroité, donc inversé) désormais s’endort, dotée de son érotique mélancolie, disant oui à la vie, salut à la Molly de Jimmy (Joyce), éclairée, sinon dépucelée, apprivoisée, par les sombres et clairs secrets de sa (précieuse) nuit (de candeur, de rancœur, d’asocialité, de virginité), enfin enfuie.

Commentaires

  1. Aubusson’s tapestry workshop forges links with the world of Hayao Miyazaki
    https://whathappenjapan.com/aubussons-tapestry-workshop-forges-links-with-the-world-of-hayao-miyazaki/

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    1. https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/07/laviateur-la-princesse-et-le-poisson_9940.html

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