Le Vagabond de Tokyo : Tokyo décadence


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Seijun Suzuki.


Film imparfait, film surfait, film de surface(s), pour la profondeur, on repasse, Le Vagabond de Tokyo (Seijun Suzuki, 1966) affiche un « phénix » fétichiste et des scies en duo de médiocre mélo. On se souvient qu’un certain Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) autiste, solitaire, suicidaire, sortit dans son sillage, que Les Parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964), colorimétrie de guerre d’Algérie, le précéda de peu. Plus tard, Chieko Matsubara & Tetsuya Watari croiseront Takeshi Kitano, héritier putatif, tout autant et plus encore pictural, sarcastique, la première pour Dolls (2002), le second pour Aniki, mon frère (2000). Opus pop et pulp, Le Vagabond de Tokyo témoigne de son époque, de son système de production. Cette histoire de filiation, de  trahison, ne mise jamais sur l’émotion, ne se soucie de tragédie, contrairement à Melville & Demy, s’amuse à mettre à mal une imagerie, celle de criminels en costumes, de capitalistes incorporés, endettés, désormais énamourés du marché immobilier, à clan et code d’honneur concons. À des années-lumière de Impitoyable (Clint Eastwood, 1992), réflexion en action(s) et en clair-obscur sur la violence retrouvée, pas seulement celle « faite aux femmes », sa trame anecdotique se munit d’une vraie-fausse misogynie – secrétaire traîtresse, lectrice de comics, fissa dessoudée ; chanteuse amoureuse, malheureuse, malmenée, in fine abandonnée – et d’une déroutante dérision disons godardienne. Si Pierrot le Fou (Jean-Luc Godard, 1965), idem sémiologique, (sur)cadré en Scope, en parallèle à la peinture, filait vers le Sud, Tokyo Drifter vire vers l’hiver, refuge de transfuge, où le gentil Kenji incite Tetsu l’exilé à se méfier de son boss adoré, père par procuration illico presto retourné, in extremis par ses soins séniles suicidé.

Mais le drame, a priori œdipien, n’intéresse point notre cinéaste, dont le formalisme superlatif dissimule à peine un nihilisme ludique, rythmique. Plutôt publicitaire que révolutionnaire, le stakhanoviste, presque cynique, Suzuki partage avec son confrère et compatriote Nagisa Ōshima, connaissance amicale, un même goût du scandale, de l’individualisme, de la subversion, du non-respect de ses supérieurs ou employeurs pas si respectables. Avant son licenciement cohérent par l’intensive Nikkatsu, studio conservateur y compris pendant sa pratique de bandes érotiques pudiques, le réalisateur au budget réduit, ainsi tancé pour ses stylistiques excentricités, délivre donc une sorte de baroud d’honneur haut en couleur(s), vacciné contre le réalisme, l’idéalisme, le romantisme, le conformisme, sociologique ou cinématographique, saluons l’apport important du directeur de la photographie Shigeyoshi Mine, du production designer Takeo Kimura. Au royaume des apparences, des correspondances, le hasard n’existe pas et Wong Kar-wai, admirateur assumé, itou artisan d’un ciné chic, elliptique, styliste cette fois chinois, opérant à HK, à son tour portera les lunettes noires du coloré Otsuka. Entre kabuki relooké, kitsch délocalisé, comédie musicale immorale – « Ainsi va le monde » immonde, indeed, ici ou là-bas, oui-da – et instantané d’une (sur)masculinité armée, tourmenteuse, tourmentée, moqueuse et moquée, dépourvue de sexualité, hétéro ou homo, a contrario du somptueux et vénéneux Tabou (Ōshima, 1999), solidaire récit d’autarcie détruite, Le Vagabond de Tokyo possède d’une satire les qualités et les défauts, car la séduction des yeux s’accompagne d’une défection du cœur, l’agitation hiératique des pantins, des mannequins, frise la pose de petit malin.


Bientôt recyclé par le loquace guignolo Quentin Tarantino, cette sensibilité pas une seconde sentimentale, religieuse, n’en déplaise aux arcs intacts, de couloir aseptisé, de mini-cathédrale immaculée, congédions la pesante rédemption, comparez ceci aux beaux items lacrymaux, musicaux et cathos de John Woo, par exemple The Killer (1992), cabaret en commun, montre assez vite ses limites, cristallise son asocialité décomplexée durant le meilleur moment, à contretemps, du métrage de ramage et de plumage, pas davantage, dommage. Sise dans un simulacre de saloon, au racisme œcuménique, drolatique, la bagarre générale, à la fois occidentale et orientale, présage celle de Victor Victoria (Blake Edwards, 1982). D’une comédie en catimini à la suivante, il convient de démolir le décor, de se démolir le portrait groupé, sans cependant se blesser, tout en se rassurant au sujet de sa destinée à la dérive ou de son orientation sexuelle à la truelle. Alors l’anarchisme inoffensif de Suzuki enfin s’anime, alors le burlesque de l’énergie séduit, alors la subjectivité dialogue avec la collectivité, certes à coup de poing, néanmoins point malsains, tant pis pour la jolie groupie, emportée au loin par des marins américains, Demy s’en défie, segment vivant, achevé sur un bref rire communicatif, des trois types réunis, meilleurs ennemis. Au-delà de cela, Le Vagabond de Tokyo demeure divertissant et intéressant, bien moins sardonique et mélancolique que les polars dépressifs, déceptifs, du juvénile Stanley Kubrick, revisitez Killer’s Kiss (1955) + The Killing (1956). En résumé, il s’agirait d’un essai sur le vide, d’une expérimentation d’oblitération, au double sens d’identification, d’un style, pas d’une femme, Antonioni ne le nie, de disparition, du personnage, des outrages, surtout ceux kitanoesques.

Ni classique incompris, enseveli, ni ratage d’un autre âge, celui du discutable « miracle économique » européen, sinon nippon, cf. les JO locaux de 1964, de 2020, concorde mondialiste, d’utopie sportive, à l’hédonisme en définitive sinistre, au consumérisme morbide, remis en cause in situ, à fond la caisse funeste, par Le Fanfaron (Dino Risi, 1962), Le Vagabond de Tokyo casse son narcissique miroir, évite de ressembler à un abattoir, figuratif défi des dessoûlées, voire déboussolées, seventies, au Japon ou non.


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