L’Enfer : … Comme elle respire
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Claude
Chabrol.
Le hasard de cinéma n’existe pas –
les films (se) réfléchissent – et L’Enfer (Claude Chabrol, 1994)
fraternise avec Sometime Sweet Susan (Fred Donaldson, 1975), via un viol + une coda kaléidoscope. Si
le « blue movie » renommé portraiturait
une patiente dédoublée, in fine prostrée, son prénom récupéré, sa
mémoire revenue, dommage(s) d’outrage(s), la production de Karmitz, car exit Clouzot (L’Enfer, 1964), cf. ma
prose à propos du documentaire de Serge Bromberg & Ruxandra Medrea (L’Enfer
d’Henri-Georges Clouzot, 2009), dépeint un type malade, dérisoire et
détestable, que la conclusion en expression de confusion laisse à l’abandon,
clôture d’ouverture sur l’éternité du damné, de l’obsédé, en train de se (nous)
raser « sans fin », en effet. Petit patron concon, carburant aux
médicaments, Paul progresse sur l’échelle sociale et régresse sur l’échelle
sentimentale, en proie à un primitivisme printanier, belle scène, en travellings rapides, de traque patraque,
d’espion (é)perdu entre les pins, de quoi s’épuiser à poursuivre son illusion,
accomplir son destin, rentrer tard le soir, chemise immaculée désormais
souillée, déchirée, souliers de ville éventrés, chevelure hachée. L’hôtelier
endetté « se fait des idées », « se fait un film », indeed, et d’un enfer à l’autre, donc à
trente ans d’intervalle, la subjectivité se déleste de l’expérimentation, de
l’abstraction, d’un art classé cinétique de saison, d’occasion. La psychose
débute de manière discrète, en mode méta : Paul observe des lueurs
derrière des portes vitrées, petite projection photographique privée, offerte
par le vrai-faux rival Martineau, lui-même fils de mécano, à la jeune et jolie
Nelly, épouse puis serveuse joyeuse.
Plus tard, l’aimable Duhamel, sorte
de Lelouch local, chroniqueur à cadeaux, muni de sa grosse caméra 16 mm,
organise lui aussi une séance touristique, cette fois-ci en public, qui
s’impose tel un contrepoison, un démenti des interprétations du maudit mari.
Mais la « preuve par l’image », par la sincérité du mariage, par la
présence presque poignante d’un enfant transparent, au moins pour son père très
vénère, Shining (Stanley Kubrick, 1980) opine, autre « film
cerveau », conte de fées défait, à base d’impuissance, de fantasmes, notre
héros falot, voire phallo, s’en fout, il lui préfère l’ivresse de son verre, de
son délire substitué au désir, de sa surchauffe hormonale et mentale en double
focale, en plan pivotant, fissa sur fond irréaliste d’obscurité. Emmanuelle Béart
& François Cluzet constituent un crédible couple de ciné, tant pis si
l’étude du cas clinique verse vite vers la redite, une monotonie d’infamie, de
somnifères amers, y compris après l’impardonnable agression précitée. À sa
façon of course infernale, L’Enfer
décrit durant cent minutes assez dilatées un enfer conjugal, planté parmi un
éden sudiste. Retour à la pornographie, on y revient toujours, mon amour – The
Devil in Miss Jones (Gerard Damiano, 1973) s’achevait chez Sartre, Huis
clos d’insatisfaction, de déraison, de damnation, le cinéaste himself mis en abyme en avatar de Renfield,
dingo catho guère excité par la suicidaire et sculpturale Georgina Spelvin.
Ici, comme dans Vidéodrome (David Cronenberg, 1983), la réalité dite objective paraît
évaporée, indissociable de l’esprit qui la perçoit, la répète, la repasse en replay inversé. Paul finira-t-il à
l’asile ? Vient-il de commettre au rasoir un « féminicide » ?
Nelly, livide, vampirisée, la voix grave, cassée, respire-t-elle encore,
attachée au lit, à l’infini ?
Au spectateur d’en décider selon son
humeur, de remplacer le réalisateur, satirique observateur d’un cinglé dépassé
par la fatigue, la concurrence, l’absence de confiance, malgré une poignée de
secondes superbes, lorsque les deux êtres, par eux-mêmes maltraités, tandem romantique, économique, de
parents (trop) patients, en écho à la romance sado-maso du Perfect Picture de Jodi
Picoult, semblent enfin se retrouver, recommencer, oublier, pardonner,
souriants et en larmes. Réussite à
limites, L’Enfer peut en sus s’apprécier en version masculine de Alice
ou la Dernière Fugue (1977), affiche le funeste fantastique laïc,
quotidien, d’un Claude Chabrol en surface hédoniste et serein. De surcroît il
dialogue à distance avec La Femme infidèle (1969), Le
Boucher (1970), La Rupture (1970), Juste avant la nuit (1971),
(re)lisez-moi, pourquoi pas. Ponctué de caméos plaisants, dont ceux de
Jean-Pierre Cassel, Mario David et André Wilms, le métrage multiplie les
miroirs, évidemment illusoires, et, suivant son POV adopté, transforme la
sexualité en culpabilité, en essai de sauvetage naufrage. Jeanne d’Arc, on le
sait, elle le disait, Dieu entendait, succomba sur un brasier, de quoi embraser
les féministes. Paul, « French Psycho » – l’anti-héros du American
Psycho
de Bret Easton Ellis s’imagine idem
en tourmenteur majeur, en fier tortionnaire, en sadique assassin, de dames et
même de chiens –, entend à nouveau des voix, précisons la sienne, malsaine,
divisée, injurie en stéréo, « pute » intérieur versus « salope » extérieur, son amoureuse malheureuse, à
laquelle on voudrait crier, depuis longtemps, de foutre le camp, surtout en
temps de violent « confinement », elle trouvera du boulot bientôt,
elle saura se débrouiller pour subvenir aux besoins de Vincent son marmot, plan
innocent de quéquette inclus, bain à présent prohibé, gardons-nous, par pitié,
d’affoler les pédophiles, pas vrai ?
La malédiction des mecs donne
d’ailleurs l’impression de se transmettre, remarquez la disputée poupée de
Nelly, tirée par les cheveux par son petit chéri… Quant au couloir de rage et
de désespoir, de portes à soupçons (un brin hitchcockiens), il reprend celui,
itou identitaire, mortifère, du Loup des steppes, le roman intime,
fracturé, de Hermann Hesse, métonymie d’une architecture symbolique, organisée
autour de la chambre à (dé)coucher, du grenier, sommet de suppositions à la
con, où ramasser un bracelet de CQFD faussé. « Faut faire attention »
frémit François, confie sa persona,
avant la reprise d’un panoramique paradisiaque, aux abords du lac, dorénavant
angoissant, puisque vide, figé sur le néant, bye-bye aux filles solaires, solitaires, obsolètes, à bicyclette.
Ce plan pourrait rappeler l’épilogue évanoui du Vieux Fusil (Robert
Enrico, 1975), supplémentaire saccage des jours d’amour, pour des raisons certes
davantage historiques, germaniques. Il fait de
facto resurgir des spectres d’outre-Atlantique, menace (du) hors-champ
matérialisée à l’intérieur du cadre angoissant, béance de mausolée, de futur
intrus fatal, la trompeuse placidité de l’eau en rime au calme morbide des
banlieues résidentielles US, tracées au cordeau de tombeau. Faut-il ainsi
distinguer en filigrane de L’Enfer la forme reconnaissable de « The
Shape », l’increvable tueur en série et en famille, à domicile, de Halloween
(John Carpenter, 1978) ? Il faut affirmer, en tout cas, que les « crimes passionnels », ça n’existe pas, que les homicides, pas seulement commis
par des hommes, n’en déplaise aux juristes militantes, se dispensent de ce
genre d’alibi rassis, qu’afin de
(peut-être) guérir, il convient d’accepter de se soigner, et que le ciné, a fortiori
miroité, s’avère un art de reflet(s), de mensonge(s), de vérité(s), de foyer
heureux et de foyer en feu, de femmes, de flammes, de démence et de mélodrame.
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