Color Out of Space : Meteor
Rendre les armes à Arkham, un réservoir pour se revoir…
À la mémoire de Stuart Gordon (1947-2020)
Le silence éternel de ces espaces
infinis m’effraie.
Pascal, Pensées
Film fol, Color Out of Space
(Richard Stanley, 2019) représente l’une des meilleures adaptations de
Lovecraft, car il sait conserver le caractère hallucinatoire de son écriture,
préserver sa subjectivité radicale, fatale, de récit insane tissé par un témoin
guère serein, au bord de la tombe. Il s’agit aussi, sillage des images
novatrices des sixties-seventies, d’un film méta, du
déploiement à contretemps de l’essoufflement contemporain, du recyclage
mesquin, de la rance bien-pensance, des puissances sensorielles du cinéma, la
projection pensée (ou le visionnage envisagé) en expérience (personnelle) des
limites (perceptives) cinématographiques. Moins métaphysique et poétique que
Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace, 1968), davantage drolatique et
tragique, le second Stanley dresse en sus un mélodrame familial s’autorisant à
mélanger les tonalités, à traiter son sujet avec un sérieux délesté d’esprit de
sérieux. Ainsi la romance et l’horreur se côtoient, le trouble et le grotesque
vont de soi, double élan stimulant, symbolique, symbolisé par un instant
précis, où le mari attentionné, piètre cuisinier, quoique, cassoulet pas si
mauvais, rassure l’épouse cancéreuse, enlacée, dit la désirer, surtout ses
jambes, et même mutilée, amputée, il s’en accommoderait, pourrait donc la
transporter partout via une valise et
en « profiter » à son gré, fantasme effroyable et pourtant jamais
malaisant, plutôt amusant, tant le dialogue entre les deux adultes consentants,
survivants, se marrant, se signale par sa tendresse, sa complicité, plus tard
transcendées en « baiser de la mort » accordé au grenier, éclairé par
une fenêtre triangulaire à l’instar d’une broche capillaire ; sinon,
amitiés au romantisme macabre et mésestimé (Kim opine) de Boxing Helena (Jennifer
Lynch, 1993), bien sûr.
Lui-même revenant bienvenu, à ravir,
Stanley arrive à saisir toute la beauté « abîmée » de Joely
Richardson, toute la frénésie insatisfaite et fragile de Nicolas Cage, enfin
doté d’un rôle à la hauteur de ses capacités expressives, excessives. Autour du
convaincant couple (im)parfait, en déroute, gravitent de nouveaux êtres, de
nouvelles têtes, par exemple, issues de la TV, celles de Madeleine Arthur &
Elliot Knight, « mariage de la carpe et du lapin », pardon,
correspondance à distance de la sorcière (blanche, telle sa magie) et de
l’hydrologue (noir, tel son final regard), tandem
juvénile toujours juste et bien dirigé par le vétéran Stanley. Soumis à
l’influence funeste d’une comète molto suspecte, d’une météorite fatidique, d’une
boule spatiale (et puante, diantre) infernale, les personnages déraisonnent,
fusionnent, se dissolvent dans la couleur, dans la douleur. Le cinéaste n’agite
point des pantins, ne souhaite, rempli de cynisme, qu’ils périssent,
s’anéantissent. Au contraire, il trame une sorte de chemin de croix (laïc) au
creux des bois, une série d’ablations, de scarifications, de transformations,
placée sous le signe sinistre de l’irrésistible radioactivité, de l’eau
contaminée, du huis clos condamné, à peine troublé par un maire au féminin, épris
d’immobilier (on reconnaît la Q’orianka Kilcher du Nouveau Monde, Terrence
Malick, 2005), un ermite amical, à moitié camé, bien informé (bien interprété
par Tommy Chong, le papounet de Rae Dawn). Dans Color Out of Space, illuminé
par Steve Annis (beaucoup de clips éclectiques + I Am Mother, Grant
Sputore, 2019), musiqué par Colin Steson (Hérédité, Ari Aster, 2018), gare aux
carottes en train d’être coupées, aux alpagas en pagaille, foutant la pagaille,
troupeau illico rassemblé, relié, en
surréelle, risible et terrible monstruosité.
Le sommet de « l’indicible »,
ce motif lovecraftien par excellence, se matérialise lorsque la mère et le
fils, douchés en pietà par la rose luminosité peu sympa, en viennent à se
réinventer, à ne plus former qu’un unique corps, animé par une souffrance à
l’infini. On peut certes (re)penser à The Thing (John Carpenter, 1982),
autre item en partie inspiré par la
paranoïa polymorphe (et xénophobe, peu importe) du pape de Providence, mais Color
Out of Space, y compris pourvu de son origine (imagerie) cosmique,
demeure au sein du domestique, du quantique, de l’espace perturbé, du temps en replay, voire du puits inondé. Stanley
soumet le spectateur sidéré à un champ de force(s) qui cristallise le faisceau
surnaturel et mortel de l’histoire, il nous expose à un rayonnement irradiant,
dérangeant, renversant – celui du ciné, of
course. Le martyre organique et pathétique des infectés (eczéma aux bras, magenta ou pas), des décimés, se
dispense de psychologie, puisque apparaissent en parallèle, vite évacuées, une
rivalité paternelle, une envie d’exil. Faux film de SF et cependant film
vraiment indépendant, co-produit par David Gregory & Elijah Wood, Color
Out of Space donne l’occasion de (re)découvrir le travail
singulier de Richard Stanley, sept ans (pas de malheur) après le segment (dispensable) déjà (co-écrit
par Scarlett Amaris) sous le patronage de HPL (Necronomicon idem) de The Theatre Bizarre
(2011), (re)lisez-moi, oui-da, et salut à la dear Catriona (MacColl, qui d’autre ?). Guère rancunier, le
réalisateur désormais quinquagénaire, un chouïa cathare, because domicilié à Montségur, mince, autrefois remercié du
tournage agité de L’Île du docteur Moreau (John Frankenheimer, 1996), il s’y
incrusta quand même, masqué, incognito, ressuscite durant quelques secondes d’une
séance à domicile de ciné-club
improvisé, déplacé, le beau, pas gros, Marlon Brando.
Auparavant, Stanley écrivit le
scénario de l’intéressant (et un brin tarkovskien) Abandonnée (Nacho Cerdà,
2006), itou vanté par votre serviteur, homme (cinéphile) sans peur (à la
Daredevil). À côté de ce caméo clin d’œil, il délivre une œuvre virale, fidèlement
infidèle à la matricielle nouvelle, acclamée (en majorité) « à juste titre »
par la critique, discrètement autobiographique (sa mère elle-même vaincue par
le Crabe), à la fois divertissante, émouvante, impressionnante, cruelle et rationnelle,
au moins dans sa manière calme, précise, impliquée, de filmer une folie
généralisée. Tout ceci, je le disais, ne manque pas d’humour, noir ou non,
nommons le nom de la chatte du chevelu, baptisée… Point G, eh ouais, ou
l’extrait de JT désavantagé. Finalement, affirme le fondu au blanc, des
enfants, des parents, des animaux de compagnie, du cheval immaculé aux yeux
rosés, de la ferme héritée, de l’écarlate évier, des tomates (et des insectes) mutantes,
de la tornade traumatisante, il ne reste plus rien au matin, la réalité de l’obscurité
colorée, du conflit affolé, réduite à un tapis de cendres, répandu sur les
ruines du rêve rural, de la guérison ensorcelée, de l’unité retrouvée. Face à Color
Out of Space, Shining (Stanley Kubrick, 1980)
paraît presque optimiste, sa famille (se) survit, à demi, aux deux tiers,
arrive à s’extraire in extremis du piège hôtelier de l’hiver.
Et d’un Stephen King au suivant, on notera au passage ce que doit Les
Tommyknockers à La Couleur tombée du ciel. Ici, pas
de répit, pas de paradis, pas de photographie fantomatique d'une fête du
4-juillet, éternité ironique selon Kubrick (et sa scénariste Diane Johnson,
n’oublions personne), à laquelle Stanley substitue un barrage où
s’ensevelissent les outrages, les dommages, l’hécatombe à la ronde.
Commencé par un panorama découpé, survolé d’une voix off, Color Out of Space se termine sur un ouvrage spectaculaire,
fier, comme si les hommes, amnésiques, cohorte de control freaks,
apprivoisaient (provisoirement) la Nature, l’utilisaient au risque de la
pollution, de l’imposture. Pareil épilogue a
priori apaisé dissimule en vérité une menace dorénavant indéniable, encore
en vie, loin ou près d’ici, une existence de démence, d’altérité, de
dangerosité, CQFD anxiogène de racisme littéraire, stellaire. Bien à l’abri,
lové parmi ses « montagnes hallucinées », pas seulement celles,
glacées, de Kurt Russell, retour à Carpenter, Cthulhu s’en fout, voit et sait
tout, à la différence de nous, aveugles vaillants, évanescents, vains ou
évanouis, victimes de ses projets impies et de sa nuit infinie.
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