Rien ne va plus : Une partie de plaisir


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Claude Chabrol.


L’autre jour j’ai vu quelqu’un qui te ressemble
Et la rue était comme une photo qui tremble
Si c’est toi qui passes le jour où je me promène
Si c’est vraiment toi je vois déjà la scène
Moi je te regarde
Et tu me regardes


D’une comédienne chabrolienne à la suivante : fi de Stéphane, bienvenue à Isabelle. On disait jadis « Garbo rit », on écrit aujourd’hui « Huppert sourit ». Toutefois, Rien ne va plus (Claude Chabrol, 1997) ne rappelle pas Ninotchka (Ernst Lubitsch, 1939), il affiche en filigrane un autre métrage tragi-comique, cosmopolite, de paternité tourmentée, par procuration ou non, dans lequel recroiser la dear Mademoiselle Audran : Mortelle randonnée (Claude Miller, 1983), bien sûr. Une quinzaine d’années après, l’impeccable Michel Serrault ne suit plus Isabelle Adjani, mystérieuse tueuse voleuse, dont il nettoie l’itinéraire mortuaire, car il veut voir en elle sa fille invisible. Cette fois-ci, il accompagne Betty en camping-car, à l’instar des vampires psychiques du Docteur Sleep de Stephen King, puisque le couple improbable, à l’énigmatique intimité, à l’étrange complicité, sens légal et sentimental, se déplace au gré des congrès, des gogos mal mariés, sans enfant, à doucement et doctement dévaliser, presque « à l’insu de leur plein gré ». À Paris, en Suisse, en Guadeloupe se répètent l’entourloupe et la route, jusqu’à la rencontre avec le transparent Maurice, caméeo de « l’infernal » François Cluzet, blanchisseur arnaqueur, fondu de fondue, alcoolisé, loquace à satiété, in fine assassiné à la Marat, éborgné par une longue aiguille oculaire, plantée en plein cervelet. Son bourreau, amateur de bel canto, se nomme M. K., comme Kafka, remarquez la référence d’une réplique illico au Château, comme le producteur pérenne Marin Karmitz, aussi. Le mélomane tortionnaire, auquel Jean-François Balmer prête tout son talent très amusant, un peu inquiétant, parlait à son sujet de double « écoulement », flot en stéréo de détails biographiques et de « matière grise », mince.


Rétif au lyrisme, par pudeur, par éthique, Chabrol sublime cependant la découverte du cadavre abject, par sa « Sissi » sidérée, par la dessillée Tosca escortée. Auparavant, des spectateurs mis en abyme, parmi lesquels notre trio d’escrocs, de vrais-faux rivaux, assistaient à un ballet en solo, sur du Schönberg, merde, idem moment dramatique, de joueuse jalousie en musique. À défaut de transfigurer la nuit, le cinéaste verse vers le réalisme fantastique, Rien ne va plus valeureux, en sus, en conte de fées adulte, au calme tumulte, en mauvais rêve éveillé, cf. la silhouette surréaliste du type ensommeillé, durant l’interrogatoire improvisé. Si Victor s’emmerde, esseulé, mal nourri au kebab gratuit et à la TV selon Morandini, mon Dieu, on en frémit, de ses « confessions » à la con, le cinéphile ne s’ennuie, lui, il (re)pense à La Baie des Anges (Jacques Demy, 1963), à L’Adversaire (Nicole Garcia, 2002) et même à Pickpocket (Robert Bresson, 1959), au moins le temps d’une scène au sein du métro et via la coda de réunion, d’absolution, sinon de rédemption, voire de nouveau départ, pas encore trop tard, le Changez tout de Michel Jonasz, seventies et incitatif, sur l’autoradio et le générique. Chabrol chambre-t-il ses personnages, se moque-t-il du sentimentalisme des possibles père et fifille, enfin réconciliés ? Je ne le crois pas, je ne note aucune ironie dans cet épilogue enneigé, isolé, radieux, innocent et incestueux. Derrière le verre d’une vitre pudique, bis, aux sapins point malsains, le réalisateur surcadre l’actrice et l’acteur, enregistre leurs sourires, in et off du récit, unisson professionnel, personnel, élégante façon de prendre congé, de s’en aller, de s’amuser, muets, miroités.


A contrario de l’avis critique, qui ne vit ici qu’une comédie économique, sympathique et anecdotique, ou alors, côté Inrocks, un « téléfilm » affreux, « à la Mocky », l’atrabilaire intéressé dut apprécier, Rien ne va plus s’avère davantage qu’un ouvrage « mineur », qu’une vénielle erreur, sorte de récréation en forme de « bulle de savon », censée (nous) reposer, à la suite du drame radical et pseudo-marxiste de La Cérémonie (Chabrol, 1995). En Isabelle Huppert, Betty sexy, machiavélique, magnanime, Chabrol trouve une collaboratrice idéale, sincère et cérébrale, pour sa fable affable, sur les apparences, les distances, l’errance et la confiance. Dans le sillage de Une affaire de femmes (Chabrol, 1988), Madame Bovary (Chabrol, 1991), en présage de Merci pour le chocolat (Chabrol, 2000) ou L’Ivresse du pouvoir (Chabrol, 2006, pas vu), la persona d’Isabelle, mélange d’absence et de présence, sied au mieux à ce film libre et curieux, ponctué d’incongruités cinématographiques, quasi métaphysiques, par exemple un panoramique atmosphérique, sur un paysage immaculé, au carré, reflet routier de lac patraque, à la Shining (Stanley Kubrick, 1980), ou un raccord axé sur Betty, sur une plage abandonnée, Robinson de Caraïbes plutôt que de « coquillages et crustacés », dommage pour BB, exilée à Saint-Tropez. Jamais salace, jamais fadasse, Rien ne va plus nous donne à voir que rien ne va plus au jeu audacieux, surtout entre eux, qu’il faudra en passer par un doigt cassé, majeur farceur, un coup de rasoir écarlate, sur le cou si blanc, et, en supplément, l’épreuve de la peur, de l’horreur, donc du réel, affronté en tandem, afin de se réveiller, de quitter la routine installée, de conjurer le danger, de se partager ce sale trésor, convoité en secret, tout au long d’une année, d’arroseuse arrosée.


Sa mélancolie ludique scandée par la tristesse acide du thème de Matthieu Chabrol, Rien ne va plus ressemble à un mélodrame drolatique, muni de masques et de mallettes, de perruques et de papier calque, du (politique, d’actualité) bavardage aérien de Greg Germain, puis terminé, en toute luminosité, par un féminin retour, un demi-tour, un pardon d’amour.

Commentaires

  1. Betty - Bernard Lavilliers - 1984 A LA MEMOIRE D'ALBERTINE SARRAZIN ...
    https://www.youtube.com/watch?v=Gb_N910yjU4

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    1. D'une Betty à la seconde, so.
      Contenu indisponible, dommage...

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    2. "Betty (1992), est tiré d’une œuvre de Simenon, écrivain préféré de Claude Chabrol. Stéphane Audran y incarne la confidente ambiguë d’une Marie Trintignant à la dérive, paumée manipulatrice et alcoolique à la fausse innocence dévastatrice. Sur le tournage, une belle complicité a d’ailleurs vu le jour entre les deux femmes, qui portent à bout de bras cette chronique troublante d’une descente aux enfers. À redécouvrir."

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    3. La regrettée Marie éclaira aussi de sa lumière noire le désespoir pérenne de Série noire (Corneau, 1979)...

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