Claire Dolan : Lucy


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Lodge Kerrigan.


« Présentée » par Marin Karmitz, portée par une actrice remarquable et remarquée, hélas trop tôt décédée, voici une œuvre qui captive par sa virtuosité discrète, sa radicalité adulte. Face à deux figures de masculinité tourmentée, à Colm Meaney la dangerosité onctueuse, à Vincent D’Onofrio la fragilité affectueuse, Katrin Cartlidge incarne, au propre et au figuré, donc de tout son corps, une call-girl qui appelle elle-même ses clients. En admirateur de Bresson & Scorsese, Kerrigan filme à son tour l’argent, son chauffeur de taxi à lui, remercie même Jacques Audiard au générique de la co-production franco-américaine, à la texture européenne. Pourquoi Claire se prostitue, cède la scène (sexuelle) à Lucy, professionnel substitut ? Au-delà d’une dette suspecte, ce mystère éclaire l’obscurité du CV. Film de façades, architecturales, sociales, sentimentales, de miroirs, narcissiques, illusoires, Claire Dolan (Lodge Kerrigan, 1998) se déroule au sein d’une (double) ville grise et glacée, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur. Ici, l’impudeur majeure ne se situe plus dans une passe, estimée à 500 dollars, mais réside dans l’aveu du deuil maternel, effectué à une parfaite inconnue de tranquille boîte à livres. Quant au cunnilingus, réversible, il permet de mesurer, suivant le contexte et celui qui le prodigue, toute la différence de forme et de sens entre « faire l’amour » et « baiser ». À l’instar du Meursault de Camus, Claire perd sa mère, se découvre (une) étrangère, cernée par l’absurdité, le danger. Pourtant la poussent une envie de foutre le camp, un désir d’enfant, projet souriant réalisé in extremis, en rime ironique à l’ultime rencontre du proxénète sympa et du couple en coda, épilogue faussement apaisé, en écho à La Meilleure Façon de marcher (Claude Miller, 1976).




Quelque chose de Crash (David Cronenberg, 1996) traverse Claire Dolan, tant mieux et tant pis pour le plantage de Jeune et Jolie (François Ozon, 2013), s’en éloigne aussi, puisque Kerrigan, magnanime, délivre son héroïne, lui accorde une seconde chance, décompte clos, échographie du marmot. Dans Claire Dolan, les étreintes tarifées s’apparentent à des mirages en replay, par exemple la fellation de Lucy perruquée, sur un écran de TV éteint reflétée. Loin de l’Irlande du personnage principal, le cinéaste précis, épuré, doté de lucidité, de sensibilité, (sur)cadre New York et Newark en diptyque de purgatoire laïc, à la limite du fantastique, muni d’âmes à moitié mortes, passagères d’un enfer banal, trivial, où se faire emmerder au milieu de la rue, au restaurant, où se faire braquer sa recette de la journée, à main armée, par un client récalcitrant. Jamais érotique et moins encore racoleur, Claire Dolan portraiture une femme fréquentable, une fugitive forte et fragile, fissa rattrapée par un proche passé, un souteneur de malheur et surtout sa solitude à faire peur. En péripatéticienne de chambre d’hôtel, en esthéticienne éphémère, en cliente enceinte, à peine importunée par un ancien micheton vite recadré, Katrin Cartlidge irradie chaque plan, à chaque instant, de sa sombre aura, de son évident talent. Croisée chez Lars von Trier (Breaking the Waves, 1996), Kathryn Bigelow (Le Poids de l’eau, 2000), Danis Tanović (No Man’s Land, 2001) ou les frères Albert & Allen Hughes (From Hell, 2001), l’actrice courageuse trouve un rôle mémorable, un écrin en aucun cas malsain, au contraire, in fine offert à la lumière. Grâce à sa grâce, à son audace, Claire Dolan, jadis sélectionné à Cannes, au siècle dernier, mérite une exhumation numérique et nécessitait un article énamouré.


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