La Foire des ténèbres : Carnival of Souls


Manège sacrilège, marasme de marketing


Le Diable se dénomme (aussi) Disney, si vous en doutez (encore), découvrez le documentaire mortifère d’Arnaud des Pallières, intitulé Disneyland, mon vieux pays natal (2001). S’il convient d’éviter de retracer sa genèse agitée, désormais bien documentée, il s’agit ici de souligner, d’affirmer que La Foire de ténèbres (Jack Clayton, 1983) miroite son argument, que Bradbury & Clayton ressemblent aux deux (transparents) enfants, qu’ils rencontrèrent et affrontèrent leur propre Mr. Dark (patraque), en la personne démultipliée des executives du studio de Mickey. VRP du parc, ami de Walt, Ray se fit recadrer sur l’écran, tandis que Clayton, lui-même infidèle, because recours à un co-scénariste à la rescousse, en catimini, méfions-nous de nos amis, remercions nos ennemis, se faisait filouter du fameux final cut, tradition locale de pragmatisme plutôt que de sadisme, stratégie de révision sans autorisation, en partie expliquée par les retours de désamour des pénibles previews, autre gêne indigène. Le conte moral, voire moralisateur, à demi pour adultes, d’Americana nostalgique, sinon conservatrice, Something Wicked This Way Comes en quelque sorte l’opposé (im)parfait du lucide et « progressiste » Freaks (Tod Browning, 1932), déçut donc, avant et après sa sortie en salle. Sans verser vers l’antiaméricanisme, primaire ou pas, ni manier le manichéisme simpliste, assez stérile, l’esthétique à nouveau ravive le politique, le produit (classé culturel) dépend du point de vue. On le sait, on s’en souvient, un juvénile mercenaire, nommé James Horner, remplaça fissa George(s) Delerue, déconvenue malvenue, mais cohérente, presque courante.


Que reprochaient les épiciers de Disney à ce sombre score impressionnant, émouvant, muni de la mélancolie classique, disons racinienne, du compositeur majeur ? Tout ceci, justement, ce précieux lyrisme adulte, incompatible avec le mercantilisme délesté du moindre tumulte. La substitution à la con ne relève pas seulement du mélodique, de l’anecdotique, elle cristallise l’économique, le psychologique. Nul ne saurait, surtout pas là-bas, selon ce contexte-là, susciter un réel malaise les yeux (de la forêt, of course, clin d’œil idoine au sympathique, anémique et chaotique The Watcher in the Woods de John Hough, 1980) fixés sur le tiroir-caisse. La partition puérile, inoffensive, de feu Horner fonctionne ainsi à la façon dont le dessinateur-producteur-entrepreneur-empereur utilisa, avec cynisme et succès, les contes continentaux d’autrefois, c’est-à-dire via une entreprise de pasteurisation, un pillage de ripolinage, la volonté révérée de toujours « émerveiller », amuser, rassurer, réconforter. Romancier estimable, à l’humanisme sidéral (Chroniques martiennes) ou dystopique (Fahrenheit 451), Bradbury sert à son tour cette soupe d’entourloupe, son père par procuration, bibliothécaire sexagénaire (et fils de pasteur, amitiés névrosées à Bergman & Haneke), aux bras liés par sa persistante lâcheté, sa rumination de regrets, leitmotiv des citoyens point malsains de la petite ville anonyme, molto écolo (Green Town, diantre), in extremis hissé héros d’attraction(-répulsion) foraine forcément méphistophélique – aux USA, le cinéma sert souvent à ça, à surmonter un trauma, Freud en frétille –, nous fait la leçon, nous rappelle que le « bonheur », dérisoire obsession US, éloigne les démons, allons bon, et amen.


Face à la sensibilité européenne, à sa pédagogie cruelle, les Grimm ou Perrault en professeurs d’horreurs comme il faut, le rouleau compresseur étasunien égalise et adoucit pour les masses, malaxe sa mélasse dégueulasse, ratage d’un autre âge ; à décharge, histoire de ne pas être (trop) inique, précisons le piètre plantage d’un naturalisé britannique (Les Frères Grimm, Terry Gilliam, 2005). De manière caractéristique, anachronique, de nos jours dominés, dans les médias, au ciné, en société, par un politiquement correct abject, une frilosité généralisée, une peur (de tomber malade, de mourir) instrumentalisée, mets ton masque et tais-toi, soumets-toi, ne conteste pas, ne pense pas, n’ose rien, consomme bien, les silhouettes suspectes du nain taquin (Jim mate des danseuses « exotiques » peu toxiques), de la diseuse (de mauvaise aventure) malicieuse, « veuve noire » portée sur les araignées, magnifique et mutique Pam Grier, et des « Bohémiens » de (paternel, paternaliste) bouquin, ne passeraient certes plus, car Disney se retrouverait avec les associations de défense des « minorités » illico collées au cul. Quant aux féministes, elles s’effaroucheraient, fichtre, de l’institutrice narcissique, aussitôt rajeunie, embellie, aveugle aveuglée par sa beauté retrouvée, de la mère (MILF au lit, à caressé pussy) solitaire, esseulée, stupide, adorable (et brune) Diane Ladd, dommage. À vouloir plaire à chacun, on déplaît (ou indiffère) à tout le monde ; à « matérialiser un désir », celui des gosses, des villageois, des artistes, de toi et moi, on se risque au pire, à périr, moralité dédoublée pour âmes damnées, revenus perdus.


Pourtant, tout cela posé, la Foire des ténèbres bénéficie toutefois de quelques atouts pas relous : par exemple une direction de la photographie élégante, évocatrice, due à Stephen H. Burum, bientôt en train de s’encanailler sur le set (et le stupre) mis en abyme de Body Double (Brian De Palma, 1984), ou d’illustrer l’humaine monstruosité de Mary Shelley (La Promise, Frank Roddam, 1985), le tandem à distance du peckinpahesque Jason Robards et du racé Jonathan Pryce (en 1985, en coda édénique et dépressive de Brazil, Gilliam bis, il subira sa lobotomie à lui), ou un carrousel à reculons, moins létal, quoique, que celui du contemporain Sudden Impact (Clint Eastwood, 1983), foire des ténèbres en bord de mer, à base de traumatisée sister, conte d’une fée défaite, Sondra Locke for ever, de tout mon cœur (de cinéphile), qui peignait et flinguait (au lieu de « balancer ») des « porcs » prédestinés, de fête affreuse. Mentionnons en outre un Mirror Maze au verre (humide) à la John Carpenter (Prince des ténèbres, 1987), par conséquent à la Jean Cocteau (Orphée, 1947). En dépit des limites de son script et de sa perspective fautive, La Foire des ténèbres représente en sus, pour le cinéaste Jack Clayton, une victoire à la Pyrrhus. Une vingtaine d’années après Les Chemins de la haute ville (1959) et Les Innocents (1961), le réalisateur retravaille le prix élevé du souhait exaucé, l’enfance en souffrance, sous influence. Cependant, Disney ne s’en remettrait, Ray Bradbury, OK, Henry James, no way, pas d’accident atroce (hors-champ) ni d’infanticide fatal, parmi cet insatisfaisant carnaval. Demeure le style reconnaissable de Clayton, à savoir son regard, ses cadres, son rythme, sa « petite musique » d’observateur empathique et ironique de protagonistes promis à la ruine, y compris leur réussite (provisoire) acquise, Gatsby ne me contredit.


Une fois La Foire des ténèbres fini, on propose une seconde (et apocryphe) « trilogie » (d’activités in fine « déconfinées », ouf). D’abord, filez écouter l’OST de Delerue, fermez les yeux, réinventez le visionnage, faites-vous, à domicile, votre film (musical) à vous. Ensuite, repensez à La Splendeur des Amberson (Orson Welles, 1942), idem cas d’école, de tripatouillage outrage, à partir d’un passé reconstitué, d’une Amérique (nordiste, friquée) saisie au moment de son effacement, mythologie au carré, de fantômes (et fantasmes) reflétés. Enfin, efforcez-vous d’apercevoir, en filigrane de la fable affable et fade, la foire enténébrée, avérée, des vanités, de Hollywood & Disney, fournisseurs industriels de (mauvais) rêves aux allures de cauchemars (à dollars), de douceurs dégoûtantes, de feel good movies effroyables, à vomir. Que ces gens-là s’autorisèrent à croire une seule seconde pouvoir se redresser (se ressusciter) au moyen opportuniste de l’imagerie fantastique, alors à la mode, à destination des mioches, cf. E.T. (Steven Spielberg, 1982) et compagnie, relève de l’arrogance, de l’inconscience, de l’absurdité, de l’insanité. En bonne logique symbolique, indépendamment du talent de leurs « artisans », ils ne récoltèrent que la juste colère, ou l’ennui réputé poli. Si Dark, moins salace que son homonyme Gregory (New Wave Hookers, 1985, aka, ça ne s’invente pas, Le diable par la queue !), succombe à des lasers célestes, son explicite pandémonium en déroute, « l’Adversaire » peut ne pas s’en faire, il continue à faire des affaires, avidité mondialisée, pas uniquement au ciné.


Que vos admirations (et vos détestations) vous portent vers Robert Bresson, moraliste à « modèles », ou Fraser Heston (Le Bazaar de l’épouvante, 1993), transposition, à médiocre réputation, d’un étrange antiquaire, à la Lucifer, imaginé par le stakhanoviste Stephen King, interprété par le « transfuge » (et regretté) Max von Sydow, La Foire des ténèbres, fort et frêle, ni  Blue Velvet (David Lynch, 1986) ni A History of Violence (David Cronenberg, 2005), dytique sarcastique, au sujet du mensonge sucré, à la Norman Rockwell, du discutable American way of life, mérite néanmoins une heure trente de votre vie, de votre envie, quelque part entre parabole pro domo et Halloween (Carpenter, 1978) pour marmots.


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