We Are the Flesh : Carne


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Emiliano Rocha Minter.


Brutal et sentimental, Tenemos la carne (possession et non identification, a contrario de l’intitulé international), fait penser à du Gaspar Noé délocalisé à Mexico, où ne sévit plus le chanteur homo de Luis mais un certain Mariano, ermite lubrique et père pervers. Un beau jour, Fauna & Lucio (surnommé Lucifer par sa sister, Skeletor par l’ogre « romantique ») s’invitent dans son appartement en ruines, au décor de déliquescence calqué sur le cabinet des jumeaux-gynécos de Cronenberg (Faux-semblants, autre conte d’utérus et de triolisme). De la nourriture et un abri, d’accord, il va falloir cependant bosser, les enfants (errants), édifier une grotte en bouts de bois, emballages d’œufs et chatterton à foison. Dans cette caverne molto utérine, très peu platonicienne, quoique, nos trois protagonistes vont pouvoir se livrer à une sorte de cérémonie secrète (offerte for your eyes only, spectateur curieux, aventureux, hustonien ou non) à base de sexe, de mort et plus encore. Petit catalogue des réjouissances : inceste, nécrophilie, vampirisme, anthropophagie, orgie, décapitation, sans omettre une mise au monde (d’adulte, en mode danse contemporaine) en forme de renaissance et un épilogue à l’air libre, au soleil, dans une grande ville, avec parking traversé (par une travesti réveillé) à la manière des Enfers de Francis Huster (remember Demy, pardi). Le réalisateur/producteur/monteur/scénariste, au mitan de ses vingt ans, connaît ses classiques (littéraires, cinématographiques) et ses remerciements au générique de fin s’apparentent à du name dropping particulier, orienté (Żuławski, Bataille, Lautréamont, Musset, Antoine d’Agata, Carlos Reygadas, Sade, Rachmaninov, Alejandro González Iñárritu, Noé, Artaud, liste pas exhaustive).

Tout ceci suffit-il à faire un film, a fortiori réussi ? Bien sûr que non, mon bon, et We Are the Flesh montre très vite ses limites, s’avère assez long malgré sa brièveté (soixante-seize minutes au compteur du lecteur), ne troublera (ou titillera) que les bien-pensants, qui ignorent encore que la vie paraît une porcherie, surtout pour Hitchcock (L’Ombre d’un doute et son oncle initiatique tueur en série) ou Pasolini (cf. le film homonyme ou Salò ou les 120 Journées de Sodome, huis clos sado-maso facho dans le sillage sadien). Un peu trop joli pour être honnête, un peu trop millimétré pour donner à réellement ressentir la folie affichée, le métrage au final plutôt sage (à l’ère numérique, même un pénis en érection, de fellation ou d’éjaculation, semble un simulacre à la Baudrillard, on renvoie vers le viol en réalité augmentée de Irréversible) échoue dans sa volonté (évidente) de provoquer, dans sa dimension cosmogonique (ta sœur en chaleur, empoisonnée, de frangin végétarien), dans son imagerie au bord du formalisme arty. La chair, mon cher, réside ailleurs, au-delà (en deçà ?) d’artifices narratifs (focalisation d’enfermement) et visuels (polarisation + relief) incapables de représenter l’épiderme, d’atteindre la mystique de l’organique (la pornographie, pratiquant un excès de figuration, débouche pareillement sur une forme d’abstraction). Jusqu’à un certain point, We Are the Flesh équivaut à un mauvais rêve coloré, pasteurisé, à un délire diégétique d’insomnie solitaire (à l’instar du plaisir homonyme), à une pièce de théâtre expérimental ressuscitée des années 70, supposées libertaires et dépourvues de tabous (pas d’homosexualité, de coprophagie ni de pédophilie ici, tant pis, on se contentera d’une courte urologie et de sa rime menstruelle, amen).

On se souvient (relisez-moi) de Alucarda, la hija de las tinieblas (1978), de sa Carmilla tequila, matrice apocryphe, parabole appariée, du Sweet Movie (1974) de Dušan Makavejev (graisse substituée au chocolat) ; le cinéaste juvénile rajoute un soupçon de Daniel y Ana (en 2009, Michel Franco forçait un frère et une sœur kidnappés à s’accoupler en étant filmés, fichtre), un zeste de Enter the Void (frérot stellaire fécondant sa sœur d’outre-tombe, diantre), une pincée de Martyrs (hors-champ sectaire, aristocratie encanaillée, présente durant la séance de cannibalisme en climax). Si le film s’achève par un visage christique (de parvenu repu, envapé), aucune transcendance ne l’habite (dans ton origine du monde frontale, picturale), à l’inverse d’une mystérieuse innocence (gamine de danse et de photo dans les affaires de Mariano) et guère d’immanence non plus, hélas. Néanmoins, quand il ne fait pas mumuse avec sa caméra en apesanteur, Rocha Minter s’autorise à nous faire sourire, et la meilleure part de son opus se place dans cet humour quasiment constant, y compris lors d’une scène d’égorgement. Le diable (pas un brin zulawskien) au mezcal (ou au gaz) en blouson doré de boxeur arbore ainsi une hilarité communicative et son immoralisme nihiliste d’orphelin régressif (pourquoi nos mères adorées nous vomissent-elles hors de leur confortable vagin dans ce monde immonde, hein ?) n’impose rien aux agneaux in fine ravis de lui obéir et de le retrouver bien vivant après son trépas drolatique (létale branlette en direct au-dessus de leurs ébats, voilà). La séquence avec le soldat ficelé constitue également un sommet de satire chantée (gueulée), hymne patriotique et martial à trois voix avant de recueillir le sang bouillonnant à la gorge stoïque tranchée.








L’Emiliano pastiche l’eucharistie, sa subversion (terme dévalué, tandis que les Femen accomplissent mieux ou pire, pissent sur les autels ecclésiastiques) s’arrête là, à moins de considérer le bleu, le jaune et le rouge (en sus d’un jeu sur les formats, faux Scope et faux 1.33) en tonalités dominantes d’un drapeau révolutionnaire, ce que nous ne ferons pas, pour les raisons énoncées. We Are the Flesh ne révolutionne rien, ne dit pas grand-chose, ni sur notre corps ni sur notre esprit, sur leurs sombres puissances et leur lumineuse (sinon dangereuse) autarcie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne dispose d’aucun talent, d’aucun engagement (physique, laissons le politique aux habituels objecteurs de conscience drapés dans leur humanisme inoffensif). Par exemple ceux de Noé Hernández, au générique du remarqué Sin nombre, aux faux airs de Jo Prestia, qui se délecte en quadra diabolique (et fabricant d’alcool de contrebande + adepte du troc, du tambour), par exemple ceux de María Evoli, ludique, saphique, hystérique, débutante désarmante qui n’oblitère pas toutefois l’indémodable Isabelle Adjani dans Possession (ou l’amoureuse et gourmande Iwona Petry de Chamanka). En vérité, le défaut majeur de Tenemos la carne tient à son timing, il arrive trop tard, bien après son compatriote précité, bien après notre Bruno Dumont national (naguère Courbet d’humanité nordiste) ou tous ses confrères que l’on fédère sous l’étiquette suspecte de la New French Extremity. Idem pour le sound design travaillé de Javier Umpierrez en ersatz des merveilles sonores d’Alan Splet au temps du Eraserhead de Lynch.

Comme si ERM finissait par s’apercevoir que les fantasmes réalisés pour de vrai, à l’abri d’un avatar du ventre maternel, ça allait cinq minutes, ou une heure quinze, qu’ensuite ça finissait par gaver grave (un clin d’œil au premier effort de Julia Ducournau, possiblement aussi surfait, du moins à la vision de sa bande-annonce), il décide de finir son film (superficiel) à la surface, via un virage esthétique disons à 180°, documentaire urbain en caméra presque « candide ». On se gardera ici de reprendre à notre compte l’opposition simplificatrice entre les Lumière et Méliès, plus stimulante si perçue en dialectique pragmatique, spectaculaire du réel enlacé à la réalité de l’imaginaire, et pourtant quelque chose de la division fondatrice (observable dans d’autres filmographies, notamment au Royaume-Uni et en Italie) appert dans la coda à la saveur de distanciation (Brecht détesterait ce drame de chambre à coucher souvent près de sombrer dans l’embourbement bourgeois). L’horreur, la vraie, la terrible, elle s’épanouit certes dans nos psychés, elle se déploie surtout à la vue et au su de tous, à part les castrés de la cornée, les belles âmes maudissant toutes ces horreurs sur grand ou petit écran, maman. Pour la (re)trouver, inutile de s’enterrer avec une trinité d’acteurs, un directeur de la photographie (Yollótl Alvarado) et une directrice artistique (Manuela García) : va et regarde (tel Elem Klimov) autour de toi, camarade, dans (le désordre) les écoles, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les usines et les entreprises, dans les foyers anxiogènes et les contrées en guerre, à plus forte raison au Mexique, pays statistiquement violent et humainement attachant (le Eisenstein de Greenaway opine).

Alors laissons au jeunot Emiliano la seconde chance d’un deuxième film, puisque tout le monde ne peut pas tourner son Citizen Kane à lui (auquel j’avoue préférer d’ailleurs La Splendeur des Amberson, passons). Inédite en salles hexagonales (tu m’étonnes), la co-production franco-mexicaine commence (vraiment) par conséquent in extremis, en écho au témoignage sarkozyste (dixit l’intéressé) de Pascal Laugier, similaire pétard mouillé (peut-être plus énergique, sincère, certainement pas meilleur) qui en traumatisa plus d’un, les pauvres (je leur conseille de suivre fissa l’itinéraire indiqué supra). La beauté (et l’intégrité) du genre dit horrifique, en tout cas pour moi, ne saurait se confondre avec un symbolisme scolaire, des citations ressassées (pas d’amour, uniquement des preuves, attribué à Cocteau ou Reverdy, impossibilité de regarder en face le soleil, la mort, imputé à La Rochefoucauld retravaillant Héraclite), un surréalisme estampillé sud-américain (un Jodorowsky et au lit). Quand Emiliano Rocha Minter osera se confronter à nos démons familiers, transfrontières, quand il cédera sa lumière léchée contre des ténèbres éclairantes, je reparlerai avec joie de son cinéma. En attendant, vous pouvez vous risquer à son bébé un brin désincarné, pas déplaisant, tout sauf renversant (ou révoltant, suivant la perspective)...

       

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