Le Locataire
Un autoportrait ? Plutôt m’effacer…
Je vis au pays du mépris et de
Florence Parly. Je vis au royaume d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon.
Je vis parmi les films de Luc Besson et de Bruno Dumont. Je vis au milieu
d’humanistes et de terroristes. Je vis des jours et des nuits envahis par les
flics et les indics, les consommateurs et les commentateurs, les belles âmes et
les jeux de dames. Je vis en démocratie semble-t-il et cela devrait suffire à me
faire taire, à m’estimer heureux, à me rendre heureux. Je vis au travail,
vaille que vaille. Je vis loin de la mitraille et à proximité des funérailles.
Je vis dans mes rêves avortés. Je vis dans le décompte du temps minuté. Je vis
face à l’écran bruyant, arrogant, navrant, écœurant. Je vis et j’écris en 2017,
à cheval sur deux siècles. Je vis sans TV ni voiture. Je vis sans cellulaire et
n’en souffre guère. Je vis à côté de livres qui s’empoussièrent, de DVD qui
s’empilent. Je vis au contact de disques tus puis ressuscités en ligne. Je vis
dans ma chair guerrière. Je vis dans mes mots en solo. Je vis pour ne pas
crever, ou alors crever pour vivre, comme disait Klaus Kinski. Je vis cerné par
l’imbécilité. Je vis encerclé de laideur. Je vis circonscrit par la crainte. Je
vis au quotidien malsain, tout sauf serein, puisque l’horizon relève désormais
de l’abstraction, sinon du tombeau. Je vis mais ne vise pas à l’immortalité, à
l’éternité, à la postérité. Je vis à la verticale et six heures à
l’horizontale. Je vis du lundi au vendredi, du samedi au dimanche et je me
débranche le mercredi, je me contrefous des sorties. Je vis le soir, dépourvu
de costard. Je vis à travers des œuvres et je traverse mille vies. Je vis à la
manière d’autrui, tant mieux, tant pis. Je vis au singulier alors que rien, à
part mon ADN, ne me rend unique. Je vis à rebours et sans une once de
nostalgie. Je vis en marchant à contretemps.
Je vis en liberté dans une prison de
verre éphémère. Je vis au présent qui seul existe. Je vis avec mille mort(e)s
et deux ou trois vivant(e)s, voire moins. Je vis pour vivre, tautologie de
modestie. Je vis en pragmatique, en psychotique, en cobaye malade de sa grande
santé à la Nietzsche. Je vis à des années-lumière de Sils-Maria et ne gambade
point tel un mouflon insulaire. Je vis en ennemi du monde et de moi-même. Je
vis ici, je vécus ailleurs. Je vis avec la candeur au cœur et le vice en
esprit. Je vis de mes puissances et malgré mon impuissance. Je vis de
visionnages domestiques et je vais même, rarement, d’accord, au ciné. Je vis de
textes, je laisse les articles aux journalistes. Je vis avec mon point de vue,
qui vaut bien le vôtre et le malmène volontiers. Je vis par opposition, jamais
par soumission. Je vis dans l’indifférence des insoumis jolis et des nantis
impolis. Je vis avec des envies de vomi, de crachat, de peloton d’exécution à
l’encontre de nos maîtres abjects, que nous méritons bien, qui nous
rassemblent, nous ressemblent et nous rassurent jusque dans l’imposture ou la
torture. Je vis en prose à propos d’un art d’occasion, de seconde main, déjà
daté demain. Je vis de cinéma et le déteste suffisamment pour m’y intéresser,
pour en parler avec la planète entière, pour le célébrer au-delà de toutes les
décérébrations et les émotions à la con. Je vis au milieu de ma vie bien peu
dantesque, dans la forêt de la sorcière Blair dont le souvenir me fait sourire.
Je vis vingt-quatre heures dans une série de vingt-quatre images. Je vis dans
un réel fictionnel. Je vis dans la vérité de ma vieillesse hors d’atteinte de
la sagesse. Je vis en ruines radieuses. Je vis dans mon corps et j’y vivrai
jusqu’à ma mort. Je vis sans prévoir, je vois dans le noir. Je vis sans prédire
et je m’enfuis sans prévenir.
Je vis parce qu’il faut payer son
toit de n’importe quoi et de quoi se nourrir en attendant le pire. Je vis droit
et il m’arrive souvent de dévier de mes envies. Je vis sans me soucier du
licenciement à demeure du sieur Harvey Weinstein. Je vis sans m’intéresser à
l’hypocrisie congénitale des médias, pas seulement sur ce coup-là. Je vis au
cœur du capitalisme, de son extension sexuelle hollywoodienne. Je vis à court
terme en appréciant des courts métrages de femmes qui me désarment et me
ravissent. Je vis en comète lente et en désastre patient. Je vis ainsi, pas autrement,
je clive et verrouille mon CV quantique à la Philip K. Dick. Je vis privé
d’inhibitions et cependant peu porté sur l’exhibition. Je vis en transit,
transi et pas en autarcie. Je vis en littéraire crépusculaire. Je vis en
cinéphile indocile. Je vis dans chacune de mes phrases, paysages de mon style,
de mon cerveau, IRM énamourée de poèmes. Je vis dans ton miroir, je viens avec
mes fantômes, apprends à les connaître, à les reconnaître, apprends à te mirer
en moi. Je vis d’eau et de sang, de boue et de firmament. Je vis sur les
réseaux, je file dans le trafic, je me duplique et poursuis à l’identique. Je
vis sous le couvercle du ciel et sous le casque des courants souterrains. Je
vis de musiques et de silences. Je vis de projections, non d’espérance. Je vis
au soleil du Sud dissimulé dans mes veines. Je vis en terre étrangère à la
manière de mes frères étranges. Je vis et je souris. Je vis et je préfère
l’odeur de la sueur à celle des pleurs. Je vis à crédit, je me détruis avec
assurance. Je vis en bougie et en évidence. Je vis au fil des films et des
énigmes. Je vis et je comprends de mieux en mieux l’absurdité. Je vis et je
veux avant tout mettre en valeur la beauté. Je vis, je vivais, je ne vivrai
plus, pour de vrai – et vous ?
Magnifique texte intime et universel à la fois, un souffle et une musicalité intenses ! je pourrais l'imaginer dit par vous, le timbre d'une voix est si singulier, à coeur ou encore par un Denis Lavant ou un Niels Arestrup, deux acteurs que j'ai rencontré au cours de ma vie d'aventurière du pavé artistique parisien.. ou encore un Jean Guidoni qui sait si bien dire des textes sensibles et comme "hantés ", une rencontre inoubliable...même impression pour la lecture de votre texte.
RépondreSupprimerFernando Pessoa : Le livre de l'inquiétude par Denis Lavant
https://www.youtube.com/watch?v=yo6yWXbqCBE
Merci d'avoir su l'apprécier avec votre enthousiaste sensibilité...
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=twYNUGuQw58