The Machine Girl : Un seul bras les tua tous


Yukio Mishima meets Boris Cyrulnik…


Un divertissement sanglant ? Assurément ! Dès l’ouverture presque sépia (intéressant travail désaturé du DP Yasutaka Nagano) à la Guillaume Tell (pomme et couteau) mâtinée de Kids Return (adolescents violents en costards noirs), The Machine Girl délaisse le réalisme et s’enfonce avec délice dans l’excès. Cette histoire de (double) vengeance (ressort ancestral de nos passions, de nos fictions) féminine se visionne avec un sourire constant et complice, car le film ne manque pas d’humour (communicatif, drolatique) ni d’amour (fraternel, maternel). Sans une once de cynisme, dépourvue de paresse, la co-production américano-japonaise (coopération de la Nikkatsu) se savoure (gastronomie rieuse d’un bras muté en tempura géante, d’une boule de riz écrasée, façon James Cagney déclaré Ennemi public, sur la bouche blessée ou captive, de doigts de cuisinier sur canapé cannibale) en film d’action over the top (le DVD paru chez Elephant Films possède même un module intitulé « Action non-stop » qui donne un « accès direct aux scènes d’action » à foison) et, plus discrètement, en drame familial ripoliné (sinon éclaboussé) au gore généreux (et collant, dixit l’actrice principale au cours du court making-of). Avec ses lycéens orphelins de parents suicidés (à cause d’une fausse accusation de meurtre, on ne plaisante pas là-bas avec le sens de l’honneur), avec ses deux couples opposés, miroités (les garagistes versus les yakuzas), avec sa mitrailleuse et sa tronçonneuse impressionnantes, très phalliques, avec sa guillotine volante telle une plante carnivore en métal et son bustier muni de foreuses à faire défaillir Jean-Paul Gaultier (une pensée pour les seins sanglés de Madonna), avec son amputation d’occasion (la marâtre inassouvie, liquidatrice de domestique, fait un croche-patte à son mari sadique et le sabre s’en vient sectionner le bras gauche de la sœurette menottée/martyrisée, olé), avec ses ninjas costumés-colorés à la Bioman (comptons itou un gang endeuillé), avec sa ville fantomatique et sa forêt nuageuse, The Machine Girl ne pouvait naître que sur l’Archipel, au pays disons de Takashi Miike & Sono Sion.



Le/la cinéphile épris(e) d’Asie – ignorez-vous encore que je prise sa filmographie ? – pensera en outre à Chang Cheh (La Rage du tigre aux joutes opératiques, homoérotiques), à Tsui Hark (surtout celui du sombre et flamboyant The Blade), à Shinya Tsukamoto (période Tetsuo plutôt que Gemini), à La Femme scorpion (WIP arty de Shunya Ito qui traumatisa un certain Tarantino), à la série des Baby Cart (identique volcanisme d’hémoglobine) ou des Zatōichi (aveuglement coupant sur une trentaine d’années depuis les sixties, avant la version aimable, cependant guère mémorable, de Kitano tournée en 2003) et même à Cobra, le dessin animé de notre fin d’enfance (bras armé, littéralement, et allure en hommage à Belmondo). Du côté de l’Atlantique ou de la Manche, chacun relèvera des emprunts/clins d’œil à Evil Dead 3 : L’Armée des ténèbres (Ash singe Leatherface), Hellraiser de Clive Barker (acupuncture en mode Mr Bricolage), Planète Terreur (cuisse substituée à l’avant-bras, voilà). Scénariste-réalisateur méconnu (passif apparemment de friponneries en DTV), le prolixe Noboru Iguchi, alors trentenaire rondouillard et hilare, s’amuse et nous amuse (bonne ambiance sur le plateau) mais ne prend personne pour un imbécile, ni dans le film ni devant l’écran (de TV ou de PC). Il aime ses personnages (silhouettes conviendrait mieux, exit la psychologie, bienvenue au comportementalisme), il sait les filmer avec soin, surréalisme rigoureux à la manière nippone, et cela rend The Machine Girl très sympathique, le hisse in fine au-dessus de l’anecdotique. En magicien divin, serein et taquin, il se permettra même de ressusciter l’amie (un brin lesbienne) de l’héroïne (malicieuse Noriko Kijima), pourtant victime d’une lame en plein crâne et d’un viol nécrophile en duo, dans une suite vidéo présente sur le second disque, sobrement baptisée Machine Girl Lite (la timidité de l’Électre en uniforme scolaire, puis « bikini sexy », se teintera d’une scatologie devinée dans les explicites Zombie Ass: Toilet of the Dead et son segment F is for Fart de The ABCs of Death).



The Machine Girl doit beaucoup, voire tout, à un ensemble cohérent et plein d’allant. Signalons ainsi Minase Yashiro (mannequin sportif réellement entiché de basket-ball) dans sa (toute) première fois au cinéma, Asami (Sugiura, au générique de bandes érotiques) en comparse pugnace et Honoka (un passage par le X + un décolleté tentateur) en Violet impitoyable (les messieurs ne déméritent pas, nommons par exemple le débutant Nobuhiro Nishihara en fils assassin de frangin et Yūya Ishikawa en veuf explosif, ou explosé). Yoshihiro Nishimura se chargea des effets spéciaux sur Suicide Club et Noriko’s Dinner Table, devint réalisateur pour Tokyo Gore Police (bande-annonce disponible), Kensuke Sonomura s’occupa des combats de The Warrior’s Way et de trois items de la franchise Resident Evil ; quant à Masaki Suzumura, il dirigea les actions du jeu vidéo Devil May Cry 3 (The Machine Girl adopte le POV du player quand la guerrière militaire dégomme ses cibles masculines). Tout ceci posé (les artistes et les artisans identifiés, remerciés), faisons fi de l’interdiction aux mineurs en Espagne puritaine – et bientôt, qui sait, séparée de la Catalogne, ou l’inverse –, affirmons que le film de Noboru Iguchi ne sombre jamais dans le nauséeux (cérémonieux) ou ne s’enlise dans le régressif (risible). Mieux : il déploie sa propre beauté, celle de l’horreur, mon seigneur (mon saigneur). Dans ses meilleurs moments, The Machine Girl largue les amarres du territoire dit de l’exploitation (encore une catégorie à la con, puisque tout film utilise son matériau jusqu’au trognon et vise sa commercialisation, disait récemment à Marseille un Roger Corman lucide et médaillé, eh ouais) pour s’aventurer dans une abstraction au bord de l’ivresse calligraphique, en écho à Pollock.



Le film radical et sentimental (piano plaintif du compositeur Koh Nakagawa), ludique et mélodramatique – rappelons aux amnésiques que le Grand-Guignol scénique répondait/parodiait le mélodrame du dix-neuvième siècle, lui-même une relecture « impure », à destination de Margot la larmoyante, de la supposée plus noble tragédie antique ou classique – devient un poème plastique populaire, une effervescence d’effusions rougies, jolies, qu’il ne conviendrait pas de réduire à un équivalent mainstream (quoique) des feux d’artifice lactés du blue movie. Le sang, émancipé du sperme, se transforme en peinture murale, en tapisserie scopique (gouttes y compris sur l’objectif), en manifestation (mécanique, artisanale, davantage qu’organique et létale) enivrante d’une force de vie qui jaillit et provoque aussitôt la jubilation (tandis que l’éjaculation filmée s’accompagne de déperdition d’énergie et d’avènement de mélancolie). Les « films d’horreur » les plus valeureux, les plus remarquables et admirables, se situent toujours au final du côté de la survie, de la renaissance, de l’immanence malgré la maladie, la mort assurées (dans la « vraie vie » nervalienne), parfois au prix de l’innocence (cf. la gamine vieillie de L’Exorciste) ou à celui de l’hystérie (remember la coda en camionnette de Massacre à la tronçonneuse). À sa mesure modeste, The Machine Girl, métrage tout sauf automatique et privé de cœur – néanmoins les machines, naturellement à l’image des hommes, issues de leur esprit, leur ressemblent et recèlent un lyrisme particulier, on renvoie vers les titres addictifs de Kraftwerk –, paraphe la belle tendance de résilience au long de son épilogue. Tel Ulysse après avoir dépeuplé tous les prétendants de sa Pénélope qui tricote et attend, Ami (notre amie) se retrouve au terme de sa mission, de son destin et de l’opus (un trio d’ados rescapés des atrocités stroboscopiques et marrantes contemple d’un air énamouré son visage souriant, ensanglanté, les invitant à aller visiter la police).


Va-t-elle se suicider en s’égorgeant, iconisée par un travelling circulaire à 360 degrés en contre-plongée (souvenir inconscient de Carrie White à son bal de promo fatal) ? Iguchi pourrait terminer son film par cette variation du culturel seppuku délocalisé à l’étage supérieur mais, on le disait, il aime Ami et compatit à sa peine, même en riant (notez deux ou trois regards caméra, notamment des tortionnaires en réalité inoffensifs). Soudain, un frémissement surgit dans les branchages : elle se retourne et en raccord axé reprend la pose d’affrontement, nous avisant sans nous voir – la vie, mon petit, s’avère victorieuse (et furieuse) in extremis, comme une déclaration d’humour et d’amour, à la violence émouvante de l’existence, autant qu’au cinéma qui salit, qui réjouit, qui divertit et nous fait oublier (dépasser), en les transposant, en les magnifiant, en les délestant de leur étouffante gravité, les mille et une raisons d’en finir (ou d’occire son prochain), de succomber à la rage qui nous ronge et nous dévorera tous peut-être, avant que la Faucheuse ne se charge de nous étêter avec une égalitaire charité. Même si vous n’appréciez point les petites culottes immaculées aperçues d’en dessous, même si les flots écarlates vous rendent patraque, même si vous ne jurez que par l’auteurisme intégriste (a fortiori franco-français ou européen), ne craignez pas de vous aventurer sur les pas de la fille-machine, de nous accorder crédit, dans l’intégralité de notre subjectivité (sinon, à quoi bon continuer à nous lire ?), au sujet de ce manga live (ou chambara 2.0) imprégné de vampirisme paternel et parfumé de féminisme soft. The Machine Girl pourra vous plaire, et pas seulement un samedi soir. Un « plat qui se mange froid », la vengeance ? Allez, un film affable à consommer sans un gramme de modération.

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