Escamotage : L’Effaceur


Puisque tout doit disparaître, lui, eux, toi, moi, le monde et le cinéma…


En bon littéraire, la « question » de l’adaptation nous indiffère. On la cède à Michel Ciment ou à des gens qui ne peuvent (veulent) comprendre que la littérature et le cinéma ne parlent pas la même langue, ne possèdent pas le même ADN, quand bien même ils dialoguent et s’accouplent, souvent par paresse, rarement pour l’ivresse (du spectateur). S’il existe en ligne au moins deux transpositions (professionnelles) récentes de la nouvelle homonyme de Richard Matheson, la première délocalisée en Nouvelle-Calédonie, la seconde en Bretagne, chacune hélas empêtrée dans l’amateurisme et l’illustratif (Angelo Badalamenti + Joy Division en guise de BO), celle de Guillaume Foresti se caractérise par son infidélité, sa beauté, sa sérénité (malgré une concrétisation difficile, empreinte de « deuil », nous confiait l’auteur). Le cinéaste-lecteur ne conserve que l’idée (la trame méta) principale, disparitions en série retracées en direct par un narrateur in fine lui-même évaporé, ne laissant derrière lui que le carnet de son récit (ou de sa folie). En 1953, Matheson remake Maupassant : Le Horla dédoublé (version objective de mise en abyme dans un asile à la Caligari de 1886 puis subjective de journal intime l’année suivante), déjà relecture du William Wilson de Poe (1839), témoignait d’une présence troublante, envahissante, menaçante, face à laquelle le suicide semblait la seule issue ; Escamotage chronique une absence à la fois triviale et fondamentale. Il s’agit d’un texte bref, réflexif (le romancier non publié survit grâce à la dactylographie), d’une prière (en colère, d’adultère) exaucée à la Jacobs (lisez La Patte de singe, source noire et citée du Simetierre de Stephen King), d’une variation tragique-ironique (d’un tour de magie existentiel) sur le mythe (poncif romantique) de l’écrivain (vraiment) maudit, transformé en ancien combattant aboli (à la Mallarmé, explorateur sans peur de son « inanité sonore »), et importée dans le contexte capitaliste/consumériste de l’Amérique d’après-guerre.


Au temps des polémiques numériques sur le droit d’auteur (loi Hadopi, ici soutien de l’Adami), Foresti refuse la voix off et opte pour la contamination, l’appropriation de l’esprit, plutôt que de la lettre, il remercie avec discrétion Matheson au générique de fin (remarquable lettrage évanescent de celui de début) et métamorphose astucieusement, judicieusement, l’homme de mots en homme de mesures. Architecte fauteur (erreur fondatrice) et fraudeur (aux assurances, avec leur complicité, pot-de-vin inclus), Thomas Richard n’invite pas/plus le Ciel (« Toi ! Maître du monde, régulateur de l’univers. S’il y a quelqu’un pour m’entendre… supprime les choses ! ») à la table rase, il cherche au contraire à camoufler son crime, matérialisé par un pilier gentiment phallique (l’ultime plan surcadrera en écho un obélisque de rond-point à travers un pare-brise), il veut faire disparaître avec son interlocutrice (dissimulée) au téléphone un dossier à charge, il ira le dérober nocturnement dans le bureau de son supérieur, toujours impeccable Alex Descas (découvert naguère par votre serviteur dans Irma Vep, revu via Cette femme-là, unique raison de s’infliger Un flic à la TV). Si les fondations de l’immeuble en construction posent problème, le réel ne cesse de se dérober, de s’éroder, de reposer sur du vide. En visionnant Escamotage en privé (merci à Guillaume Foresti pour sa confiance), on peut penser à L’Homme invisible de James Whale, similaire oxymoron cinématographique sorti en 1933, quand la « banalité du mal » hitlérienne commençait à prendre le pouvoir, à se manifester dans la réalité devenue film d’horreur live. Comment filmer ce qui disparaît ? Comment afficher un effacement ? Foresti retient la leçon de Fritz Lang, architecte avorté réinventé au ciné. Son sien Escamotage se caractérise ainsi par sa géométrie rigoureuse, la nature implacable de ses plans qui capturent l’espace en effet « au cordeau » (voire au niveau), le jeu sérieux sur les perspectives et la profondeur de champ.


L’image s’apparente à une cellule, élément de montage et d’enfermement, le (court) métrage s’appréhende en prison d’horizon. Lorsqu’à la fin Thomas revient sur le chantier rouennais, plus rien n’en subsiste, hors une imposante nasse de nuages (en contrechamp) à l’unisson des cieux eschatologiques et psychiques du paranoïaque/prophétique Take Shelter (le huis clos utérin de l’abri atomique a contrario du néant béant cartographié en accéléré). Moralité médiévale (glaçante et glacée) filmée en HD 4K, 1.85 et Dolby 5.1, marqueurs de modernité technologique, l’opus bénéficie, tel À vif, des apports déterminants de Nicolaos Zafiriou à la direction de la photographie (du gris, de la pluie, tant pis pour le soleil incinéré), de Marc Parazon au son (et à la composition). Il convient également de saluer les interprétations nuancées, incarnées, tendues et intenses de Denis Eyriey & Arnaud Churin (aperçu dans Clean d’Olivier Assayas au côté de la chère Maggie Cheung). Ce bel édifice formel promis à la ruine, travaillé de l’intérieur par une fissure essentielle observable par exemple dans La Chute de la maison Usher, apparenté petit précis de décomposition domestique et mentale (Artaud avouait à son propre sujet « Je souffre d’un effondrement central de l’âme »), secoué par des accès paniques de caméra portée, représente pour notre réalisateur un sommet d’épure, un point de rupture et peut-être de non-retour. Certes, Angel Dust et À vif se lisaient en films de solitude et de finitude, mais le corps résistait encore, mais la sexualité continuait à être expérimentée, figurée, y compris dans une dimension de décès ou de détresse. Davantage radical et spectral (le moment le plus troublant se situe dans une école déserte, père en quête de sa gamine évanouie, abandonnée par une maîtresse « introuvable » et une nounou « injoignable », terreur atavique de fait divers), Escamotage n’accorde aucune chance (spirituelle) à Thomas (notez qu’il porte le prénom d’un saint épris de visibilité, qui lie croyance et immanence) et au spectateur, tous deux condamnés à sortir du cadre, à quitter L’Éternelle histoire (de Karen Blixen, réécrite par Orson en Une histoire immortelle), à hanter (ou pas) les mémoires.


Le cinéma autorise cela, tend naturellement (et mécaniquement) à montrer non pas l’irreprésentable (disons de la Shoah), à donner à voir la mort en véritable réalisatrice de chaque prise, à chaque seconde. Art funéraire avec lequel célébrer la vie, il constitue un miroir des fantômes (on renvoie vers Kiyoshi Kurosawa, surtout celui de Vers l’autre rive) fonctionnant à double sens (les présences-absences de l’écran associées à celles de la salle, du séjour), débouchant sur un évidement définitif, dans ce cas, clé de contact insérée avec plus personne pour la tourner, pour conduire, pour fuir loin de sa condition (in)humaine de mortel, d’individu désocialisé, en sursis (la portière frappe l’oreille à la manière funèbre du tiroir-cercueil de À vif). Le bâtisseur perdra tout au bout des vingt (liminaires, entières, dernières) minutes, tout ce qui compte pour lui, son honnêteté, son métier, sa femme, sa fillette, sa raison, son salut. Si la nouvelle de Matheson, jusqu’à un certain point incertain, métaphorisait Hiroshima, reprenait le motif de la dématérialisation, de la trace (sexuelle, sentimentale, historique, administrative) promise à l’oblitération, le film de Foresti décalque en partie le Joseph K. de Kafka, coupable décrété d’un impitoyable (et drolatique) Procès, innocent inconscient, pékin piégé (spatialement écrasé) dans un univers de paperasse judiciaire et totalitaire. Dieu d’adieu, magicien (d’Oz) démasqué, absurdité déployée, que reste-t-il ? Des objets (Welles s’en méfiait), leur règne, leur survivance de vestiges au sein d’une société de produits, d’une expression (virtuelle) désormais ductile (la touche de suppression du clavier incite au work in progress perpétuel, le support informatique audiovisuel itou), en particulier un globe d’enfant (d’argent, corrige Andrzej Żuławski) et une voiture d’adulte, jouets mythiques d’une époque mythologique, fictive (propension collective vers la fiction) et virale, où le fantastique affole et néanmoins fait « partie du décor », littéralement.


La Présence humaine de Houellebecq (chanteur de doux malheur) se dissout dans le hors-champ, se retranche en coupe franche (hypothèse de l’importance de ce qui gît entre les plans, du « temps réel » épanoui chez Cassavetes, Pialat ou dans le X) et Escamotage s’inscrit aussitôt, à une moindre échelle, dans une lignée d’apocalypses tranquilles, cristallisée au moyen des Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter ou Aftermath : Les Chroniques de l’Après Monde de Christopher Rowley, « documentaires » (abordés sur ce blog) prospectifs et dépressifs nantis d’une fixité pacifiée (« natures mortes » animées, enfin débarrassées des bipèdes), d’une jubilation discrète, secrète, de misanthrope scopique. Au terme de son odyssée solitaire, l’être de papier isolé dans son magasin américain (drugstore francisé où l’on se restaure, où l’on « farfouille dans les rayons d’la mort » avec Ferré) ne finissait même pas son café, ne parvenait plus à écrire le terme en entier, rendu à la blancheur de la page (Les Aventures d’Arthur Gordon Pym s’achevait en rime immaculée). Le fameux « arbitraire du langage » (césure du signifiant et du signifié, pure collure culturelle) subissait à son tour un escamotage, un tour de passe-passe scriptural à lire en creux dans la virginité aveuglée. Son vrai-faux avatar filmé disparaît purement et simplement au/du dernier plan, avec pour seul sillage le métrage, la marque opaque qu’il dépose dans le cœur du spectateur. Ne ratez pas ce grand petit conte de fées sur la fragilité (de l’éthique, du physique, de la physique carrément quantique), l’impermanence, la mauvaise conscience, la magie noire du monde dérobé à l’improviste, en dominos philosophiques assemblés sans une once de pose, de lourdeur, traité en thriller et actuellement projeté en France, auparavant à l’étranger. La réalité, aujourd’hui dupliquée par le narcissisme ripoliné d’Internet, quadrillée par une vidéo-surveillance sécuritaire à tort éprise d’objectivité (cf. la compagne journaliste), s’enfuit, tandis que le regard de Guillaume Foresti ne flanche pas – en lui réside notre victoire défaite, notre preuve suspecte appelée à disparaîtr

     

Commentaires

  1. Bel article, de quoi combler beaucoup de mes lacunes en matière de culture cinématographique, nombre de découvertes à envisager au fil du temps d'analyse proposée par la lecture approfondie d'un tel article ;
    un certain regard sur l'art de l'escamotage dans un film qui fait sens au non-sens :
    "Tu n'as rien vu à Hiroshima". ainsi Alain Resnais le réalisateur donnait et donne toujours à entendre au monde qui fait la sourde oreille et qui ne veut plus rien en voir, la musicalité métaphorique de la langue de Marguerite Donnadieu, nom de plume Duras...

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    1. Et La Lettre volée de Poe, si évidente qu'elle en devient invisible ; Auschwitz & Hiroshima ou le défi du figuratif, des êtres défigurés, presque impossibles à se figurer, "angle mort", en effet, "image manquante", fondatrice, qui entre les doigt, davantage les rétines, nous glisse :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/02/leur-morale-et-la-notre-histoire.html
      Sur MD, à sa machine, à écrie, à filmer, lire aussi :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/05/moderato-cantabile-illusions-perdues.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/11/india-song-le-tombeau-hindou.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/12/nathalie-granger-washing-machine.html

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