Que viva Eisenstein! : Siesta


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Peter Greenaway.


Greenaway ? Pas vraiment ma tasse de thé, malgré mon anglophilie cinéphile, même si le fait d’avoir autrefois filmé la frontal nudity de la belle (et talentueuse) Helen Mirren dans Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant mérite mon respect émoustillé. Picturalisme, théâtralité, arrogance culturelle : les principaux péchés de sa profane trinité se retrouvent dans ce vrai-faux biopic, mais pas seulement, et heureusement. Car l’humour domine dans le portrait irrespectueux, admiratif, documenté, subjectif, s’autorise des instants au bord du poignant, laissant la vénération (voire le militantisme gay) à autrui, aux érudits, aux universitaires, aux étudiants, s’aventurant sur le terrain miné (pour l’exposé) de l’émotion, de la passion, de l’émancipation. La meilleure part d’un film anecdotique et ludique, il convient de l’apprécier dans l’histoire d’amour, très court, disons quelques mois, le temps d’une gestation, entre deux personnages opposés, complémentaires, l’artiste (célibataire) et le professeur (en religions comparées, père marié), chacun enseignant (enseigné) à (par) l’autre les (des) secrets du sexe et des sentiments, puisque la santé, le travail et l’argent, fétiches freudiens supposés provoquer le bonheur, son clown triste les possède déjà. Cela pourrait vite tourner à l’exercice de style stérile et à la mise en abyme de méta patatras, pourtant Greenaway opte pour le corps et l’esprit (dialogues idoines signés d’un contempteur du « texte filmé »), le jeu et le sérieux, la sensualité enlacée à la mortalité (beau boulot du fidèle DP Reinier van Brummelen). Septuagénaire, le Britannique s’avère encore rétif au mélodrame, le désarme presque via un air de menuet, tandis qu’au début un chef d’orchestre de dos (Michael Nyman ?) paraît diriger le célèbre mouvement (d’ouverture du ballet, dit de la danse des chevaliers, utilisé par le tandem Brass/Guccione durant l’orgie sur galère de Caligula, voilà, voilà) prenant, en forme de marche, du Roméo et Juliette de Prokofiev (l’œil et l’oreille associent naturellement une superposition de pure abstraction), sous un écran géant accueillant les images révolutionnaires (double sens) du Maître (Octobre, titre de saison, surtout à l’occasion du centenaire d’une révolution).



Et cependant son cinéma, jusqu’alors assimilable à de l’art plastique (double acception), bien trop préoccupé de formalisme géométrique, d’organique théorique, d’ironie de mépris, se découvre enfin, apprend à respirer, s’incarne un peu, tant mieux (rajoutons que sa formation de peintre explique en partie sa défiance envers la narration). Dans Le Dernier Tango à Paris, chant funèbre arty (relation hétérosexuelle illustrée par un cinéaste homosexuel, de quoi faire s’astiquer les théoriciens du genre), le beurre de Brando envahissait l’intimité rectale de Maria Schneider ; dans Que viva Eisenstein!, de l’huile d’olive participe à une sodomie d’épiphanie, tressée dans la leçon d’Histoire (le Nouveau Monde versus l’Ancien, au creux de son anus, inversement) et achevée par un drapeau, rouge, bien sûr, planté dans le fessier ensanglanté. Pas certain que feu Patrice Chéreau apprécierait, tant la crudité cède à l’élégance, la dépression à l’aisance. L’Eisenstein de Greenaway, fantaisiste et fraternel, ne filme jamais, en dépit des 150 km de pellicule imprimée à rapporter rapidos en Russie soviétique, au risque de se voir confisquer son appartement, malmener sa maman, le camarade Staline (ou son remplaçant Poutine) prisant peu les unions purement masculines (ah, les canons et les marins du Cuirassé Potemkine), pour ne rien dire de la liberté individuelle. On peut certes reprocher au métrage ce hors-champ créatif et sa profusion d’effets (split screens, travellings circulaires, perspectives implosées) tout en les saluant telles des preuves malicieuses et guère gratuites de vitalité, d’énergie, de générosité, pour ainsi dire reflets numérisés en POV distancié du regard d’un ogre fragile, virginal et au final lacrymal (comparez l’effusion de Citizen Kane au jansénisme de La Splendeur des Amberson).



Victoire (russe) à la Pyrrhus, la révélatrice virée touristique au Mexique se termine en nouvel exil (après Hollywood la maboule, aux frais de l’entourage d’Upton Sinclair), en explication (off, par un narrateur laconique) in extremis des coups récurrents (bientôt  prophétiques) données contre un radiateur (pas celui de Lynch dans Eraserhead, quoique). Porté par un beau duo d’acteurs (comédiens d’origine), le blanc Elmer Bäck et le brun Luis Alberti, Que viva Eisenstein! nous narre avec allant et amusement une Brève rencontre à faire rougir David Lean, à ravir (ou non) un Derek Jarman. Il ne s’agit pas d’un film sur l’art, sur le cinéma, sur le Jour des morts (belle scène au musée dédié + une pensée pour feu George Romero et a fortiori pour le Malcolm Lowry de Au-dessous du volcan, pas trop mal trahi par John Huston, son roman en matrice apocryphe et funeste de l’opus résilient et solaire de Peter). Il s’agirait plutôt d’une fugue imaginaire, sincère, à base de biographie, de rêverie, où découvrir les vertus de la sieste (classée crapuleuse, of course), où réveiller au téléphone sa lointaine secrétaire maternelle, où croiser un sonneur de cloche aveugle et sourd, une gosse à l’agonie au cours d’un séisme pour journalistes, une soubrette magnanime et croyante, des mécènes assez obscènes (le Ruskoff se gausse des gauchos américains nantis de résidences secondaires mexicaines), une épouse en pleurs adepte du pardon de raison. Wong Kar-wai vise le lyrisme et l’étirement du temps, la résurrection des sensations, la variation itérative (musicale) de romances colorées, avortées avant que d’être nées ? Greenaway choisit la vitesse, en voiture, au lit, autour du lit, au sommet d’une tour, dans un hôtel traversé latéralement, aux espaces assemblés puis redessinés par l’indiscernable montage (tout le contraire du spectacle superlatif, hyperbolique et symbolique, des « attractions » montées par le vrai Sergueï).



La frontalité scénique de la suite domestique, sorte de palais romain au plancher éclairé à la 2001 l’odyssée de l’espace, aux voiles évanescents (réponse au saphisme chic des Prédateurs), aux colonnes en érection, propice au dépucelage à un âge pas sage (les trente-trois ans du Christ ou d’Alexandre !), s’anime de l’intérieur, s’en va visiter la clarté recueillie, amie, d’un cimetière à la gaieté pacifiée, s’en va prendre un verre à une table de café avec cireur de chaussure prolétaire et rançonneurs de BD inclus. Résumons – à défaut de nous apprendre quelque chose de capital (façon Marx & Engels) à propos de son illustre modèle, sujet, avatar, persona, tout ce qu’il vous plaira, Que viva Eisenstein! (le sobre titre en VO à Guanajuato se contente de localiser la fable) constitue un hommage loin de l’enfantillage et une célébration à des années-lumière de la commémoration. Sans donner envie d’aller illico réévaluer la filmographie de son auteur, il se suit avec plaisir, au prix de longueurs pardonnables (pour les raisons supra), d’un manque de profondeur peut-être imputable à une pudeur indécrottable (ou hautaine, ne s’abaissant pas au déploiement de ce qu’elle considère à tort comme du pathos). Pour une fois, je crois, Peter Greenaway (par ailleurs amateur des Archers, vacciné contre la bien-pensance humaniste) se montre léger, joueur, à la fois adolescent et sage, à l’ombre des tombes (fleuries) et d’une renaissance (féconde, un peu tard, au diable le « septième art »). On s’en souvient ou point, Godard (tout sauf révéré par PG) recadra à Cannes le négligeable Dolan, dialectique polémique du vieux qui fait des films (toujours) jeunes et du jeunot commettant des films de vieux (le muet musicalisé, le format carré anachronique, suprêmes artifices d’une modernité recyclée, amnésique du présent). L’œuvre du jour se situe bel et bien du côté de la vie, de l’envie, d’une jeunesse de perception et d’évocation d’anciens majeurs, pas sans reproches mais pas ligotés par la peur, notre mal contemporain, quotidien, au cinéma et au-delà. Un grand film ? Une réussite sympathique.
                  

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