Une question de vie ou de mort : Un crime dans la tête


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Michael Powell & Emeric Pressburger.


Il semble inutile d’ici revenir sur la genèse (documentée) ou les interprétations (attendues) d’un film politique et poétique, drolatique et mélodramatique ; on se bornera brièvement à rappeler aux amnésiques (historiques, cinéphiliques) le contexte atomique explicite (référence à l’uranium « ludique » liminaire/stellaire), la mémoire des procès staliniens (ou kafkaïens), la réussite d’une entreprise collective (au côté du duo des Archers, citons les noms des acteurs David Niven, Roger Livesey, Marius Goring, Raymond Massey, du compositeur Allan Gray, du costumier Hein Heckroth, du décorateur Alfred Junge, du directeur de la photographie Jack Cardiff, du monteur Reginald Mills), que Kim Hunter s’apprécia aussi dans La Septième Victime (Mark Robson, 1943), Un tramway nommé Désir (Elia Kazan, 1951) ou La Planète des singes (Franklin J. Schaffner, 1968), que Une question de vie ou de mort (1946) retravaille l’immobilisme-onirisme mental-sentimental-territorial de Peter Ibbetson (Henry Hathaway, 1935), annonce ceux de L’Aventure de Madame Muir (Joseph L. Mankiewicz, 1947), Pandora (Albert Lewin, 1951), Je suis vivant ! (Aldo Lado, 1971), Que le spectacle commence (Bob Fosse,1979) et L’Impasse (Brian De Palma, 1993). Peter le poète rencontre via la voix et l’oreille sa June d’opératrice au mois de mai 1945. Comme Icare près du soleil, il chute dans son bombardier en feu (Berlin sous les bombes se réduit à un point rouge sur une carte, à un bout de cigarette rougeoyante, avec sur la bande-son les aboiements du dictateur au bunker). L’œuvre va jouer de ces deux figures géométriques, la ligne et le cercle.


L’observateur même littéraire les retrouve ainsi dans la grande horloge (à la Vincente Minnelli en gare amoureuse) réglée (dépourvue de chiffres) au ciel de la salle d’attente et d’arrivée, dans le toit de celle des registres, percé d’une infinité de puits de lumière circulaires, dans le tracé régulier d’un vélo parallèle à des dunes et à l’océan (des amants), mieux, entre les deux, dans la table (ronde) d’observation (de projection) d’une camera obscura (méta), dans la courbe colorée d’une paupière en train de se fermer, perçue de l’intérieur en point de vue subjectif (surréaliste) de géant de la taille de l’écran (à l’école, l’ourson Colargol nous imposait le dedans de sa bouche couronnée de déchets, afin de nous inciter au brossage de dents), dans un gigantesque amphithéâtre aux allures de stade olympique (d’Olympe, en effet) disproportionné à faire saliver (d’envie) Leni Riefenstahl, et bien évidemment dans l’immense escalier des sommités (du passé) reliant la couleur au noir et blanc et inversement. La linéarité, la circularité, leurs variations de diagonale, d’ovale, s’acoquinent à l’horizontalité de la mer (de la mort, en lexique biblique) et de la table chirurgicale (la neurologie en ersatz de renaissance, en guérison de commotion). Son esprit et son imagination formés (shaped) par la guerre (nous informe le carton défilant du début), le patient évolue dans un domaine atemporel (mais daté, donc) : « Nous parlons dans l’espace, pas dans le temps » prévient justement le « messager céleste » décapité au délicieux accent français, capable d’arrêter (de statufier) un match de ping-pong ou une tocante quand ça lui chante.


Il faudra attendre 1948 (Les Chaussons rouges) et 1950 (La Renarde) pour que le tandem découvre vraiment la profondeur, que la caméra se mette à bouger, emportée par l’élan enivrant et bouleversant d’une danseuse (Moira Shearer for ever) et d’une sauvageonne (Jennifer Jones à jamais), deux personnages tout sauf sages (contrairement à la gentille June, illico convaincue par un baiser salé de rescapé souriant), in fine renversé par un train (la ligne d’Anna Karénine) après un saut dans le vide ou in extremis avalé par un puits (piège agrandi) de mine en compagnie de son animal favori, chasse à l’homme (à la femme) encore plus poignante que la course de Fay Wray (future zoophile blonde platine de King Kong), prisonnière sur l’île sadique d’un prédateur joueur (Les Chasses du comte Zaroff, Ernest B. Schoedsack & Irving Pichel, 1932). Si Colonel Blimp (aka l’explicite The Life and Death of Colonel Blimp, 1943) pratiquait la fresque (la frise) militaire, solidaire (sillage de La Grande Illusion) et identitaire (ce que signifiait être anglais), si Le Narcisse noir (1947) escaladait les montages du désir (Leni, bis) dans une Inde irréelle précédant sa rivale selon Fritz Lang (Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou, 1959), cinéaste-architecte dès Metropolis (1927), si Les Contes d’Hoffmann (1951) et La Bataille du Rio de la Plata (1956) se préoccupaient de frontalité, de calligraphie, de géométrie plane, Le Voyeur (1960, Michael émancipé d’Emeric, épaulé par le très tourmenté Leo Marks) développera les cavités (buccales, vaginales, oculaires) utérines des victimes du diptyque mentionné supra, en les confrontant à la surface impénétrable (tant pis pour le trépied phallique supportant la caméra-couteau) de l’écran et à l’impuissance d’un adulte-enfant traumatisé par les travaux guère moraux de son papa sur la peur filmée (scopophilie mon amie), d’où le fiasco formel, sexuel, relationnel et temporel d’un chef-d’œuvre réflexif préférable au Fellini de Huit et demi, sans compter ses innombrables suiveurs moins évocateurs.


Ponctué de citations littéraires (et mettant rapidement en scène une adaptation martiale du Songe d’une nuit d’été au Shakespeare mal orthographié), Une question de vie ou de mort doit en outre son imagerie en partie à la mythologie antique (l’assistante matriarcale du juge/médecin semble un mélange de Héra et d’une Valkyrie) et à l’hédonisme latin (le juvénile chevrier nu, désormais tabou pédophile, paraît sortir des Bucoliques sinon des Géorgiques de Virgile). Au final, tout se résumerait par conséquent à de la propagande (à destination des Alliés supposés ensuite apaisés) bien tempérée, éclairée (double sens), désexualisée, internationaliste, à une allégorie jolie, souvent inventive, assez sucrée (loin de la cruauté ouatée d’après Andersen), sur l’opposition de la loi (majuscule en option) de l’univers (idem) versus l’amour (pareil) maître sur Terre ? Les remarques qui précèdent orientent A Matter of Life and Death (une question de vie et de mort, alternative associée, plus dédoublée, en VO) vers un rivage différent, le considère à la manière d’un jeu spatial et cérébral, d’une partie d’échec avec la Mort (Ingmar Bergman s’en souviendra onze ans plus tard, littéralement, figurativement, pour Le Septième Sceau), un défi au réalisme (a fortiori britannique, héritier d’une éthique documentaire) du « septième art » et à la séparation des « genres » ou des registres (le fantastique contre le psychologique, le sérieux contre le merveilleux, alliage de métrage déjà repérable dans le davantage évanescent L’Esprit s’amuse de David Lean & Noel Coward, 1945).


On peut certes, en 2017, préférer d’autres facettes des talentueux Archers, mais Une question de vie ou de mort (revu plutôt que réévalué hier) ne rate pas sa cible pour autant, y compris dans sa modestie, dans son poli, dans son happy ending (un salut à l’Autrichien Haneke) venant contredire d’un « Je sais » polysémique (voire maternel, matez-moi la pietà d’hôpital) l’incertitude discrète, ouverte, des régimes d’image (le Ken Russell de Au-delà du réel, plus énergique et psychédélique, peintre des paradis artificiels colorés à la mode 80, fera preuve d’une finesse moindre, succombera à un mysticisme sans doute à présent vieilli). Une larme (de spectateur) à l’unisson des pleurs d’attestation (recueillis dans une rose ranimée) de l’héroïne ? Certainly not, et cependant un divertissement plaisant, intelligent, résistant à l’érosion des regards et à la tendance dominante (contemporaine) d’un cinéma décérébré, artificiel, mercantile, auteuriste et fasciste. Avec ses qualités et ses défauts, le film de Michael Powell & Emeric Pressburger respire encore la liberté, la sincérité, la fidélité (à un idéal esthétique, œcuménique) – cela suffit pour aujourd’hui, oui. 


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