Cursed : We Need to Talk About Kevin


Un pot de confiture ? Plutôt une exemplaire déconfiture…


Personne n’apprécie Cursed, pas même (feu) Wes Craven. Pourtant, malgré des difficultés de production documentées, puisque les inénarrables frères Weinstein faisaient alors « la pluie et le beau temps », le soleil et la pleine lune, ce métrage en effet « maudit » mérite davantage d’attention. Tout d’abord, parler de ratage relève de l’abus de langage : en tant que comédie fantastique, on peut le considérer comme une réussite, y prendre du plaisir, par exemple avec sa moitié, en plein picorage de pop-corn, un samedi soir de divertissement. Le cinéma, surtout celui-là, sert aussi à cela, nous convie à un peu oublier notre mortalité, nos tracas quotidiens, à satisfaire la fibre imaginaire. Il débute de manière significative durant une fête foraine, avec diseuse de bonne aventure funeste à la Jusqu’en enfer. Il se situe ensuite à Hollywood, traditionnel repaire de prédateurs, pas uniquement sexuels. Il place son climax dans un club-musée de cire où croiser Lon Chaney Jr. recouvert de sa pilosité statufiée. Kevin Williamson, scénariste (et producteur) toujours en mode méta mais mineur par rapport à Scream, voulait s’amuser avec un mythe jamais pris au sérieux, en tout cas pas par lui. Quant à la filmographie de Wes Craven, elle sut constamment enlacer la terreur à l’humour, la panique à la dérision, sauf peut-être dans le superbe L’Emprise des ténèbres, à l’ironie politique implicite. Ici, plus de famille dite dysfonctionnelle, plus d’envers du rêve américain devenu « cauchemar climatisé » (un clin d’œil à Henry Miller), plus de passé hanté, de culpabilité partagée, de mauvaise conscience consciente – on sourit souvent à cette histoire d’orphelins en partie lycéen (âgé, grand dadais), de loups-garous relous (voire de louve vénère virusée), in fine résumable à un duel de femelles pour la possession d’un mâle (alpha) falot, idem muni de crocs.


Cursed (2005) s’inscrit dans une riche lignée qui valait bien une collection, apporte sa pierre (ou sa pelle à tarte en argent) à un édifice cinématographique déjà conséquent ; on peut le juger inférieur ou supérieur à d’autres titres, son véritable intérêt (de subjectivité) réside ailleurs. Film mortifère et schizophrène, Cursed enchâsse ainsi trois « malédictions » : celle du despotisme de ses producteurs, celle d’une rencontre (Craven/Williamson) autant féconde que stérile (geôle lucrative de la franchise Scream), celle du cinéma contemporain, a fortiori classé horrifique. Tout se passe comme si la réalisation, élégante et parfois savante, jouait contre un scénario risible et cynique, comme si la saveur réflexive (dédoublée) du récit finissait par envahir le résultat clivé. Quand on réécrit, quand on retourne, quand on remonte (Patrick Lussier en avatar paupérisé de Robert Wise tripatouillant La Splendeur des Amberson), quand on licencie (le légendaire Rick Baker), quand on veut à tout prix, afin de gonfler son portefeuille, obtenir la classement PG-13 au lieu du R, quand on donne dans le recyclage post-moderne, dans la citation exsangue, dans l’enfilage de silhouettes jeunistes et obsolètes, quand on ne se donne même pas la peine de développer la dimension métaphorique de la lycanthropie, à l’occasion d’une homosexualité différenciée (Kevin Williamson ne dissimule pas son « orientation sexuelle »), quand on vise, à défaut du conte de fées, le conte défait, inoffensif, régressif, on obtient l’insipidité souriante et sucrée de Cursed. Un plan-séquence d’hideuse transformation (au miroir féminin) en CGI cristallise l’enjeu de la disparition du corps et donc du réel, telle une réponse arrogante et flagrante à sa mémorable consœur, due au même Baker, du Loup-garou de Londres (par ailleurs itou pochade adolescente-languissante).


Nous voici en plein cinéma simulé, solipsiste, désincarné, vide et vidé de sensations, d’émotion. Contrairement au train fantôme de Tobe Hooper (The Funhouse, relecture mature de la figure émouvante et inquiétante de Frankenstein), cette virée au-dessus et au-dessous de Mulholland Drive (un salut à Lynch) ne possède aucune âme, aucun rythme, aucune surprise, aucun horizon. Williamson ne cherche pas à interroger la créature velue, à incorporer le bestiaire dans la trivialité américaine, sinon sa vulgarité de bonne conscience humanitaire (soirée PETA en perspective), à donner vie à des personnages aussi peu évocateurs et convaincants que leurs interprètes, non, il veut simplement se marrer, quitte à s’accorder à ce qui fait rire Bob & Harvey W. De son côté, Craven parvient à créer des moments remarquables, à parsemer le naufrage adolescent d’instants adultes. La scène d’attaque dans les bois, après un accident de voiture, avec tronc sectionné en écho à Liz Short, celle dans le parking puis dans l’ascenseur, la scène du cauchemar au cou tranché, au geyser sanguinaire, la scène dans les toilettes entre les deux femmes, avec la trace de doigts ensanglantés incrustée dans la porte de séparation, la scène dans le palais des glaces, au duo hétéro/homo molto schizo, le plan sur le visage de la dévoreuse enfin morte, sa forme humaine retrouvée, visage blond troué d’une balle – tout ceci respire l’intelligence du cadre (en Scope), de l’espace, extérieur ou domestique, la beauté de l’horreur, du tragique, de la part d’ombre exposée dans la lumière des projecteurs (beau boulot de Robert McLachlan, directeur de la photographie issu de la TV, en service sur Destination finale et au générique de Willard). Accessoirement, Cursed se découvre en outre à l’instar d’un écrin pour le charme gothique de Christina Ricci, sorte de Barbara Steele du Southland, l’érotisme (SM) européen en moins, certes.


Le doigt d’honneur que lui adresse sa collègue revancharde et bestiale, Kevin Williamson l’offre au spectateur, tant le mépris et la misanthropie occupent largement, avec une bonne dose de narcissisme, la lie, le fond de la bouteille (éventée) méta du cinéma. Wes Craven, pas vraiment innocent (l’innocence n’existe pas à Los Angeles, et guère au-delà), complice de la mascarade, avant et après les diktats de Dimension Films, passa deux ans et demi de sa (relativement) courte vie sur cet OGM indigeste, sur cet ersatz de frissons et de suggestions. Son téléphone s’arrêta de sonner, il se consola par une reprise in extremis du Cri de Munch à la fac, damné du succès, condamné à (ressasser) œuvrer dans un « genre » en dépit de fuites vers les rives du mélodrame (La Musique de mon cœur) ou du thriller (Red Eye). Peut-on rêver à un second Cursed, à un film sincère dans ses intentions, austère dans sa violence, dont le ton narquois ne se confondrait pas (ou plus) avec des galéjades de sale gosse formé au sentimentalisme pasteurisé de l’écran télévisé (vade retro, Dawson) ? Pourquoi pas, à quoi bon ? En l’état, tu dois te contenter, camarade cinéphile, de cette connerie séduisante, de ces inepties au sous-texte assez sinistre emballées dans une forme attirante, de ce néant abouché au firmament, à l’astre des désastres shakespeariens, ellroyesques, lupins et poétiques. La bête de Cursed n’émeut pas, contrairement à Dee Wallace chez Joe Dante (Hurlements, mon enfant), elle brille par sa bêtise, par sa lisseur lyophilisée, presque au point de nous faire apprivoiser la zoophilie homonyme selon Walerian Borowczyk. Avec sa chanson et son coucou sous le signe du Chaperon, avec ses pentacles d’acné, avec une lutte de culbute(s), avec le caméo de talk-show de Scott Baio (vieux de jours vendus heureux), avec sa décapitation de conclusion (et de combustion) à la con, avec sa diégèse ramassée sur un jour et deux nuits, Cursed file vite et s’éternise, disparaît aussitôt visionné.


« Nous sommes tous maudits. Ça s’appelle la vie » : de l’aphorisme existentialiste, lucide, prometteur, d’Ellie/Christina, il ne reste rien, il demeure hélas un film bancal, un whodunit avarié, une fable pour notre temps, qui nous (dé)montre cruellement, voilà sa seule cruauté, ce que peut donner un cinéma qui ne croit plus en soi, un cinéaste à la merci d’un scénariste lui-même sous le joug de béotiens, un pays (une industrie) prompt à spolier le folklore international et à l’adapter à son marché mondialisé, à son esprit petit, à son imagerie de mercenaire – Cursed ou la damnation (démission) de l’imagination, disons.
       

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