Le Christ aveugle : Baptême


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Christopher Murray.


Où se trouve Dieu ? Dans le feu de l’enfance enf(o)uie. Comment aider son prochain ? En lavant les pieds d’une vieillarde invalide. Qui aimer, quand et pourquoi ? Une femme survivante, durant une nuit souriante, parce qu’elle vous apprend à vivre. Pasolini peut reposer en paix, malgré sa mort assez atroce, Christopher Murray ne souhaite pas concurrencer L’Évangile selon saint Matthieu ni même Théorème. Son Michael à lui ne terrassera aucun dragon, ne fomentera aucune révolution, ne visitera – ne « connaîtra », dit la Genèse euphémique, désignée par la diégèse – aucune famille bourgeoise, histoire de révéler ses membres à eux-mêmes via une sexualité « angélique ». Faux road movie touristique et vrai chemin intérieur capturé en extérieur(s), dès l’ouverture en voix off à la limite du méta (« Je vais te raconter une histoire ») et en écho à la mise en abyme narrative du prologue de Fog, Le Christ aveugle ne s’avère pas non plus « métaphysique » ni « hiératique », « daté » ou « world » (conneries critiques en ligne), moins encore esthétisant ou arty (presque pléonasme). Il s’agit d’un film immanent, au présent, à la fois court – quatre-vingt-deux minutes au compteur du lecteur – et plein (juste texture de la lenteur), simple et dense, lumineux et opaque. Michael, il le dira à mi-voix au gardien d’une église, erre (pieds nus) dans un désert (littéral, symbolique), abandonné de Dieu, moqué par les hommes (et les femmes), convaincu non pas d’être élu (mythomanie du messie) mais d’abriter un Christ à demeure, dans son cœur. L’orphelin (de mère refusant l’hospitalisation) éveillé puis fasciné par le brasier (aussi ardent que le buisson biblique, forcément) manifesté dans son obscurité endeuillée, suppliciée (il demanda à l’ami de clouer ses deux mains à un arbre « sec » et solitaire perdu dans la pampa) devient longtemps après un mécanicien guère serein, en dépit des apparences placides.


Lorsqu’il apprend que le Mauricio d’antan vient d’avoir un accident, il quitte aussitôt son père taiseux lui notifiant de ne point revenir. En matière de picaresque dépaysant, le spectateur européen pourra rester sur sa faim, tant ce Chili s’apparente à un no man’s land au bord de la ruine, du terrain vague, de la décharge, du tohu-bohu supposé précéder l’apparition d’Adam. Le paysage liminaire de pierre, de terre, de sable et d’horizon d’abstraction (de déréliction) reviendra au tout dernier plan, panoramique enchaîné sur le chant solo puis à plusieurs du générique, alors que les récits-paraboles se voient nimbés d’une aura sonore ouvertement spirituelle, les morceaux atmosphériques d’Alexander Zekke (compositeur itou sur Apprentice) visant l’épiphanie acoustique. La structure semble itérative et l’argument évanescent, pourtant le charme (du métrage, du personnage) nous désarme et permet à cette co-production franco-chilienne (en compétition à Venise) de captiver dans sa brièveté, sa nudité. Dieu merci (un athée écrit), Le Christ aveugle évite le piège du prosélytisme (du picturalisme), du portrait psychologique, de la prise de position partisane (visez-moi ce lac asséché par les enfoirés des compagnies minières). Murray, trentenaire passé par le documentaire (une campagne politique présidentielle), cède à autrui l’écologie et la sociologie, l’humanisme et le tiers-mondisme. Certes, son film retrace en filigrane la naissance d’un messianisme de hasard, de refus, il aborde la question de la foi, comme un son de clochettes pour combler le vide laissé par le départ de Dieu et de Jésus (figuré dans une scène d’endormissement de fillette). L’essentiel se trouve cependant ailleurs, à l’instar de la vérité selon Fox Mulder, similaire illuminé qui veut croire et ne parvient pas à se défaire du doute.


Dans Le Christ aveugle, fable d’aveuglement et de dessillement, de confrontation des croyances à l’épreuve du réel, une statue de saint s’écrase au sol, un type en béquille ne joue pas les Lazare, un jeune footballeur peut prier pour sa carrière, il ne récoltera qu’une bouteille en verre meurtrissant son dos, stigmate laïque de vieux camé rongé par une angoisse existentielle au creux de sa poitrine. La meilleure part de l’opus se tient dans son rythme serein, dans sa douceur de malheur(s), dans la tendresse de sa résistance (ou l’inverse). Physique davantage que lyrique, ironique et parfois trivial, à défaut d’être contemplatif et convivial, Le Christ aveugle délivre une moralité incarnée, sexualisée, in fine purifiée du passé, quitte à démissionner (de son destin), à se démettre, à fuir le rôle de prophète des innombrables opprimés. Non, Michael ne prendra pas (plus) la parole, non, il n’apportera pas le réconfort et la consolation d’une logorrhée à propos d’au-delà enfin égalitaire (morale du ressentiment, persifle Nietzsche dans sa célèbre Généalogie). L’ultime scène le voit retourner sur ses pas, repartir à nouveau, cette fois-ci en camion, afin de rejoindre l’amante résiliente et sa progéniture aux faux airs de Ronaldo. Dans cette coda à la Candide, l’individu ne cultive plus son jardin, il décide de (re)fonder un foyer, d’appartenir à une famille recomposée, métonymie de l’espèce humaine. Certains reprocheront à Murray sa modestie, sa lucidité, son pragmatisme empreint de réalisme : pas de révélation, pas de miracle, pas de transcendance à la Ordet. Ici, les mort(e)s ne ressuscitent pas, les rencontres (avec des acteurs amateurs remarquables) équivalent à des confessions poignantes (banalité de la violence, de la souffrance, de la vieillesse victorieuse), les pouvoirs à la périphérie en restent à leur business, à leur pré carré, à leur moralisme étriqué (scène du baptême).


Notre Michael (convaincant et professionnel Michael Silva) en Scope doit se contenter de découvrir et de savourer des nourritures terrestres (pas celles de Gide, quoique) douces-amères, la douceur en caractéristique du film lui-même, baigné dans la belle lumière dite naturelle du directeur de la photographie Inti Briones. Tout ceci a priori pouvait verser dans le pensum poseur et l’auteurisme délocalisé ; heureusement, Le Christ aveugle se signale par sa modestie et son absence rassurante de misérabilisme. Sur cette « terre vaine » à la T. S. Eliot, une femme s’offre à l’inconnu (double acception) après un bain purificateur, un brin maternant, une autre danse avec lui dans un bar de nulle part (un salut au Convoi de la peur), un homme déclare que sa jambe abîmée, non guérie, importe peu, qu’il apprécie la présence de son ami, une gamine vient chercher nocturnement notre pèlerin en direction de lui-même, pour qu’il bénisse une lignée en clair-obscur. Pas de Paradis, pas de rédemption, pas de panthéisme à la Terry Malick ou de fraternité empruntée à la publicité. Le monde d’aujourd’hui, ailleurs et ici, continue à mordre, à se morfondre, à brutaliser nos vies et nos envies, nos calmes et nos âmes. Faut-il en faire un drame, s’en aller égorger les exploiteurs, les géniteurs violeurs, convaincre les masses de leur impasse d’imposture religieuse ou économique ? Le Christ aveugle opte pour une voie différente, étroite et stimulante, il accorde même une seconde chance à un tueur à gages sentimental et mental. Le chant final paraît ouvrir vocalement l’individualisme persistant, néanmoins la mosaïque fonctionnait déjà, cartographie lapidaire et implicite, laconique, d’un pays où des mains s’étreignent, où l’on s’écoute et se livre (se délivre) en travellings graciles, en surcadrages discrets, en gros plans de visages-paysages, en somptuosité d’art classé pauvre.

Christopher Murray (le bien prénommé) ne fait pas le malin (le Malin), il filme avec délicatesse et justesse une renaissance, un embrassement de la vie, après l’embrasement de l’infini dans les flammes. Privé de naïveté, riche en beautés, doté d’une linéarité apaisée à la Une histoire vraie de David Lynch, Le Christ aveugle y voit clair, en cinéma et par-delà : si l’on doit expérimenter une quelconque divinité, elle se tient en nous-mêmes, dans la zone la plus généreuse et confiante de notre aride et si souvent désespérante humanité. 
      

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