La Voix des morts : Notes sur le hors-champ sonore


La voix de sa maîtresse et la preuve de sa tristesse…


Au cinéma, la voix off ne constitue pas (uniquement) une option car elle relève de l’identification (d’une femme, d’un homme). Désincarnée de manière littérale, elle paraphe la nature fantomatique (et funéraire) d’un art de l’obscurité tombale (autant que commerciale). Une fois filmé, le corps s’évapore, devient une image, une trace, un souvenir à sans cesse ranimer, réactualiser, raviver en version restaurée ; d’où, en partie, la mélancolie congénitale de la pornographie, présence-absence du plaisir public. La voix subit aussi une métamorphose, elle se dissocie de sa source, elle se sépare de son émetteur, bien au-delà de la parenthèse historique liminaire du muet (ou de son simulacre discutable à la Tabou). Dans la mosaïque filmique, la bande-son et la bande-image dialoguent, se redoublent, se contredisent. Le doublage, bien sûr, souligne l’artifice sonore, permet le cosmopolitisme polyglotte. Il ne représente pourtant qu’un épiphénomène empreint de pragmatisme européen, comprendre franco-italien, les États-Unis préférant les sous-titres et la Russie (communiste) le commentaire enregistré en direct du voice-over épris de « transparence » intonative. En effet (spécial), chaque son et chaque mot semblent émaner d’outre-tombe, flotter dans l’on ne sait quel continuum d’espace et de temps méconnaissable, alchimique et mécanique. Voilà ce qui rapproche Carnival of Souls et Lola (deux items assourdi ou postsynchronisé). Voici ce qui lie Boulevard du crépuscule et Blade Runner (tout au moins loin du director’s cut). À l’intérieur et hors du cinéma (le film, la salle), la voix participe de l’identité, de l’intimité, de la singularité sensuelle (ou caractérielle, cf. les discours de Hitler, histrion psychotique voire pétomane).



Le réalisme supposé « ontologique » (Bazin) du cinéma procède « en réalité » du simple mimétisme (mimesis de la tragédie antique selon Aristote dans sa Poétique), a fortiori dans un réel désormais perçu fictionnel (écart de Baudrillard). Comme chez Sirk, le Mirage de la vie (Imitation of Life en VO) envahit la voix et autorise (à) tous les décalages, les outrages (l’hélium ludique ou les recalés du parlant dans Chantons sous la pluie). Non seulement la voix ne vous appartient pas, s’apparente à une pure coïncidence de sens et de sensations soumise à l’aléatoire de la correspondance ou de la dissonance, mais encore elle passe à la moulinette du mixage, elle trépasse ou se déclasse en élément mineur de la matière acoustique, pris parmi les bruitages, les silences et les notes de musique (dite de source ou extradiégétique). Le contenu, finalement, importe peu, y compris dans les ouvrages de Mankiewicz, Rohmer et Cronenberg, maîtres de la parole et des apparences. Le spectateur (la spectatrice) peut certes s’intéresser à ce qui se dit, s’amuser à percer le double sens de dialogues sexy (pensons à Bacall & Bogie dans Le Grand Sommeil), assembler les informations de la narration – formulons le ciné en jeu formel sérieux davantage qu’en édifiant récit, merci – et néanmoins l’essentiel se situe (toujours) ailleurs, dans la convention de la suspension d’incrédulité, dans l’envie de croire de façon provisoire aux ombres phoniques projetées sur les mille et un écrans de la modernité (se noyer en Narcisse complice à défaut de se faire égorger à l’instar de Shéhérazade). Du reste, la voix équivaut à une projection, à une profération, à une profusion (d’émotions).



David Lynch intime le silenzio à ses succubes au sein du petit théâtre de la cruauté spéculaire déployé dans Mulholland Drive, le vide auriculaire résonne alors avec le « bruit blanc », avec le souffle des trépassés censés s’adresser à nous depuis l’autre côté de l’oreille, si riche en inquiétantes merveilles. La complexe tapisserie auditive de l’univers lynchien donne du relief à sa picturalité, creuse la surface elle-même incertaine. John Merrick possède une voix de fausset ou d’enfant dans un corps d’adulte déformé, trouble au carré. Alors qu’il se tient dans le cadre, quelque chose ne fait pas raccord entre ce que nous voyons et ce que nous entendons. Audible, pour ainsi dire visible (dans Her, l’interlocutrice invisible symbolise le romantisme virtuel du minitel américain-puritain), la voix continue à susciter son insinuant hors-champ, à insuffler un doute existentiel (et peut-être métaphysique) sur le mariage (du Ciel et de l’Enfer, du macrocosme et du microcosme dans le lexique de Blake) de la carpe (l’image) et du lapin (le son). Une différence radicale et rigoureuse de texture(s) et de vitesse(s) sépare (en les rassemblant) les deux expressions. Un arrêt sur image ne recoupe pas point par point un point d’orgue, le ralenti ne duplique pas la tenue d’une note. La caméra s’utilise dans son « être-là » de machine tandis que les cordes vocales (et les poumons) s’expérimentent en tant qu’organes puissants et périssables, fragiles et redoutables (une malédiction verbalise une réalisation, précède son avènement croyant). Le style indirect et le monologue intérieur (la longue coda de Ulysse tel un plan-séquence joycien au féminin de Molly Bloom, les périodes proustiennes leur homologue sensoriel) en littérature préparèrent le terrain de l’intériorité manifestée, localisée (sur la platine synchronisée à la rétine, sur le piano rivé en solo, dans les haut-parleurs, dans le mono, dans la stéréo, dans le Dolby, dans le THX, dans le DTS 5.1).



Le cinéma sonore (pléonasme, même et de surcroît au royaume de Murnau) renforce l’aspiration à base d’inspiration (double acception), maintient notre tête sous le plasma du son (Michel Chion associe Lynch à Françoise Dolto et au liquide amniotique baignant les originelles écoutes utérines). Le pléonasme du cinéma méta rejoint celui du cinéma mental, à la première personne, en voix off. Et la voix ouvre évidemment la voie à la confidence, à la confession, à la confiance ou au mensonge (Sueurs froides démarre par le faux aveu d’une vraie tromperie de mari adultère et d’ami manipulateur). Ceci réunit une trilogie explicite et déceptive : Le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry, Usual Suspects de Bryan Singer et Fight Club de David Fincher. Il suffit cependant d’écouter les commentaires de documentaires (animaliers, historiques) pour se rendre aussitôt compte de la scission essentielle à peine enfouie (ou exhibée par lui) sous la patine du ton empathique, lyrique, docte, érudit, à prétentions objectives, sinon philosophiques (je pense aux pensums de Terrence Malick). Quant aux (trois) témoignages temporels et structurels des Ensorcelés, ils réduisent et retravaillent en mode réflexif une accumulation de points de vue à la Rashōmon pour une parabole sur la création (et un hommage à Val Lewton) substituée à la destruction (le viol et ses variantes sabotent la foi en l’humanité, in fine regagnée sous la pluie d’un portique ensoleillé abritant un nouveau-né). N’oublions pas non plus le ping-pong du champ-contrechamp, exercice dialectique de « spectralité » (Derrida ou pas) discrète. En définitive, la voix off convie à la fois la citation-illustration du Parfum, histoire d’un meurtrier (John Hurt narre la fable d’une grenouille olfactive), l’ironie (individuelle, collective) de Orange mécanique ou Barry Lyndon, la roublardise (paternaliste) de American Beauty, l’onirisme de Apocalypse Now (Martin Sheen doublé par son frère Joe Estevez), l’élégie (chorégraphiée) de L’Impasse.



Il s’agit d’une figure de style et d’une idiosyncrasie au carrefour du contrepoint et de la veillée. Je terminerai volontiers ce petit exposé (plutôt panorama) par La Jetée, en écho à Nuit et Brouillard, similaire réminiscence obsédante et endeuillée (Shoah ne démérite pas, requiert les survivants). Les textes lus de Chris Marker & Jean Cayrol (note reconnaissable de Michel Bouquet) dessinent un discours idéal (comme le paletot de Rimbaud dans Ma Bohème), donnent vie à des morts en sursis ou disparus dans l’oubli. La tentation démiurgique, parler à la place de Dieu, voix off (et pour cause) des Dix Commandements inscrivant sur les tablettes de Moïse une dizaine de règles de vie plus tard relues par le laconique Kieślowski, se dissout devant une architecture futuriste (ou rétro), face un lieu hanté. Regarder un film revient donc à cela : visiter un cimetière (ici de massacre industrialisé), découvrir in extremis que l’on contemple sa propre mort. La voix que l’on poursuivait, que l’on redoutait, celle d’une femme, celle d’un peuple, n’en finit pas d’innerver l’enregistrement du réel factuel et fantasmé, de se soustraire à notre ouïe (sans parler de nos yeux qui ne savent pas voir, ne demandent qu’à s’aveugler). À la fin, il ne reste plus rien, hors la voix, le cinéma, la voix au cinéma et dans la validée vraie vie un message sur répondeur auquel plus personne ne pourra répondre (une pensée pour De Niro au téléphone de Leone dans Il était une fois en Amérique). Idem pour la pop ou l’opéra, sarcophages de Lazare et nasse de sirènes. Forte ou basse, claire ou cassée, de crécelle ou éteinte, la voix, surtout off, nous renvoie toi et moi au grand silence (de Trintignant) du grand sommeil (de Chandler puis Hawks), où entendre l’inouï de l’aboli (bibelot d’inanité mallarméenne). Tu vois ce que je veux dire ? Ne t’en fais pas, tu l’entendras…

Commentaires

  1. La déesse aux cent voix bruyantes
    A du séjour sacré des âmes innocentes
    Percé les ténébreux chemins
    Chénier, Odes, 1794

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    Réponses
    1. Tes pas, enfants de mon silence,
      Saintement, lentement placés,
      Vers le lit de ma vigilance
      Procèdent muets et glacés.

      Personne pure, ombre divine,
      Qu'ils sont doux, tes pas retenus !
      Dieux !... tous les dons que je devine
      Viennent à moi sur ces pieds nus !

      Valéry, voui

      Après les pieds, le babil de la bouche :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/03/babel-decalages-du-doublage.html

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