Le Profond Désir des dieux : There Will Be Blood
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Shōhei
Imamura.
Cette robinsonnade satirique, à la
production et aux proportions épiques, dotée d’un « entracte » au
mitan exactement, amplifie et délocalise La Femme insecte (1963). Il
s’agit à nouveau d’un survival,
presque d’un « film de cannibales », spécialité transalpine par
exemple représentée par le bien (re)nommé Cannibal Holocaust (Deodato,
1980), puisque le capitalisme japonais y dévore des « indigènes »
consanguins et condamnés. S’il se fiche de l’ethnographie, lui préfère la fable
fatale, Imamura s’avère en vérité un élève involontaire de Lévi-Strauss, dont
le pionnier Tristes Tropiques paraît en 1955. Le Profond Désir des dieux (1968) s’occupe donc de cosmogonie, de choc des
cultures, de sexe et d’inceste, de puits à creuser en reflet, en replay, petit exercice à la Sisyphe, de
pénitence ou à l’opposé de puissance. En découvrant ce film de son temps, où le
son d’un avion et une réplique laconique suffisent à faire surgir en filigrane
le conflit au Vietnam, leçon de discrétion et de suggestion non assimilée selon
l’opéra de Coppola (Apocalypse Now, 1979), on se surprend à songer
à la dystopie contemporaine de La Planète des singes (Schaffner,
1968), autre conte de déclin d’une civilisation, idem muni d’un visiteur de malheur, l’astronaute US sidéré, in fine
défait, agenouillé face à son ensablée « statue de la Liberté », à la
place du candide et cynique, sincère et menteur « M. l’ingénieur ».
Dans L’Île
nue (1960), Kaneto Shindō, en mode documentaire et muet, magnifiait les
travaux et les jours, de deuil et d’amour, déjà autour de l’eau qu’il faut,
élément vivant, clivant, déjà au cœur de la chaleur et du labeur de Manon
des sources (Pagnol, 1952), similaire et différencié retour à
l’Antiquité, à la cohésion et à l’hypocrisie chorales, au rythme cyclique, à
une féminité héroïque.
Dans Le Profond Désir des dieux,
Imamura décrit de drolatiques et en définitive tragiques descendants des
Atrides aux prises avec la collectivité, la modernité, certains, malsains ou
mesquins, à l’image des ultimes touristes aériens, en train, parleraient de
progrès. Enchaîné, au propre, au figuré, à son rocher, à son pedigree, à son « péché », à
la fois fraternel et paternel, Nekichi fissa s’enfuit flanqué de sa sœur, (im)possible épouse de nouveau départ esseulé, apaisé, sur une île classée « sacrée ».
Hélas, les natifs de sa terre ne sauraient le(s) laisser faire, le transforment
aussitôt en bouc émissaire de première, à traquer puis massacrer en pleine mer,
sa charmante chamane Uma elle-même triste sirène inversée, attachée, affamée, à
un mât de toile écarlate, en écho à la « pierre rouge » des origines
mythiques. L’homicide imbécile se double d’un pénible parricide, Kametaro
s’alcoolise et participe, promis à imiter, après passage par la capitale, le
Gabin assassin de La Bête humaine (Renoir, 1938), à revoir sur
le rail, un brin à la Ring (Nakata, 1998), le fantôme
bonhomme de sa sœurette « simplette », Toriko culottée, au propre, au
figuré, bis, surtout rejetée,
désirée, idiote so sexy à la
Dostoïevski, disons à la Linda Harrison, Nova sauvageonne excitée par Charlton
Heston, émule au crépuscule de la compatriote Madame Butterfly, pétrifiée pythie by the sea, fixant
et fixée à l’infini, tant pis pour le clan à écraser des « monstrueux »
et maudits Futori. Ici aussi, à l’instar de l’Italie, rizière rime avec amer,
l’exploitation du sol en stéréo de celle des hommes, lucre de sucre supervisé in situ,
via un violeur crevé du cœur au creux
des cuisses lisses de la prêtresse en plongée, en plan-séquence d’offense, Ritsugen,
quelle dégaine.
Si le scarabée obstiné de La
Femme insecte annonçait le scorpion sacrifié, par des enfants ferré, par
des fourmis bouffé, de La Horde sauvage
(Peckinpah, 1969), Le Profond Désir des dieux déploie en mer et sur terre un
organique et symbolique bestiaire, mention spéciale au porc tombé à bâbord, au
requin rappliqué pour le festin, « maltraitance animale » telle(s) celle(s)
du « scandaleux » et précité Cannibal. Ni passéiste ni
rousseauiste, ni moralisateur ni voyeur, le réalisateur/producteur Imamura sait
où il va, on comprend qu’il ne carbure pas au Coca-Cola, on devine que la
cérémonie humide préfigure la femme liquide du conclusif, au titre explicite, De
l’eau tiède sous un pont rouge (2001). L’œuvre fleuve superbement filmée,
impeccablement interprétée, dessine ainsi des individus sous pression, tropisme
nippon, évoque des divinités divisées, souvenir d’aède vétéran et invalide,
réunies à l’horizon, d’Isis & Osiris relit la relation, portraiture un pas
si paradisiaque Japon, au typhon, attention. Comme dans La Femme insecte, on y
retrouve un aéroport, on y assiste à plusieurs morts ; on y apprécie en
plus un tressage de liesse et de détresse, de tendresse et de tristesse, on y
aperçoit une stèle à la Querelle (Fassbinder, 1982), ludique
et phallique, un « écosystème » saccagé, Boorman ne se marre (La
Forêt d’émeraude, 1985), des masques grotesques et un résumé express : « L’île de Kurage
est une île empreinte d’émotion », à l’unisson de la fiction. Moins
brechtien que l’opus précédent, d’une
clarté mélancolique, il constitue un traité inratable, intraitable, insuccès
en salle, de supposée « pensée primitive », de sauvagerie soft, de métissage à dommages. Mis en abyme par le barde à barbe,
le démiurge Imamura nous laisse là, au centre du plan, de l’océan, spectateur
épris, aussi furtif que le coloré esquif, écartelé entre une médiocre immanence
et une caduque transcendance, pas de chance, mon grand (frère, -père), en
Occident ou en Orient.
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