The Deep Blue Sea : Le jour se lève


En finir, se fuir, mentir, ne plus se trahir, coucher avec le diable, renaître, peut-être.


« Beware of passion, Hester » : dans l’Angleterre des années 50, où se suicider constitue un crime, où une épouse doit obtenir le consentement de sa moitié pour divorcer, l’avertissement sévère de la belle-mère austère indique un désir davantage qu’une réalité, car la passion, l’héroïne ne la ressentira pas, ou alors uniquement au sens étymologique de souffrance. Comme chez Carné, elle se suicide puis se souvient dans une chambre fermée à clé ; contrairement à Gabin à main armée, elle utilise le gaz et ne réussit pas à s’endormir du grand sommeil, elle vivra longtemps, (r)assure un « philanthrope » muni d’une piquouse. D’ailleurs, ce geste final, fatal, douzaine de médocs avalés pas même de taille à détraquer un gosse en bonne santé, se déroule au début, et la romance des amants se voit vite visuellement racontée, en plongée calligraphiée, alitée, dénudée, dans la foulée. Le mari, la femme, l’amant, triangle a priori guère excitant, ressassé, bien bourgeois, pas pour moi, ici issu d’une pièce de Terence Rattigan, par ailleurs scénariste du Prince et la Danseuse de Laurence Olivier. Commande des héritiers du dramaturge à l’occasion du centenaire de sa naissance, The Deep Blue Sea permit à Rachel Weisz, en effet irréprochable, à des kilomètres des minables Momie de Stephen Sommers, de se faire récompenser par trois fois. Outre le « révisionniste » Agora, l’actrice apparut dans My Blueberry Nights, ratage de Wong Kar-wai, et cette profonde mer bleue, titre tronqué d’expression idiomatique traduite par l’auteur des sous-titres d’un francophone « entre la peste et le choléra », pourquoi pas, pourrait un peu rimer avec la préciosité du Hongkongais, spécialement celle de In the Mood for Love, Samuel Barber, remember le suicidaire John Merrick de Elephant Man, substitué à Shigeru Umebayashi.



Même conservatisme, même logeuse, même grossissement des sentiments, comme si Madame de La Fayette se réincarnait à Londres, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand on recevait encore des tickets de rationnement, quand on chantait encore à plusieurs dans les pubs, quand on devait se chauffer ou se trucider avec de la monnaie. Que nous montre maintenant, en 2011, le sexagénaire, sporadique et souvent autobiographique Terence Davies ? Disons, en guise de résumé, vingt-quatre heures de la vie d’une femme à sa fenêtre, merci Romy, rescapée ma foi proprette, juste un peu « sonnée », une cigarette la réchauffera. Fille de pasteur, un salut à Bergman et Haneke, Hester Collyer s’emmerde à mourir, à pleurer en silence au bord de la cheminée, à proximité des volumes reliés en cuir, auprès de son William un brin plus âgé qu’elle ; pour information, à peine une dizaine d’années sépare les trois rôles principaux, passons. Bill, type profondément sympathique, malgré sa mère castratrice à la Norma(n) Bates, malgré ses lits jumeaux hors de propos, sait toutefois congédier par procuration, à l’impératif, la gardienne précitée, tandis qu’il vient généreusement s’enquérir de la santé de sa traîtresse. Le Żuławski de Possession peut dormir tranquille, éternellement, Davies signe un film totalement britannique, pudique, un film de classes, pas un film d’extase(s), un Portrait de femme presque à la Henry James plutôt que l’émancipation féministe d’une mal mariée, y compris de son plein gré. Il ne remake pas Brève Rencontre, il ne relit point La Lettre écarlate. Par contre il accompagne au plus près de leurs visages, de leurs états d’âme, trois personnages en quête d’âme sœur, trois êtres heureux-malheureux, vus à travers la vitre troublée de l’écran immanent.



Directeur de la photographie né en Germanie, Florian Hoffmeister dépose ainsi sur chaque plan la patine du temps, pour une œuvre qui parvient à créer son propre espace-temps, à contre-courant de l’hystérie, du bruit et de la vacuité de ce qui se produit/réalise aujourd’hui, pas seulement aux USA, hélas. Avec sa lenteur hypnotique, son intériorité immersive, The Deep Blue Sea n’oublie pas, loin de là, d’animer la capitale passée, du passé, pourtant réduite à un quartier populo reconstitué en studio avec une saveur vintage, avant les métamorphoses des sixties et le cosmopolitisme des eighties, cf. le Stephen Frears de My Beautiful Laundrette ou Sammy et Rosie s’envoient en l’air. Bien entourés par un casting choral, Tom Hiddelston, vu dans Cheval de guerre, abonné aux Avengers, et Simon Russell Beale, croisé dans Skyfall, par ailleurs sommité gay du UK, précisons pour l’écho diégétique, cela et rien de plus, composent avec subtilité, humanité, un aviateur démobilisé-démoralisé, un magistrat magnanime. Après « l’excitation et la peur » suprêmes de la Battle of Britain, que reste-t-il à vivre pour celui qui ne souhaite pas être « imbriqué dans les émotions des autres », qui se moque du cubisme, estimé « Du bric à Braque », préfère Monet, ne supporte pas que la « grande » BCBG, cultivée, le reprenne livret en main à propos de son esprit, alors qu’elle lui doit, d’une certaine manière, d’une manière certaine, la vie, la liberté libérée des bombardements nazis ? Finalement, Freddie, destinataire d’une missive d’outre-tombe lue en voix off durant le générique, trouvée par hasard dans un peignoir, ira à Rio tester des vaisseaux d’essai, sans Hester, puisque chacun s’avère « nocif », Isabelle Juhasz adoucit le « letal » original, pour autrui.



Tant pis pour le « chéri » dos tourné au téléphone chez Mommy, pour l’anniversaire oublié, par lui, pas par le mari, pour l’enfant absent, hypothèse réversible, interrogative, pour les chaussures cirées, à ne pas mettre sur une table, ça porte malheur, paraît-il, Rachel s’en fiche, il restera toujours deux bonnes chansons de Jo Stafford, artiste politisée entendue dans son tube d’appartenance, d’Eddie Fisher, intime de Liz Taylor, père de Carrie relookée par Lucas, un exemplaire offert des Sonnets de Shakespeare, des clubs de golf à vendre afin de payer le loyer, une paire de gants oubliés, à sentir désespérément. « Triste », assurément, The Deep Blue Sea, ouvrage de chambre limpide et lyrique, posé, ouaté, aux faux airs de Spider, se garde de sombrer dans la tragédie, n’en déplaise au juge, « Pas non plus du Sophocle », le corrige douce-amère sa vraie-fausse Emma Bovary à lui. Au cours de son odyssée en accéléré, de sa découverte des choses de la chair, de ce qui donne sens à une existence, la trentenaire déclassée, illico célibataire, reçoit une leçon de sagesse et d’amour de la part de Madame Elton, hébergeuse au mari malade, gisant jouxtant une photo de sa jeunesse – aimer, vraiment, ceci signifie « nettoyer les fesses de l’être aimé », changer ses draps souillés, préserver sa dignité, histoire « d’avancer à deux », le Herbert de Thomas Stuber ne dira pas mieux. Une seconde et dernière nuit passée avec Freddie, Hester pleure, agenouillée, allume le réchaud, se relève, écarte les rideaux et sourit au jour nouveau, elle reproduit et renverse ses gestes inauguraux. Dehors, un landau traverse la rue, le laitier accomplit sa tournée, des marmots amusés se courent après, la vie continue, même si l’ultime plan s’enfonce dans des ruines.



Davies l’imite, reprend et inverse son mouvement de grue ascendant introductif, boucle bouclée d’une femme délivrée, a fortiori d’elle-même, valeureuse d’avoir pris le risque d’aimer, de se dégoûter. Auparavant, un plan-séquence virtuose en travelling arrière cartographiait un métro martial au son de Molly Malone, réminiscence salvatrice pour suicide bis. Freddie Page, naguère impitoyable, violemment cynique, et franc, à présent les larmes aux yeux, valise remplie, remercie Hester, « Pour tout ». Imitons-le envers Terence Davies, pour avoir su démontrer, dans le sillage du tandem Bernstein + Resnais de Mélo, que le théâtre, transposé avec talent au ciné, devient du cinéma, un voyage dans l’espace, le temps, les regards, les trop tard et les audacieux départs. Aussi n’hésitez pas à vous plonger dans cette mer écrite au cordeau, tournée presto, célébrée à raison,  ni passéiste ni compassée, au romantisme désenchanté, lucide, parfois drolatique, discrètement addictif.

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