Taxi Téhéran : Permis de tuer
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jafar
Panahi.
« Tout film mérite d’être
vu » : bien sûr que non, mais celui-ci, oui, car Panahi, dans le
sillage de Lounguine (Taxi Blues) ou Kiarostami (Ten),
qu’il assista, signe un périple politique
et drolatique, une vivace virée méta autant qu’une amusante mise en abyme. Au
cœur de Taxi Téhéran, les caméras règnent, même prises à tort pour un
anti-vol. L’accidenté de la route enregistre ses dernières volontés, l’ancien
voisin visionne sur tablette étasunienne son agression masquée, en couple, la
nièce munie d’un appareil photo japonais immortalise son « tonton chéri »,
l’avocate évoque une mère amenée dans une salle remplie d’écrans de TV. Quand
le réel fait obstacle au « film-réalité » burroughsien du Pouvoir,
les fictions fidèles deviennent en effet indiffusables, accusées de « noircissement »
dès l’école. La morale des images vaut évidemment en Iran, où un cinéaste doit
jouer au taxi driver pour s’exprimer avec habileté, elle pourrait être aussitôt
transposée en Occident, royaume d’autres manipulations, du voile des illusions
capitaliste plutôt qu’islamique, de la décérébration généralisée. Ici, tu peux
quasiment filmer tout ce que tu veux, le mettre illico en ligne, connaître ainsi ton petit quart d’heure de
célébrité à la Andy Warhol. Ici, tu peux te faire du fric avec des mecs en
collants et détourner l’argent public afin de financer ton auteurisme de
chambre à coucher. Là-bas, la paranoïa s’insinue jusque dans les voix, par
exemple celle du flic « cuisinant » l’artiste aveuglé en cellule,
qu’il croit encore entendre aujourd’hui dans le bruit de la rue. Là-bas, la
vidéo-surveillance contrôle la vraie-fausse errance et le quadrillage du quartier
reproduit l’emprise sur les consciences. Dans cette prison solaire, à ciel
ouvert, des habitants pourtant respirent, résistent, jouent le jeu sérieux du « mentir-vrai » à la Aragon, poète du communisme soviétique ensuite lesté de ses désillusions de
bon ton.
Admirateur de Nuri Bilge Ceylan, on
comprend, de Woody Allen, on pardonne, Panahi ne prend personne en traître,
surtout pas le spectateur, qui sait ce qu’il regarde, qui assiste,
littéralement, à une mise en scène en série réalisée avec les moyens du bord, à
bord d’une bagnole conduite par le sourire, l’intelligence, la tension et in extremis la spoliation. Placé sous le
signe du vol, celui de roues d’auto, celui des biens du voisin, celui de la
caméra cependant dépourvue de sa carte mémoire, ouf, Taxi Téhéran nous emmène
parmi un pays privé de liberté(s) mais riche de solidarité, d’ingéniosité,
d’envie de filmer des visages d’hommes et de femmes immédiatement fraternels,
capturés-émancipés dans la proximité du cadrage, dans l’ascétisme des axes. Ce
cinéma de pauvre, de type épié, en liberté littéralement surveillée, se signale
par sa vitalité, sa modestie, son mouvement et son engagement. Notre
réalisateur ne fait pas de la sociologie, il fait du cinéma, et sa belle « dame
aux fleurs » nous en adresse une, rose déposée sur le tableau de bord,
tout près de l’objectif percé à jour par Nasrin Sotoudeh, d’ailleurs
récipiendaire en 2012 du prix Sakharov au côté de son compatriote. Les « amoureux
du cinéma », justement, que peuvent-ils au sein de leur liberté
impuissante, d’impuissants, à part décerner à Berlin un ours en chocolat,
écrire quelques lignes sur ce film aimable et lucide ? Taxi Téhéran ne
cartographie pas la société iranienne, il évolue dans la ville, il propose des
rencontres sur un ton picaresque, il dit humblement, courageusement et
malicieusement, à chaque plan, que le cinéma tient également à ceci, à ce désir
d’écouter à la manière d’un prêtre ou d’un psy, d’accorder à chacune et chacun
un espace-temps de parole, de liberté, de respect, peu importe si l’on ne
croise pas toujours de anges ou si l’on doit se délester de superstitions à
base de poissons.
L’effraction finale, tandis que le
protagoniste ramène aux deux vieilles dames, enfin arrivées à leur source
sacrée, un portefeuille humide, ne sonne pas seulement comme un épilogue
ironique, façon de démontrer qu’à Téhéran aussi, les bonnes intentions pavent
l’enfer, elle paraphe le fil rouge métaphorique du vol, elle établit un rapport
de classes énoncé dès l’entrée, cf. la discussion entre le voleur « à son
compte » et l’institutrice peu portée sur la peine de mort, elle permet en
outre de troquer la voiture collective contre la moto en duo. Via un carton laconique, Panahi explique
pourquoi il ne peut citer aucun de ses précieux collaborateurs, et cependant
nous n’oublierons pas ces êtres anonymes, intimes, comédiens sereins en
représentation, en transit. Vous pourrez rechercher en vain dans le métrage un
relent d’amertume, un dispositif propice au narcissisme, une satisfaction de
position, en conducteur supérieur. Jafar Panahi, bon génie des lieux, apprécie
ses personnages, aime la lumière à travers la vitre et le toit, sait discrètement
témoigner d’une sensualité immanente, presque sudiste. Le trafiquant de DVD hétéroclites
sue et s’improvise en associé, atteint de nanisme et renversant de
débrouillardise ; il comprend immédiatement le procédé, le donne à interpréter,
tandis que l’étudiant cinéphile, dans l’obligation de commettre un court, se
voit invité par le cinéaste au volant à s’aérer, à laisser tomber les films et
les romans d’hier, déjà tournés, déjà écrits, à trouver son sujet hic et nunc, au fil du macadam, le long d’un parcours d’amour,
du ciné, des individualités. Road movie
en train de se dérouler sous nos yeux, work
in progress qui progresse sans accélérations à la con, sans suspense superficiel, Taxi
Téhéran ne aurait se confondre avec un pensum bien-pensant sur la censure, la liberté d’expression, la
classe moyenne iranienne.
Il s’agit, redisons-le, d’un film de
cinéma, pas d’un traité sociétal, d’un exercice complice qui enlace le
documentaire et le récit, parfois au carré, dédoublé, qui se nourrit d’images,
certaines hors-champ, et de ramages, tant à Téhéran ou en Méditerranée, surtout
celle de Pagnol, on aime parler, on ne parle pas pour ne rien dire, on parle
pour éloigner le pire, le malheur de la mort, physique ou symbolique, préférons
les cris perçants de la Persane au silence imposé par le deuil ou les autorités,
pas vrai ? Dans Taxi Téhéran, le pare-brise devient
écran, le panoramique se fait au doigt et à l’œil, s’accomplit avec doigté, l’habitacle
insonorise, les voleurs ressemblent à n’importe qui, un gosse des rues, écumeur
de poubelles, obéit à contrecœur à la jeune réalisatrice contrariée, mariage en
vidéo et billet tombé de la poche transformés par son regard en fable défaite
sur « l’abnégation » pour sa maîtresse invisible, une femme finit
incarcérée, en grève de la faim et de la soif, pour avoir voulu assister à un match de volley. Quelque part entre Cronenberg (Cosmopolis) & Moretti (Journal intime), Jafar Panahi (dé)livre
un ouvrage définitivement libre, libéré de la stupidité, de la vulgarité, de
l’inanité, luxes misérables de notre écosystème et de notre filmographie à
nous, braves petits démocrates tellement émus par son triste sort, voici une
récompense supplémentaire fournie par Darren Aronofsky, récupérée par sa nièce avérée. Tel Krzysztof Kieślowski
à son époque, délaissant volontairement le document, histoire ne plus avoir à
affronter, voire exploiter, les larmes des real
people de Cassavetes, l’auteur
s’entoure d’acteurs amateurs et son « tas de ferraille » ressemble à
une arche accueillante en parfait état de marche, à l’instar des caméras
numériques dissimulées avec l’ostentation d’une lettre volée selon Edgar Allan
Poe. Quant à ses « mercis » francophones, on les lui renvoie au
miroir du cinéma. Prochaine station ? L’horizon !
Jolie manière de prendre bien des détours pour survivre à l'emprisonnement de la censure, merci pour ce beau billet, l'éloge discrète aux multiples détours du coeur, les regards simples sont les plus beaux peut-être...
RépondreSupprimerDifficulté, sinon complexité, de la simplicité...
SupprimerLes détours d'amour du pickpocket métaphysique de Robert Bresson, sa rédemption en prison...
Walk the line, dirait Johnny Cash, donc marche droit, voire va tout droit (vers toi)...