Le Baiser du vampire : Marianne de ma jeunesse
Embrasse-moi, idiot, commandait Kim Novak ; à tes
risques et périls, corrige Sabine.
« Do you know what a vampire
is ? » : oui, merci, cher professeur Zimmer, on commence à bien
connaître les princes des ténèbres, même ceux se déplaçant en plein jour, au
moins par temps gris, et pourtant Le Baiser du vampire parvient à
surprendre, à séduire, à se lire de diverses manières. Le cinéma ne raconte
rien, y compris celui qui paraît le plus narratif ; par contre, il
matérialise des intériorités, il remake des mythes, il témoigne de son époque
de production. En 1963, Don Sharp met en images pour la Hammer un scénario de
John Elder, pseudonyme d’Anthony Hinds, l’une des têtes pensantes et
produisantes du studio. Secondé par Alan Hume à la direction de la
photographie, James Bernard à la musique, James Needs au montage, Bernard
Robinson aux décors et, last but not
least, Molly Arbuthnot aux costumes, l’auteur de Taste of Excitement
(1969) et Bear Island (1979), précédemment abordés par votre serviteur,
dirige un solide casting choral,
citons d’abord les dames puis classons par ordre alphabétique Isobel Black, Vera
Cook, Jennifer Daniel et Jacquie Wallis, Edward de Souza, Clifford Evans, Peter
Madden, Barry Warren et Noel Willman. Pour résumer, Le Baiser du vampire
anticipe à trente-six ans de distance Eyes Wide Shut, et pas uniquement
le temps d’un bal masqué anxiogène, feuilleté en fondus enchaînés, avec lequel
rime le parfait contemporain Judex de Franju, auquel pensera le
Polanski du Bal des vampires (1967), évidemment. Si l’automobile de
l’histoire s’immobilise par manque d’essence, parce que la passagère fait
s’égarer le jeune marié dans une forêt de frissons, le métrage carbure à la
métaphore, à l’allégorie, au sous-texte complexe.
Qu’évoque Le Baiser du vampire, que
dit-il à notre modernité ? Que nous tuons nos enfants guère
reconnaissants, que nous ne connaissons jamais nos aimés, que la sexualité ne
s’apparente pas à un petit jeu sérieux entre amoureux consentants,
enthousiastes, mais à une force maléfique, hypnotique et druidique. Intelligemment,
Hinds s’écarte des « fondateurs » Fisher & Sangster, élargit le
vampirisme à une famille, à une communauté, à une secte lisible tel un
phalanstère sexuel. Ce faisant, il retravaille la dimension sociale inhérente à
la cinématographie britannique et par conséquent à sa société, voire l’inverse,
il transforme le château aristocratique et presque kitsch en espace insulaire
où se livrer à volonté, en petit comité de VRP, à des orgies suggérées par le
final frénétique, aubes blanches vite retroussées sur les cuisses et les
culottes immaculées des disciples du culte occulte, hommes et femmes mélangés,
terrassés dans un présage de suicide sectaire, le corps et le cou recouverts de
chauves-souris very vénères à faire
passer Les Oiseaux de Hitch pour d’inoffensifs volatiles de niche.
Quand le ciné se hausse à un tel niveau de poésie, d’artisanat, de caoutchouc
et de risque-tout, au bord du ridicule, sur le seuil de l’incrédulité, il
mérite d’être exhumé, célébré, regardé de plus près. Dans Le Baiser du vampire, par
ailleurs mélodrame dédoublé, où un père pleure sa fille prestement empalée par
ses soins durant le tétanisant et drolatique prologue, où une mère pleure en
solitaire sa progéniture bien vivante, hélas morte-vivante, Gerald fait une
découverte renversante, insupportable, propre à le rendre fou, bien aidé par
les faux témoignages de l’assemblée conspiratrice : sa femme ne lui appartient
pas, elle ne s’appartient plus, elle appartient désormais au territoire du
désir, dépucelée-possédée par un type qui pourrait avoir l’âge de son paternel.
Au royaume du provincialisme
incestueux, dans une Europe centrale de carte postale salace achetée sous le
manteau, Marianne annonce l’Alice de Nicole Kidman, elle-même avatar délocalisé
de l’Alma de Persona (1966). Ces femmes-ci se confient, nous défient, malheur
aux pauvres mâles à l’écoute de leur insondable et dévastatrice féminité, puits
d’anatomie et matrice-tombeau à base de mots. D’ailleurs, l’épouse ne
s’éparpille pas en palabres, en révélations de « plan cul » avéré ou
imaginaire s’amusant à émasculer le mari, poor
Tommy, ou à émoustiller le spectateur du milieu des années 60 ; elle
crache au visage de sa moitié interloquée, aux prises avec une vampire tout
sourire, in extremis sauvé par le
sang de sa blessure à la Bruce Lee dans lequel il parvient à tracer une croix,
voilà ! La lutte des classes et la guerre des sexes s’accomplissent à
nouveau, avec une vigueur nouvelle et une ampleur de chambre à coucher accolée
au cosmos. Car Herr Zimmer, ivrogne à la mauvaise trogne, invoque le evil pour s’en débarrasser pour
l’éternité, surpris que cela fonctionne, que le pentagramme à la craie,
quelques fioles et deux ou trois incantations à la con parviennent à perforer le
réel du récit de la nuée de chauves-souris supra.
Plus tôt, ému, émouvant, il parlait à son hôte drogué de sa fifille adorée,
partie en ville, lieu par définition de perdition. Autant révolutionnaire que
réactionnaire, la Hammer excellait ainsi à souffler le chaud et le froid du
désarroi, à rendre compte de changements moraux, tribaux, déjà là en 1963,
avant le tsunami mondialisé de 1968, avant la décennie 70 propice à toutes les
expérimentations, les « libérations », les « perversions »
et les répressions.
Le sexe illustré, marchandisé, ne
saurait encore se dresser dans son aveuglante clarté pour Le Baiser du vampire, et
Sharp, filmeur consciencieux, soigné, ne semble pas se douter qu’il manipule de
la dynamite, qu’il cartographie en professionnel impersonnel le « continent
noir » du « deuxième sexe », comme si Sigmund forniquait avec
Simone. Le Baiser du vampire comporte en outre un âtre de cheminée
transformé en couche d’ébats et de trépas, un volet battu par le vent et de
lourdes portes fermées, une chambre au numéro 13, la seule du supposé grand
hôtel occupée par le poivrot salvateur, un nocif concerto pour piano et des
vitraux à la Dario Argento, sans omettre une longue-vue de gourou reclus, un
phallique pilier meurtrier, une robe rouge empruntée à Bette Davis en noir et
blanc dans L’Insoumise, réponse à la robe verte, couleur funeste au
théâtre, de la renégate Tania, remarquez le prénom repris ensuite par Rosalba
Neri dans Lady Frankenstein, similaire et différencié portrait de femme
désirable, désirante, sidérée, sidérante, ni un masque démoniaque échangé
lors de la mise en scène d’une party
sinistre, vaguement asiatique, pas un brin lestée de la mélancolie d’un Blake
Edwards. Le cinéphile curieux y trouvera en supplément(s) un Prussien
d’opérette viennoise à la Max Ophuls, un hôtelier désargenté, apeuré, un
discours raccourci sur la « corruption », duelle acception, la
« maladie » transmise à sa guise, les « fruits exotiques »
à goûter, le choix à faire entre le Paradis promis et l’Enfer sur Terre. Tout
cela, on le voit, baigne dans un romantisme adulte, lucide et tragique,
littéralement à fleur de peau, tant pis pour le pieu inutilisé, gare à la
morsure et au plaisir qu’elle procure. Le Baiser du vampire finit bien,
retour à l’ordre du mariage et à la pureté retrouvée in fine, prière en latin incluse, virginale chemise de nuit fournie.
Et pourtant ce happy ending se situe dans une obscurité de damnés, parmi des arbres noirs, au
milieu d’un no man’s land de
déréliction. Sur le sommet de la montagne et de l’échelle sociétale, les
cadavres des riches lubriques, autarciques, s’empilent, s’entassent, vaincus
par le Diable pour une fois rangé du côté divin, mesquin. Cette victoire à la
Pyrrhus n’illusionne personne et certainement pas le spectateur de 2018, à
peine remis de l’épuisante polémique sur les « porcs »
hollywoodiens : la femme, même mariée, demeure un mystère, une étrangère,
une terre humide et putride, un astre noir qui enfante et captive en démente.
Certaines cinéphiles n’apprécieront pas pareille moralité outrageusement
conservatrice, gentiment misogyne, mais Le Baiser du vampire excède le
constat fantasmatique et les relents de missel – ce grand petit film nous donne
à voir une masculinité angoissée, humiliée, une féminité fatale, doucement
furieuse, une transition physique et psychique en train de s’opérer en direct.
Cinquante-cinq ans plus tard, la problématique politique reste pertinente et le
tableau animé riche de ses puissances cohérentes, de ses beaux niveaux radicaux.
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