Les Nouveaux Mecs : Masculinités multiples et cosmopolites


Images d’hommes, image des hommes, hommes d’image.


Le « divertissement inoffensif » n’existe pas au cinéma et même dans la bonne humeur Les Tontons flingueurs (Lautner, 1963) confronte les générations, le gangstérisme de papa, presque littéral, connaisseur de l’Occupation (la fameuse réplique d’Audiard sur l’audace des connards reformule saint Thomas d’Aquin, d’accord, elle renvoie de surcroît vers une période de non-droit qui laissa des traces parmi l’esprit du scénariste), face à une jeunesse espiègle, éprise de parties autant que de musique concrète. Disons dix ans plus tard, d’après A.D.G., exit Simonin, flanqué de Jean-Marie Poiré, le réalisateur relira et renversera ce schéma dans Quelques messieurs trop tranquilles, invasion hippie en milieu rural. Ventura se fait donc dépasser par Patricia, changement de temps et de mœurs désormais insouciants (la guerre d’Algérie finit l’année précédente). Précis et modeste, le métrage ne se soucie pas de sociologie, Dieu merci, mais il documente néanmoins, à sa manière, la France du début des années 60 et son système de co-production cinématographique, réunion pacifiée, placée sous le signe du sourire, des récents ennemis, Hexagone, Allemagne et Italie. Les films murmurent, dialoguent, s’harmonisent et se contredisent : La Belle Équipe (Duvivier, 1936), The Thing (Carpenter, 1982), Les Incorruptibles (De Palma, 1987) décrivent de façons différentes une identique destruction de groupes masculins, Mission impossible (De Palma, 1996) sacrifiant dès le départ plusieurs membres de l’équipe secrète, afin de laisser libre le chemin au taquin Tom Cruise, rajoutent les langues médisantes. Dans cette trilogie apocryphe, l’individu d’abord intégré finit par s’opposer à la collectivité, par se retrouver tout seul ou en compagnie d’un autre lui-même.



Ici, la misogynie, la xénophobie (et la paranoïa), la Prohibition, l’espionnage fonctionnent comme catalyseurs du malheur, permettent aux trois auteurs majeurs d’exposer la fragilité des amitiés, personnelles et professionnelles, de matérialiser une vision du monde mélancolique et de prendre ses distances cruelles avec des séries matricielles. Pareillement, Le Convoi de la peur (Friedkin, 1977, vrai-faux remake du Salaire homonyme de Clouzot, 1953), Voyage au bout de l’enfer (Cimino, 1978) et Une balle dans la tête (Woo, 1990) proposent des odyssées existentielles avec ou sans retour, la solidarité masculine mise (à mal) à l’épreuve (du feu) du capitalisme pétrolier ou d’une guerre américano-communiste commune. Auparavant, Cassavetes immortalise dans Husbands (1970) des maris démunis, touristes sexuels secoués par la perte d’un des leurs, aussi drolatiques et pathétiques au bar qu’au lit. Il filme avec ivresse une suite d’événements, il filme l’ivresse de l’événement et les événements de l’ivresse, triplement partie prenante, puisque acteur, réalisateur et scénariste, du portrait de groupe (de famille cinéphile) tout sauf machiste ou doloriste. De ce côté de l’Atlantique, Ferreri (La Grande Bouffe, 1973) et Sautet (Vincent, François, Paul… et les autres, 1974), Michel Piccoli en transfuge, sondent une décennie dépressive, à la fois sadienne et bourgeoise. Les femmes quittent les mecs ou les nourrissent à en mourir, adieu à la vie de couple et au plaisir de la chair (la chère règne, bien plus obscène que les fesses rabelaisiennes d’Andréa Ferréol). Le huis clos de banlieue ou de campagne pouvait a priori préserver les mâles rassemblés en petit comité mixte des effets fatidiques du féminisme, tandis que les quinquas en pleine déprime ou fringale létale esquivent la crise économique.



En Corée du Sud, on pratique itou le cinéma choral, viril, cf. la curieuse famille de Monster Boy (Jang Joon-hwan, 2013). En Angleterre, Scum (Clarke, 1979) représente en quelque sorte l’acmé du film incarcéré, le centre de détention pour adolescents très turbulents à visiter en variation (ou avatar) de la prison des adultes. Dans ces deux exemples, la maturité s’acquiert à main armée, le symbolisme ouvertement sexuel des couteaux et des fusils s’accorde à l’apprentissage des codes du milieu (double sens) et à l’enterrement (de ses camarades ou paternels) définitif des affres familières de la puberté. Au Japon, le Kitano de Outrage (2010) et Outrage Beyond (2012) se situe dans une similaire perspective de machisme agrémentée de nihilisme, réponse misanthrope à l’humanisme antagoniste des Sept Samouraïs (1954) de Kurosawa. Avec son sublime Tabou (1999), Ōshima fait imploser de l’intérieur une assemblée masculine très tourmentée par l’arrivée d’un androgyne. En Russie very soviétique, Eisenstein se préoccupait déjà d’homosexualité en milieu fermé, en l’occurrence celui de la marine du Cuirassé Potemkine (1925), dont les grappes de mecs endormis en hamacs et les gros canons phalliques, excentriques, exsudaient un homoérotisme à peine déguisé, n’en déplaise aux autorités hétéros plutôt en attente d’un simple hommage de propagande. Dans la péninsule post-rossellinienne, Les Vitelloni (1953) de Fellini annoncent et rajeunissent les époux du cinéaste de Opening Night, partagent leur oisiveté, leur indécision, leur manque d’horizon, mal de vivre sexué, spleen soumis au poids des responsabilités, pas seulement maritales ou matérialistes. Aux bien nommés États-Unis, La Grande Évasion (Sturges, 1963) puis Les Douze Salopards (Aldrich, 1967) s’approprient le mythique melting pot, le réactualisent et l’historicisent à plusieurs.



Le lecteur (surtout la lectrice) comprend évidemment qu’il ne s’agissait pas de cartographier avec exhaustivité un territoire chronologique, davantage de placer quelques repères mémoriels à propos d’une imagerie guère manichéenne, souvent nuancée, capable de saisir ces hommes (et ces femmes, même au second ou à l’arrière-plan) munis de leurs émotions, contradictions, grandeur, déshonneur, ni « porcs » (hollywoodiens) à dénoncer ni modèles (suédois) à imiter. S’appliquer à suivre des trajectoires viriles démultipliées revient au final à métaphoriser le processus du ciné, art collaboratif et singulier, à situer les thématiques et les problématiques au sein de l’espace polyphonique, à enlacer l’esthétique au politique. Ce cinéma-là donne à voir une image de la masculinité à un moment donné, dans un lieu identifié, hors de l’autarcie et de l’auteurisme, par conséquent une représentation de la Cité (des femmes, felliniennes ou non). Alors que notre modernité s’abreuve de victimisation – le viol, conjugal ou point, la violence, domestique ou en public, les comportements humiliants et les insultes sexistes relèvent de la loi bilatérale, certainement pas du marketing numérique, des balivernes tribales et lobbyistes –, rappelons en outre que deux actrices/réalisatrices, deux femmes devant et derrière la caméra, surent magnifiquement effleurer le mystère du « premier sexe », je pense à Ida Lupino pour The Bigamist (1953) et Christine Pascal pour Le Petit Prince a dit (1992). Au-delà des catégories, conflits, des instrumentalisations de saison, filmer des hommes entre eux (ou des Femmes entre elles, tel Antonioni en 1955) équivaut à questionner la vie dialectique, ludique et tragique, à interroger (par ricochet) la féminité, périphérique ou hors-champ, égal aimant.



Commentaires

  1. http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2018/01/les-limites-du-controle-lempire-de.html

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    Réponses
    1. Jarmusch ne fait pas toujours mouche :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/05/paterson-speed.html
      Sur Burroughs é Bill Lee, lire aussi :
      https://mcronenberg.wordpress.com/2019/04/05/le-territoire-interieur/
      Le terme "control", au sens fort, se rapproche de notre "coercition"...

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