C’est arrivé demain : Edge of Tomorrow


La une et l’infortune, le début et la fin, de la distance et un parfum de France.


Au fidèle Franck Ferreira

Alors à Hollywood, comme Duvivier ou Renoir, successeur de Capra curieusement épris de Lord Dunsany, René Clair réalise a cock and bull story, ainsi que l’affirme le directeur du journal, d’abord incrédule, à son ex-spécialiste de la rubrique nécrologique lui annonçant un braquage opératique, joliment filmé puis assourdi par les applaudissements à travers un hublot de porte, qu’importe. Pas aussi britannique et méta que le film de Michael Winterbottom nanti de ce titre en VO, devenu en français Tournage dans un jardin anglais, It Happened Tomorrow constitue cependant un agréable divertissement innocent, sinon conservateur. Connaître l’avenir, via l’édition du lendemain, aimablement fournie par le fantôme d’un archiviste, cela revient au fond – du fleuve où repêcher sa future mariée – à affronter l’heure précise de son propre décès, à s’y plier d’un air résigné, à s’évanouir devant une pendule fatidique. Avec un tel argument sur le destin, majuscule optionnelle, co-écrit par Dudley Nichols, collaborateur de Ford & Hawks, notre cinéaste doublement exilé des noirceurs contemporaines, l’Occupation troquée contre l’Oncle Sam + un saut dans le passé, au tournant du vingtième siècle, pouvait délivrer une œuvre noire, remplie de terreur préventive, et son métrage très sage évoque parfois, allez savoir pourquoi, la rencontre improbable entre Peter Ibbetson et La Splendeur des Amberson, l’apport du grand directeur de la photographie Eugen Schufftan, ici technical director, en possible explication, je renvoie vers ce beau plan en clair-obscur depuis l’intérieur des locaux médiatiques où le Méphisto d’opérette gentille, voire gérontophile, apparaît soudain derrière la vitre rendue au réverbère de la nuit.


Mais Clair, y compris dans un contexte fantastique, ne cherche pas à faire peur, contrairement à, disons, son compatriote Jacques Tourneur. L’effroi de Dick Powell, croisé dans Les Ensorcelés, le spectateur, a priori contemporain, davantage que son homologue de 1944, l’esprit préoccupé des deux côtés de l’Atlantique par les événements que l’on sait, s’en amuse, s’en divertit, au moins le temps du visionnage, dans une version très recommandable par sa qualité, en dépit de l’avertissement initial de celui qui la mit en ligne. Anyway, It Happened Tomorrow, avec son récit en boucle bouclée au-dessus des années, avec sa vraie-fausse dispute initiale et sa vraie-fausse devineresse illico emballée par le grouillot licencié, augmenté, charme toujours en tant que conte moral. Clair égratigne avec une élégance de transparence, parfaitement fondu dans le moule étasunien, de la United Artists, le journalisme, l’illusionnisme, le capitalisme à cheval, littéral, les forces de l’ordre et surtout du désordre organisé, in fine plié par l’inflexible destinée. Son protagoniste plagiaire finit vite par comprendre qu’il existe mieux à faire sur Terre que de chasser le scoop et la gloriole, que les richesses du cœur valent plus que les gains aux courses (dames non admises, please), que la vraie vie se déroule ici, dans l’instant, ni après ni avant, ou seulement sous la forme d’un rêve éveillé, familial et d’ascension sociale, en coda de duo sous la pluie amie. La jolie Linda Darnell, incendiaire pas encore incendiée, s’habille en mec, se retrouve suspecte de fornication nocturne et séduit par sa modestie, tandis que son oncle, rondouillard Jack Oakie, avatar de Mussolini selon Le Dictateur, joue les seconds rôles avec une énergie folle.


Finalement, l’énergie, la voici libérée dans la dernière partie, préférée d’ailleurs par le réalisateur, rendez-vous non plus à Samarcande mais à l’hôtel St. George. Clair retrouve en partie la vitesse et le jeu avec la mort pareillement démontrés en conclusion de son Entr’acte dada, bis, lui-même clos par une course et un corbillard. Mort-vivant de manchette, sens duel, Larry Stevens cède à d’autres l’héroïsme et la réussite à l’américaine, quand bien même il deviendra, n’en doutons pas, le PDG de sa feuille de chou locale. Local hero tombé de scène, il représente une version adoucie, européanisée, du mythe US, de sa manière de vivre avide de fric, de publicité, de bourgeoisie sexuelle. Cigolini ne signera pas avec Barnum, tant pis pour lui, et un ultime vol de portefeuille confirmera la fausseté autant que la vérité du trépas du héros sympa. La fameuse phrase de John Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valance, à propos de légende western devenue réalité, par conséquent à imprimer, se voit corrigée par avance par le caractère surnaturel de la fable espiègle. Si, cinquante ans plus tard, plus « personne ne croit aux miracles de nos jours », mon amour, donc silence, mon chéri, laisse tomber ton incroyable histoire, ne va pas gâcher la célébration de nos noces d’or avec leur escalier sudiste et leur clone de Shirley Temple, en 2018, C’était demain mérite son exhumation de saison, arrive à point nommé afin de nous rappeler les petites merveilles du carpe diem, un salut aux élèves du cercle poétique de Peter Weir. Que les cinéphiles nationalistes ou chauvins s’échinent à déterminer la nationalité du film, que les exégètes le situent doctement dans l’ensemble du corpus clairesque, assez peu fréquenté, je l’avoue volontiers, par votre serviteur, souvent hélas attristé par les comédies, bien que le romantisme costumé des Grandes Manœuvres ne manque pas de qualités, en tout cas dans mes souvenirs adolescents.

C’est arrivé demain/It Happened Tomorrow se tient bien droit, plaisant et inoffensif, dans notre modernité troublée, presque sans mémoire et, pire, sans horizon, au cinéma et au-delà, voilà. 

         

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